Le statu quo dans le détroit de Taïwan peut-il se maintenir ?

Laurent Amelot, Charles-Emmanuel Detry et Éric Vincent Grillon

Avril 2023 • Note 60 •


Fin décembre 2022, la signature par le président Biden du National Defense Authorization Act a donné lieu à l’envoi par la Chine du nombre record de 71 avions à proximité de Taïwan. Cette loi annuelle relative au budget de l’armée américaine prévoit en effet un soutien, inédit par son ampleur et ses modalités, à la défense de l’île, via des prêts et des subventions à hauteur de dix milliards de dollars sur les cinq prochaines années. Au même moment, Taipei annonçait une augmentation de la durée de son service militaire obligatoire, relevée de quatre mois à un an. Cet épisode a terminé une année de tensions exceptionnelles dans le détroit, dont le point culminant avait été, au mois d’août, la visite de la présidente démocrate de la Chambre des représentants des États-Unis, Nancy Pelosi, dont la Chine avait alors pris prétexte pour organiser des manœuvres militaires sans précédent. Dans ce contexte, il est nécessaire de dresser le bilan de la crise d’août 2022, de l’état dans lequel elle a laissé le fragile statu quo configuré par la Chine, les États-Unis et Taïwan et de la capacité de l’île à faire face, dans un contexte de recomposition stratégique de l’ensemble de l’Asie orientale, à une menace chinoise sans cesse croissante.

La visite de Nancy Pelosi, troisième personnage de l’État américain, à Taipei les 2 et 3 août 2022 a suscité de vives réactions : acte de provocation de la part des États-Unis qui, en apportant à nouveau leur soutien à l’« avant-garde de la démocratie dans le monde chinois », remettent une nouvelle fois en question le récit performatif du Parti communiste sur l’inaliénabilité d’une Chine unique, ou rappel, par le biais d’une manœuvre de para-diplomatie, du cadre et de la puissance du périmètre de la dissuasion américaine à l’heure où deux de leurs principaux rivaux, la Russie et la Chine communiste, les défient ouvertement en Europe comme dans l’Indopacifique ? Quel que soit l’angle d’interprétation adopté, Pékin n’a pas manqué de protester, de condamner et de menacer les États-Unis en opérant différentes manœuvres destinées à élever le coût de ce déplacement, sans toutefois que Nancy Pelosi n’y renonce. Face à cet échec, les autorités chinoises ont rapidement reporté leur mécontentement sur Taïwan au prix de menaces et de sanctions, structurées autour d’intenses activités militaires dans le détroit de Formose entre le 4 et 10 août 2022, dont les signes se sont prolongés a minima jusqu’à la fin du mois d’août 2022.

Si la publication par Pékin, le 10 août 2022, du troisième livre blanc sur Taïwan marque l’amorce d’une désescalade, ce document stratégique de nature très politique redessine les contours de l’action chinoise contre Taïwan dans le cadre d’une « mission historique » destinée « à réaliser l’unification complète de la Chine ». Le recours à la force, comme ultime option face aux velléités séditieuses de l’île rebelle, apparaît dès lors comme un acte de guerre idéologiquement juste, puisque l’objectif est légitime. Les préparatifs ouvertement opérationnels préalables à l’action deviennent, face à l’incertitude liée à la décision, un facteur de crise. Les évènements d’août 2022 s’inscrivent dans cette logique.

Manœuvre opérationnelle et enjeux stratégiques

La crise d’août 2022, qualifiée par certains analystes de « quatrième crise » dans le détroit de Formose depuis 1949, marque le refroidissement singulier d’une relation déjà fraiche entre Pékin et Washington, dont les rencontres entre officiels chinois et américains lors des sommets du G20 (15-16 novembre 2022, Bangkok) et de l’APEC (18-19 novembre 2022, Bali) ont à peine permis le réchauffement ; les entretiens entre Joe Biden et Xi Jinping, en marge du sommet de l’APEC, ayant simplement sauvé les apparences.

Cette montée en tension fut d’une courte durée, mais d’une intensité certaine. Tout l’inverse de la précédente, la troisième, qui se déroula de juillet 1995 à mars 1996. Elle traduit l’affirmation d’une Chine sûre d’elle-même, qui a tiré les leçons de la période 1995-1996 et dont l’appareil militaire s’est significativement renforcé au cours de ces près de vingt-cinq années, au point qu’elle considère comme acquise l’inversion des rapports de force en sa faveur dans le détroit de Formose et questionne la volonté finale de Washington à porter secours à Taipei face à une manœuvre d’ampleur, fondée sur la dissuasion par la masse. Le défi que représentent les capacités navales de l’Armée populaire de libération (APL) à la valeur opérationnelle incertaine peut paraître dès lors accessoire si les questions du nombre et du tonnage priment sur celles du politique et de l’expérience dans l’inconscient des dirigeants américains. C’est à ce niveau que réside les enjeux de cette crise dont la Chine communiste a imposé les termes et le rythme.

