11 avril 2023 • Analyse •
Alors que la présidente taïwanaise Tsai Ing-en a effectué une tournée au Bélize et au Guatemala, force est de reconnaître que l’influence diplomatique de Taipei résiste difficilement à la bataille sourde que lui livre Pékin pour lui refuser toute existence légale sur la scène internationale. Pour autant, le regain d’intérêt que l’île provoque dans plusieurs pays d’Europe centrale et orientale, revenus de leurs relations avec Pékin, mérite attention. Auteur d’une note récente sur le sujet, Laurent Amelot décrypte les enjeux d’un nouvel axe en formation.
Alors que la communauté internationale observe avec un regard interrogatif et inquiet l’évolution géopolitique et stratégique de l’Europe à l’heure où l’invasion russe de l’Ukraine entre dans sa deuxième année, où le Brésil et la Chine, deux acteurs majeurs des BRICS et du « Sud Global », s’insèrent dans les pourparlers de paix et tentent de concurrencer diplomatiquement Occidentaux et Turcs, d’autres dossiers internationaux critiques méritent une attention particulière des Européens.
Parmi ceux-ci, la bataille sourde que Pékin livre à Taipei pour lui refuser toute existence légale sur la scène internationale, qu’illustre la décision du Honduras, le 14 mars 2023, de nouer des relations diplomatiques avec la Chine (faisant tomber à treize le nombre d’États qui reconnaissent Taïwan). Si la diplomatie des infrastructures et son annexe officieuse, la diplomatie de la dette, ont joué un rôle décisif dans ce choix, elles participent d’une stratégie offensive chinoise murement réfléchie qui consiste à pénétrer les derniers pré-carrés diplomatiques de Taïwan afin d’en rétrécir les périmètres à leur partie la plus congrue et à rendre inaudible la parole de Taipei. En Europe, en particulier au sein de l’Europe centrale et orientale, une tendance inverse se dessine, dont la guerre en Ukraine épouse des lignes de tensions similaires, et pose la question des rapports de puissance au sein de ses institutions.
Des capitales d’Europe centrale et orientale qui s’éloignent de Pékin
Le recalibrage doctrinal de la Commission européenne, qualifiant à partir de 2019 la Chine de « partenaire, concurrent stratégique et rival systémique », a sonné le glas de la lune de miel entre les capitales d’Europe centrale et orientale et Pékin, qui s’était accéléré avec leur adhésion à l’« Initiative Ceinture et Route ». L’alignement centre-européen sur les positions de Washington qui découle de ce repositionnement, dans un contexte de rivalité américano-chinoise qui ne cesse de se durcir et dont la technologie est un des ressorts principaux, implique une réévaluation des relations avec Pékin et, par effet de ricochet, avec Taïwan.
La diplomatie des valeurs, adossée à celle des semi-conducteurs, que la diplomatie sanitaire a consolidé lors de la crise pandémique de la Covid-19, devient la pierre angulaire de ce basculement des pays d’Europe centrale et orientale vers Taïwan. La manœuvre géopolitique de ce basculement se construit sur plusieurs échelles.
Géographie des influences
En effet, si les pays-membres du groupe de Visegrad entretiennent des relations historiques avec Taïwan et sont les pivots traditionnels de la politique européenne taïwanaise, les pays Baltes ont développé de manière plus progressive leurs relations avec Taïwan mais, dans le prolongement de la crise sino-lituanienne de 2021, représentent l’avant-garde de l’actuel rapprochement, devenant les moteurs de la coopération politique et économique centre-européenne avec Taipei. A l’inverse, les pays balkaniques, autour de la Grèce, de la Serbie et de ses satellites monténégrin et macédonien, associé à la Hongrie, sont plus hermétiques à l’influence de Taïwan. Ils constituent la colonne vertébrale d’une influence de la Chine qui, à partir d’un axe centre-sud enveloppe l’Union européenne du Sud vers l’Ouest sur son flanc maritime ; la prise de participation par des opérateurs chinois, tels que Cosco, China Communication Construction Company ou China Merchant Ports, dans différents ports européens, dont Thessalonique et Le Pirée, Trieste et Gêne, Marseille, Valence, Le Havre, Anvers, Rotterdam ou Hambourg, participe de cette logique.
