Les tyrannies anciennes et nouvelles

Chantal Delsol, membre de l’Institut, philosophe et membre du Conseil d’orientation de l’Institut Thomas More

19 mai 2023 • Opinion •


Le ministre de l’Intérieur a donné instruction aux préfets d’interdire les rassemblements d’ultra-droite. Chantal Delsol rappelle qu’une démocratie peut punir des actes mais en aucun cas punir des intentions et s’étonne de l’indulgence dont bénéficie l’ultragauche qui s’est, pourtant, illustrée dans les violences de ces derniers mois.


Le ministre de l’Intérieur enlève le droit de manifester à un certain nombre d’organisations dites d’extrême droite. Les mouvements sociaux sont en ce moment nombreux et bruyants. Dans les manifestations de ces derniers mois à la suite de l’annonce de la réforme des retraites, la foule a été compacte, mais les violences, rares. Par ailleurs, c’est plutôt (et même exclusivement) l’extrême gauche qui s’est singularisée dans les quelques épisodes violents – il est raisonnable de classer les activistes des black blocs à gauche plutôt qu’à droite. Alors, à quoi pense le ministre de l’Intérieur ?

La philosophie politique fait depuis toujours cette constatation d’évidence : les gouvernants ont tendance à se trouver constamment en retard d’une panique. Et plus ils sont pusillanimes, plus ils sont en retard. Qu’est-ce que cela signifie ? Les pouvoirs s’en prennent volontiers aux dangers obsolètes, aux vieilles menaces valétudinaires dont il ne reste plus que le nom, plutôt que de s’attaquer aux dangers qui montent, ceux qui menacent vraiment les sociétés, c’est-à-dire les vrais dangers. C’est une sorte de paresse de l’esprit et une veulerie du cœur. L’Anglais Chesterton avait développé cela avec son habituelle drôlerie. Il disait que les gouvernants vraiment courageux sont ceux qui s’attaquent aux tyrannies jeunes comme le matin et aux superstitions fraîches comme les premières fleurs ; car ce n’est pas du courage que de s’en prendre aux choses dépassées, pas plus que ce ne serait de provoquer sa grand-mère. Notre ministre de l’Intérieur est en train de provoquer sa grand-mère inoffensive. Mais pourquoi les pouvoirs succombent-ils si facilement à une erreur qui peut s’avérer si lourde pour l’avenir – car pendant ce temps, les vrais dangers courent les rues aussi tranquilles que des fantômes ? Il faut comprendre que la grand-mère de Chesterton fait moins peur à un pouvoir qui veut punir, s’il est couard et pusillanime. Un ministre de l’Intérieur ne risquera pas la mise en cause à punir par exemple une poignée de mussoliniens retardataires, dont tout le monde ignore même l’existence. En revanche, il risque de s’arracher les cheveux et de passer par toutes les menaces à punir les fréristes, qui, non satisfaits de légitimer les assassinats à tout va, se donnent pour l’avenir proche un programme d’hécatombes encore bien plus fourni.

Bien sûr il n’y a pas, dans cette mesure sidérante prise par le gouvernement, seulement cette loi de la peur et de la recherche de la facilité. Car cette loi immémoriale de la lâcheté politique converge aujourd’hui avec une autre loi, contemporaine celle-ci : l’extrême droite est le Mal par excellence, l’extrême gauche mérite toujours l’indulgence (parce que ses intentions au moins sont bonnes), et quand aux extrémismes allogènes (l’islamisme), on ne peut que les plaindre puisqu’ils terrorisent par contrecoup de la colonisation. La Shoah mène, et c’est heureux, à Nuremberg, le Goulag mène à quelques silences et rodomontades, les crimes terroristes accomplis et revendiqués par une partie de l’islam sont traités à peu près comme un risque d’orage ou de tremblement de terre, dépouillés de responsabilité humaine, parce que les vrais coupables sont innocents par nature. Nous avons eu longtemps, et au pouvoir, un parti communiste financé par le pays des goulags. Quand il y a du désordre, le pouvoir a donc tendance, de façon naturelle et instinctive, à en rendre responsable la droite extrême plutôt que la gauche extrême. Et cela, même si depuis 70 ans, et aujourd’hui encore, ce sont les responsables de la gauche extrême qui tressent ouvertement des couronnes aux pires dictateurs de la planète.

Les démocraties ont mis en place, après les deux totalitarismes, des lois pour interdire le retour de régimes néfastes qui s’introduisent dans la démocratie pour l’anéantir. Les États-Unis ont interdit le Parti communiste et l’Europe occidentale a interdit le parti nazi. Quand on est démocrate, de telles interdictions sont légitimes comme il est légitime d’interdire les slogans qui symbolisent ce type de régime. Cependant une démocratie, si elle peut punir des actes, ne peut en aucun cas punir des intentions – faute d’aspirer elle-même à l’autocratie. Or il faut chercher longtemps pour trouver en France des groupes extrémistes de droite se rendant coupables de gestes ou de slogans criminels (imaginons quel émoi c’eut été dans le pays si c’était l’extrême droite qui avait brûlé l’autre jour une effigie de Macron!). Sans doute nous abritons une poignée de nostalgiques du nazisme, quelques chiens de l’enfer qui affichent le führer dans leur chambre, mais ils savent qu’ils n’ont pas intérêt à brandir leurs drapeaux ou à crier leurs slogans dans la rue. On ne voit pas comment on pourrait punir leurs pensées.

Mais les profonds et drolatiques constats de Chesterton trouvent leur expression la plus hilarante quand il s’agit de l’Action française. C’est un mouvement dont la plupart des Français n’ont appris l’existence qu’en apprenant son interdiction. C’est dire sa dangerosité – à moins qu’il ne s’agisse d’une dangerosité complètement occulte. Mais il n’y a rien de clandestin dans l’Action française. C’est un glorieux reste du mouvement d’entre-deux-guerres, qui promène sa nostalgie dans les contre-allées de l’opinion littéraire et politique. Ses membres se définissent par l’aspiration au passé, politique et société ensemble. Leur groupe hors du temps se compose d’une centaine de jeunes garçons bien vêtus et très policés – il faut chercher pour trouver trois ou quatre jeunes filles, dévolues aux tâches ancillaires (billetterie ou fabrication de sandwichs). Je le concède : une forte nostalgie comme celle-ci serait dangereuse si elle prenait le pouvoir – car vouloir ressusciter le passé revient à vouloir instaurer une utopie, qui finit toujours dans la terreur : il faudrait nous fracasser pour nous obliger à vivre comme il y a un siècle. Mais on a plutôt envie d’éclater de rire à la pensée que cet aimable groupe, cette centaine de jeunes garçons raffinés et déférents, jamais pris dans aucune violence de rue, fasse peur au gouvernement. C’est plutôt parce qu’il ne fait pas peur que le gouvernement s’en occupe : ce qui est assez pitoyable. Au lieu de s’attaquer ainsi de la grand-mère de Chesterton, valétudinaire et inoffensive, notre gouvernement ferait mieux de brandir ses anathèmes contre les tyrannies jeunes comme des fleurs : le frérisme par exemple. Il est sidérant de constater que pendant qu’on pourchasse quelques maurrassiens égarés dans notre siècle, et qui en réalité sont des habitants du siècle d’avant, donc des songes, on ne s’intéresse pas aux nouveaux maîtres des hautes œuvres, ceux auxquels nos enfants auront affaire, et qui devraient être l’objet principal de nos pensées.