Un contexte particulier

Cette crise s’est déroulée dans un contexte bien particulier qui laissait peu de marge pour se transformer en conflit ouvert. Elle marque la volonté de Pékin d’utiliser le prétexte de cette visite de Nancy Pelosi pour tenter d’influer sur les échéances à venir. En effet, au-delà de la guerre en Ukraine, se profilait, en Chine, le XXe congrès du Parti communiste (du 16 au 22 octobre 2022). Xi Jinping y a été confirmé dans ses fonctions de Secrétaire général et consolidé dans ses positions. Ce congrès fut l’occasion de réaffirmer la puissance du Parti et sa détermination à régler à son profit la question de Taïwan, par la force si nécessaire. Aux États-Unis, les élections de mi-mandat (le 8 novembre 2022) n’ont pas vu les Démocrates concéder la défaite cinglante pronostiquée. Ils ont certes perdu la Chambre des Représentants, mais ont conservé leur majorité au Sénat. Ces résultats ne présument nullement de ceux des élections présidentielles de 2024. A Taïwan, les élections locales (le 26 novembre 2022), centrées, comme partout, sur des questions sociales et de politique intérieure, ont vu la défaite du Parti démocrate progressiste (DPP) et la démission de Tsai Ing-Wen de la direction dudit parti. Ce revers n’est pas sans rappeler l’épisode de 2018, mais il n’augure nullement d’un bouleversement à l’occasion des élections présidentielles prévues pour 2024. Malgré sa victoire aux élections locales en 2018, le Kuomintang (KMT) avait perdu lors du scrutin présidentiel de 2020.

Nuages sur les équilibres dans le détroit de Taïwan

Prendre Taïwan répond à un défi stratégique inédit pour Pékin dès lors qu’il s’agit d’opérer une manœuvre coordonnée en trois temps, qui consiste à franchir le détroit puis à prendre une ile à la géographie et à la population hostiles, tout en neutralisant les manœuvres opérationnelles des puissances soutenant Taipei et à retarder, sinon à empêcher, la capacité des États-Unis et de leurs alliés, à déployer des renforts sur le théâtre d’opérations.

Dès lors, si les enjeux autour de Taïwan sont bien identifiés, les enseignements de cette crise demandent un éclairage particulier. En effet, elle marque la volonté renouvelée de Pékin d’imposer un nouveau rapport de force en sa faveur dans le détroit, aux conséquences significatives pour les pays d’Asie de l’Est, ceux littoraux des mers de Chine, mais aussi pour les États-Unis et le reste du monde. A Washington, si le principe de séparation des pouvoirs a parfaitement fonctionné, au grand dam de Pékin, les réactions mesurées face à l’épreuve de force imposée par les Chinois a suscité de l’incertitude sur la crédibilité des États-Unis à vouloir véritablement défendre Taïwan, à l’heure où le cadre géopolitique de l’« ambigüité stratégique » fait débat. A Tokyo, les missiles balistiques chinois tirés dans sa zone économique exclusive et les exercices organisés à proximité de territoires contestés ont suscité de l’anxiété, provoquant une réflexion en profondeur sur la stratégie de défense nationale.

A Taipei, si la logique de dissuasion imposée par les États-Unis à travers son « ambiguïté stratégique » venait à échouer, alors la bataille se produirait fort probablement sur le territoire même de la République de Chine imposant à Taipei de revoir pour partie sa stratégie et sa posture de défense, au regard des leçons de la guerre en Ukraine.

Un statu quo dans le détroit de Taïwan menacé ?

Face à ces perspectives, et au-delà des scénarii de guerre, il convient de s’interroger sur la manière dont la Chine organise sa stratégie des moyens et sur les défis qu’elle doit relever. Par effet de miroir, il s’agira de questionner la manière dont Taïwan réorganise sa stratégie de défense et l’intègre dans celle de ses partenaires régionaux, qui se refusent jusqu’à présent à effectuer des exercices militaires conjoints avec ses forces armées. En filigrane, c’est la question du statu quo dans le détroit de Formose qui est posée et la capacité des États-Unis et du Japon, en association avec Taïwan, de le préserver, et la capacité de la Chine communiste à le remettre en cause…

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Les auteurs de la note

Laurent Amelot est directeur du Programme Indo-Pacifique de l’Institut Thomas More. Diplômé de l’Institut d’Etude des Relations internationales (ILERI) et titulaire d’un Master 2 en sécurité internationale et défense de l’Université Lyon 3 (CLESID) et en géographie-aménagement du territoire de l’Université Paris 4 Sorbonne, il a été rédacteur en chef de la revue Outre-Terre et, en 1997, lauréat du prix Amiral Daveluy. Il est aujourd’hui chargé d’enseignement à l’ILERI et membre du groupe de réflexion Asie21. Après avoir longtemps consacré ses travaux à l’Asie du Sud-est et à l’Asie du Sud principalement, il s’est intéressé ces dernières années à la Chine, à sa politique étrangère et tout particulièrement à la dimension maritime de sa stratégie de puissance 


Charles-Emmanuel Detry est diplômé en relations internationales, en droit international public et en études chinoises. Ancien assistant à l’université Paris-Panthéon-Assas, il est doctorant rattaché au centre Thucydide. Il soutiendra cette année une thèse relative à l’arbitrage qui a opposé la Chine aux Philippines à propos de la mer de Chine méridionale, dans la perspective d’une étude de la contribution des juridictions internationales au règlement des différends interétatiques et plus généralement, du rapport entre le droit et la politique dans les relations internationales  


Eric Vincent Grillon, consultant en géopolitique, est analyste Asie de l’Est pour le centre de recherche AESMA (Paris). Il coopère également avec Amarante Risk Intelligence & Strategic Expertise (branche analyse de risque et IE de la société Amarante International), comme conseiller en stratégie. Ancien officier de l’armée de terre, il a notamment été pendant vingt ans analyste des questions de politique et de défense chinoises. Il a séjourné huit ans en Chine et à Taïwan et est titulaire d’un Master en relations internationales, langue chinoise, de l’Institut National des langues et civilisations orientales (INALCO)