6 juillet 2023 • Entretien •
En évoquant la possibilité de « couper les réseaux sociaux » en cas de tensions, Emmanuel Macron s’attaque à la mauvaise cible, juge Cyrille Dalmont. L’État est déjà armé juridiquement pour contenir les messages haineux et une telle restriction serait un aveu d’impuissance, estime-t-il.
Récemment Emmanuel Macron a pointé du doigt le rôle des réseaux sociaux dans la mobilisation pour les émeutes et a appelé les plateformes à la responsabilité. Jouent-ils vraiment un rôle dans les émeutes ?
Le problème majeur à mes yeux, ce ne sont pas les réseaux sociaux mais plutôt la volonté d’une certaine classe politique de nier le réel. Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, on ne peut pas masquer ce qu’il se passe ; on ne peut pas dissimuler les images comme on peut le faire sur des chaînes de service public en choisissant bien son plateau d’invités ou les thèmes abordés. Or c’est problématique pour le gouvernement de ne pas pouvoir maîtriser cette prolifération d’images. Chaque utilisateur de plateforme se prenant pour un journaliste en allant filmer dans son quartier, on ne peut plus nier le réel. Et cela pose un problème philosophique à cette classe politique qui ne peut plus dissimuler une vérité qui éclate au grand jour, à savoir l’impuissance de l’État dans une multitude de domaines.
Il faut d’ailleurs rappeler qu’Emmanuel Macron a un vrai problème avec la liberté d’expression et les réseaux sociaux depuis son premier quinquennat. L’une de ses premières interventions était pour mettre en cause RT et Sputnik par rapport à leur rôle dans son élection. Ensuite, lors de ses vœux à la presse le 15 janvier 2020, il a eu une phrase qui aurait dû marquer tous les journalistes de France, disant qu’une information devait être co-construite entre les médias et le gouvernement. Je cite : « Il nous faut pouvoir (…) définir collectivement le statut de tel ou tel document ». Ensuite il y a eu la tentative de passage en force avec la loi Avia, puis la commission Bronner sur les fake news pour déterminer ce que devait être une information.
Emmanuel Macron a dit « quand ça devient un instrument de rassemblement ou pour essayer de tuer, c’est un vrai sujet ». Fait-il uniquement référence aux vidéos qui circulent ou aussi aux manières par lesquelles les gens peuvent se rassembler via les réseaux sociaux ?
Le motif invoqué est la possibilité de se rassembler au travers de messages éphémères via différentes plateformes, et de messageries de masse. Mais tous ces jeunes peuvent très bien faire des chaînes de SMS. Vous pouvez bloquer les réseaux sociaux, ça ne changera absolument rien. On pourrait éventuellement estimer qu’il y a un souci dans le phénomène d’engrenage de la violence avec la divulgation d’exploits d’une partie de ces personnes qui veulent montrer ce qu’ils ont pu faire, mais c’est encore une fois un faux problème.
Il faut savoir que, depuis 2015, le gouvernement français est le premier gouvernement au monde en termes de requêtes par millions d’habitants de suppression de contenus sur les plateformes, notamment sur Facebook. C’est quelque chose qui se fait, c’est quelque chose qui est suivi, et les plateformes jouent le jeu.
Le ministère de l’Intérieur a d’ailleurs annoncé renforcer ces contrôles et la judiciarisation de ce qui se passe sur les réseaux sociaux… Que ciblent ces requêtes ? Des incitations à la haine ?
En 2015, l’argument du gouvernement était lié aux attentats terroristes. C’étaient des pages a priori en lien avec du contenu terroriste qui étaient visées. Ensuite, le problème est qu’il n’y a aucune définition juridique de l’incitation à la haine. C’est pour ça que la loi Avia a été censurée, notamment par le Conseil constitutionnel.
En l’occurrence on a l’impression que ce sont davantage les images que les mots qui sont fustigés là. Emmanuel Macron a visé TikTok et Snapchat. Aujourd’hui ce sont les images qui posent problème ?
Bien sûr, parce qu’on voit l’impuissance totale de l’État. On voit l’État français qui n’arrive pas à tenir des émeutiers qui ont douze ans. C’est quand même impressionnant. On a un État qui, par quarante ans de renoncement de tout, n’arrive pas à maîtriser des émeutiers qui ont douze ans. C’est triste à pleurer. Donc effectivement on préfère tirer sur le messager que pointer ses propres responsabilités.
Un chiffre est très éloquent à cet égard : le nombre de places de prison aujourd’hui en France correspond peu ou prou au nombre de places de prison disponibles en 1950. Il y a 20 millions d’habitants en plus. Quand vous avez dit ça, vous avez quasiment tout dit. Donc on préfère nier la réalité pour que les gens ne voient pas ce qu’il se passe. Si on ne voit pas, on ne sait pas, et ensuite vous pouvez réécrire le réel avec le message qui vous convient.
En même temps, le gouvernement pointe le phénomène d’amplification de la violence via les réseaux sociaux, et le ministre en charge du numérique, Jean-Noël Barrot veut mettre en place un groupe de travail sur l’amplification de la violence permise par les réseaux sociaux. C’est un vrai phénomène ?
On a eu exactement la même chose avec l’affaire de Samuel Paty. Très rapidement, les responsabilités n’étaient plus considérées comme étant celles de sa hiérarchie qui ne l’a pas soutenu, des effectifs de police qui n’étaient pas suffisants pour instruire les alertes qui avaient été lancées ; ce n’était plus un problème d’islamisme, mais un problème de réseaux sociaux. Parce que tout le monde a vu les images. Et, effectivement, c’est choquant. Être confronté à la réalité, c’est choquant. Si ces images n’avaient pas circulé sur les réseaux sociaux, nous ne les aurions jamais vues sur les médias classiques. Et c’est toujours le même raisonnement : on veut supprimer le réel, ne pas voir l’incurie de l’État et toutes ses défaillances. Mais aujourd’hui c’est très difficile avec des plateformes ouvertes.
Le gouvernement veut masquer le manque d’effectifs policiers, le manque de places disponibles en prison, les difficultés de la justice vis-à-vis des mineurs, donc il cible les réseaux sociaux. On est dans une stratégie de bouc émissaire, ni plus ni moins. Les réseaux sociaux ont beaucoup de défauts ; il y a de vrais messages haineux, de vrais appels à l’insurrection, c’est clair, mais juridiquement et techniquement rien n’empêche le gouvernement de faire supprimer ces messages, de poursuivre et d’identifier leurs auteurs. Il y a simplement un problème d’effectifs dans la cyberpolice pour pouvoir mener rapidement ce type de requêtes. Pourtant, juridiquement, quand les requêtes sont adressées aux plateformes et qu’elles sont fondées, les comptes sont suspendus ; l’identification de l’auteur du message est relativement aisée.
C’est donc par manque d’effectif qu’on arrive à des propositions jusqu’au-boutistes, Emmanuel Macron disant qu’on pouvait envisager d’aller jusqu’à couper les réseaux sociaux ?
Tout à fait. On a vu la même stratégie pendant le Covid par rapport au confinement : on impose un confinement à tout le monde, on sait que dans certains endroits il n’est pas respecté, mais ce n’est pas grave tant que ça n’est pas vu. On pourrait effectivement poser le problème à l’envers : y aurait-il eu des émeutes sans les réseaux sociaux ? La réponse est clairement oui. En 2005, les réseaux sociaux n’avaient pas du tout cet impact sur la société, et ça n’a pas empêché les émeutes.