Se dessine alors une géographie des influences entre Taïwan et l’État-Parti chinois au sein du Forum 17+1 et de l’Union européenne autour d’un axe Nord-Sud, où Taipei se déploie sur les parties centrale et septentrionale, au plus près de la Russie, dans des pays très proches des États-Unis et très impliqués dans l’Otan, et Pékin, sur les versants centre, méridional et occidental où l’influence russe reste prégnante. Dans cette configuration, la Hongrie se situe à l’intersection de ces deux axes et constitue le point de jonction entre ces différentes dynamiques. En effet, proche politiquement et économiquement de Moscou et de Pékin, elle accueille la plus grande part des investissements taïwanais.
Crise du Forum 17+1 et nouvelles perspectives
Le Forum 17+1, théâtre d’expression de la coopération économique entre la Chine et les pays d’Europe centrale et orientale, devient, à partir de 2021, le cadre d’un affrontement politique. La partie centre-européenne y dénonce les promesses non tenues par Pékin et son instrumentalisation géopolitique et géoéconomique dans le seul but de promouvoir les intérêts de la Chine continentale. La Lituanie s’en retire en 2021 ; ses voisins, la Lettonie et l’Estonie, la suivent en août 2022.
L’avenir de ce Forum est posé. Alors que la République tchèque, la Slovaquie, la Pologne ou la Roumanie multiplient les dénonciations contre les agissements chinois et excluent les entreprises chinoises de leurs marchés stratégiques, Pékin est interrogatif sur la pertinence de provoquer une succession de crises au sein de ce Forum, pièce maîtresse de sa stratégie de pénétration des marchés européens, qu’il veut préserver. Ce dilemme, qui ne l’a toutefois pas empêché de convaincre la Slovénie de renoncer à son projet de bureau de représentation de Taipei en 2022, ouvre des perspectives aux pays d’Europe centrale et orientale, les autorisant à élargir leur marge de manœuvre dans ce Forum et à y contrer les manœuvres chinoises.
Au sein de l’Union européenne, une opportunité leur est offerte de constituer un bloc aux orientations convergentes entre les membres du groupe de Visegrad (hors Hongrie) et les pays Baltes, voire certains pays balkaniques, afin de promouvoir une politique plus proactive avec Taïwan, centrée sur la coopération, en opposition à la stratégie chinoise de mise sous dépendance de l’économie européenne sous l’œil bienveillant de Berlin et le silence de Paris.
Les pays Baltes en pointe
Toutefois, le dossier lituanien peut s’avérer critique sur les plans économique et géopolitique dans la mesure où le rapprochement accéléré entre Taipei et Vilnius, à partir de 2021, fait basculer l’épicentre du rapprochement entre Taïwan et les pays d’Europe centrale et orientale du côté des pays Baltes au détriment de ceux du groupe de Visegrad ; Taïwan envisageant de faire de la Lituanie le pivot industriel de son redéploiement en Europe centrale et orientale. Les membres de ce groupe sont à l’origine de la plupart des initiatives de rapprochement avec Taipei et la Hongrie reste le premier partenaire économique de Taïwan, alors que la Tchéquie aspire à être le point de liaison politique et commercial privilégié avec Taïwan et que la Pologne multiplie les initiatives pour attirer les investisseurs taïwanais.
Aussi, face au risque de concurrence dans la quête d’attractivité économique et politique qui se dessine entre les pays d’Europe centrale et orientale, Taïwan et ses entreprises vont devoir faire montre de diplomatie pour préserver les équilibres et organiser astucieusement leur stratégie d’investissements directs à l’étranger (IDE) en Europe centrale et orientale.