La culture générale sera notre réponse à l’intelligence artificielle

Aymeric de Lamotte, directeur général adjoint de l’Institut Thomas More

22 juin 2023 • Opinion •


C’est en puisant dans leur immense culture qui avait forgé leur liberté de jugement que Churchill et de Gaulle ont pu prendre des décisions qui dénotaient par leur lucidité et leur courage. Nous pouvons encore nous en inspirer aujourd’hui, face aux nouveaux défis qui nous attendent.


Un parquet en bois de bout minutieusement ciré succède à l’imposant marbre blanc du hall d’accueil. Ses tons dorés miroitent sous la lumière crue des projecteurs. Les imposantes fenêtres des murs latéraux ouvrent l’espace. Trois cents chaises, disposées en arc de cercle, patientent sagement en cette fin du mois de mai en fixant la scène. La salle Fabry du centre culturel de Woluwe-Saint-Pierre est prête à accueillir une conférence à propos de la révolution que représente le nouvel agent conversationnel, ChatGPT. Les orateurs forment un panel riche et contrasté : Mathieu Michel, secrétaire d’État belge à la digitalisation, François-Xavier Bellamy, philosophe français et député européen et Laurent Alexandre, chirurgien, entrepreneur et essayiste français.

L’Histoire est dans nos mains

Le ministre commence par affirmer qu’il est optimiste devant la révolution technologique en cours et que la dangerosité d’une innovation ne dépend que de l’utilisation qui en est faite. François-Xavier Bellamy complète en citant l’écrivain Georges Bernanos — « L’optimiste est un imbécile heureux. Le pessimiste est un imbécile malheureux » — et nous rappelle que l’Histoire est dans nos mains et peut être tragique si l’on ne prend pas garde. À entendre parfois nos politiques, il y aurait un « sens de l’Histoire » qui porterait naturellement les citoyens vers des lendemains qui chantent alors qu’en réalité ce sont les choix des peuples qui dessinent son tracé, vers le pire ou le meilleur.

François-Xavier Bellamy poursuit et profite de l’occasion pour interroger la notion « d’intelligence » qui est selon lui plus complexe qu’enseignée habituellement, et qui ne peut être réduite à une puissance de calcul. Il arrive communément de rencontrer des personnes avec un parcours académique prestigieux qui peinent étrangement à faire des ponts entre des événements ou des idées — intelligence a comme racine latine intelligere, relier les choses entre elles. Les décisions politiques les plus absurdes et les plus stupides ont été parfois défendues par des personnes brillantes sur papier. Il tire cet enseignement de la pensée d’Aristote : l’intelligence réside autant dans la main que dans l’esprit. L’intelligence humaine étant protéiforme, l’intelligence artificielle ne pourra jamais la supplanter tout à fait. D’autant plus que cette dernière n’a ni sentiments, ni conscience d’elle-même — du moins pas encore.

Laurent Alexandre explique que ce tsunami nous plonge dans un brouillard numérique qui rend très imprévisible la réponse sociale et politique. Il abat les cartes en envisageant plusieurs scenarii : le premier serait que Chat GPT-4 ne connaîtrait pas de version plus performante et que l’organisation du travail ne serait pas bouleversée ; le second que l’intelligence se développerait, mais qu’elle n’atteindrait jamais ce qu’on appelle l’intelligence artificielle générale qui dépasserait le cerveau humain dans tous les métiers — 80 % des experts croient en ce scénario, raison pour laquelle il suscite beaucoup d’inquiétude ; enfin celui de la « superintelligence » d’ici dix ans qui serait incommensurablement plus développée que celle de l’homme, prophétisée par Sam Altman, le président d’Open IA et créateur de ChatGPT. Quoi qu’il en soit, à ce stade, lorsque nous abordons la question du travail, alors que Goldman Sachs prédit une potentielle disparition de 300 millions d’emplois dans le monde, les trois intervenants semblent sereins. Dans son dernier livre, La guerre des intelligences à l’heure de ChatGPT, Laurent Alexandre l’assure : nous avons du travail jusqu’à la fin des temps ! Pour cela, il faut que l’homme s’adapte et utilise cette révolution numérique pour parfaire son humanité.

L’éternelle actualité de la culture

Laurent Alexandre et François-Xavier Bellamy s’accordent sur la seule et unique réponse à apporter à l’intelligence artificielle : l’acquisition d’une solide culture générale grâce à la lecture. Bellamy le martèle : ce qui compte, c’est l’éternelle actualité de la culture. Nous le savons depuis le beau mot de Péguy : « Homère est nouveau ce matin et rien n’est peut-être aussi vieux que le journal d’aujourd’hui ». La fréquentation des livres épaissît notre vie intérieure. Elle donne petit à petit le recul nécessaire, l’esprit critique nécessaire pour discerner le vrai du faux, le beau du laid, le bien du mal, et les miroirs aux alouettes que l’époque nous tend. Les livres sont la source de notre liberté. Les exemples qui suivent peuvent paraître grandiloquents, mais c’est en puisant dans leur immense culture qui avait forgé leur liberté de jugement que Churchill et de Gaulle ont pu prendre des décisions qui dénotaient par leur lucidité et leur courage. Dans Le fil de l’épée, de Gaulle assied son développement sur Héraclite, Tolstoï et la philosophie de la praxis de Gramsci : « La véritable école du commandement est celle de la culture générale. Par elle, la pensée est mise à même de s’exercer avec ordre, de discerner dans les choses l’essentiel de l’accessoire, […] de s’élever à ce degré où les ensembles apparaissent sans préjudice des nuances ». Le général y insiste aussi sur le fait que tous les grands hommes d’action étaient des méditatifs. Ce degré d’élévation doit descendre chez quiconque exerce des actes démocratiques. La salle s’emplit alors d’un silence vibrant, le type de silence qui contient une vérité profonde qu’il nous faut mûrir et assimiler.

Nous nous permettons toutefois un bémol. Le philosophe Gaspard Koenig explique que pour la première fois, nous sommes confrontés à une « rupture épistémologique », une rupture par rapport à l’acte de connaissance. En effet, ChatGPT ne mentionne pas ses sources. Nous ne pouvons donc pas systématiquement déceler si l’information n’est pas orientée, manipulée idéologiquement. En outre, son information n’est pas toujours fiable. Il commet encore des erreurs et des approximations — voire ment éhontément. Le philosophe Gaspard Koenig dit que cela ne s’améliorera pas avec les versions ultérieures, car ChatGPT choisira toujours la réponse la plus probable, mais pas nécessairement la plus juste. Serons-nous aptes à déjouer les tours que nous joue l’intelligence artificielle ?