Projet de loi Espace numérique · Un retour de la loi Avia… en pire ?

Cyrille Dalmont, directeur de recherche à l’Institut Thomas More

14 septembre 2023 • Opinion •


Alors que le projet de loi visant à « sécuriser et réguler l’espace numérique » sera discuté à l’Assemblée nationale à partir du 19 septembre, Cyrille Dalmont s’inquiète des conséquences de ce texte pour la liberté d’expression.


Adopté en première lecture au Sénat en juillet dernier, le projet de loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique (SREN) arrive en discussion à l’Assemblée nationale en procédure accélérée. Ce projet de loi – pour le moins fourre-tout puisqu’il qui balaye des thèmes allant de la protection des mineurs en ligne à l’analyse de l’évolution des marchés numériques – mérite l’attention des responsables politiques et des citoyens car l’une de ses dispositions (l’article 5) renoue avec l’esprit de la loi Avia, pourtant quasiment intégralement censurée par le Conseil Constitutionnel en juin 2020. Le désir de contrôle de la parole publique sur les réseaux sociaux a manifestement ressaisi l’exécutif. Chassez-la censure par la porte, elle reviendra par la fenêtre.

C’est par le mécanisme juridique de la création d’une nouvelle peine complémentaire à vocation générale (atteinte aux personnes : « physique » ou « psychiques ») que ce nouvel article 131-35-1 permettrait l’interdiction de réseaux sociaux d’une personne condamnée. Elle serait prononcée pour une période de six mois à un an en cas de récidive. Fort de ses échecs précédents, le gouvernement ne reprend donc pas dans ce nouveau projet le vocabulaire de la « haine en ligne » et de « propos haineux » – la notion de « contenu haineux » étant juridiquement incertaine (car non-définie et indéfinissable) et dépendante de l’intention de son auteur et du juge qui en demanderait la censure. Cependant, l’exposé des motifs (qui ne fait juridiquement pas partie du texte de loi) est sans équivoque : « Les technologies numériques (…) peuvent être entravées par des mésusages du numérique lorsque celui-ci se retrouve vecteur d’expression de la haine en ligne, de manipulation de l’information ».

L’analyse du contenu des débats avant l’été au Sénat est également sans appel. Une grande partie des discussions a porté sur les dispositions de la loi Avia censurées par le Conseil Constitutionnel et les moyens de les contourner ainsi que sur le souhait exprimé par Emmanuel Macron, le 5 juillet dernier après les émeutes, de pouvoir « couper » les réseaux sociaux quand « les choses s’emballent »…

La Commission spéciale du Sénat chargée d’examiner le texte a enfoncé le clou par la voix de son rapporteur, le sénateur centriste Loïc Hervé, en proposant la création d’un nouveau délit (article 5bis) qui synthétise cette volonté de censurer la liberté d’expression sur les réseaux sociaux en créant un délit « d’outrage en ligne ». Ce nouveau délit d’outrage serait caractérisé par le fait de « diffuser en ligne tout contenu qui soit porte atteinte à la dignité d’une personne ou présente à son égard un caractère injurieux, dégradant ou humiliant, soit créé à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante ». Il serait passible, sous sa forme simple, d’une amende de 3 750 euros et d’un an d’emprisonnement ou du paiement d’une amende forfaitaire délictuelle (AFD) ainsi que de la nouvelle peine complémentaire de bannissement des réseaux sociaux.

Ce nouveau délit reviendrait donc à faire condamner toute personne physique ou morale à une forme de « mort numérique », par plateforme interposée (Facebook, Instagram, X, TikTok, Linkedin, Youtube, etc.). A une époque où tous les communautarismes religieux, culturels, sexuels ou ethniques s’offensent dès qu’un contradicteur remet en cause leurs certitudes ou leur apportent simplement la contradiction, il y a fort à parier qu’il ne resterait rapidement plus beaucoup de liberté d’expression sur les réseaux – y compris dans les médias puisqu’ils sont quasiment tous présents en ligne. Pour le dire plus simplement, toute opinion sociétale deviendrait censurable dès lors qu’une personne ou un groupe de personnes se sentiraient dans une situation intimidante, hostile ou offensante du fait d’une publication qui ne leur conviendrait pas et obtiendraient gain de cause en justice. Les futures campagnes électorales risquent d’être bien fades…

Certains tenteront de nous rassurer en invoquant la pureté des intentions du gouvernement et l’urgence à agir compte tenu des horreurs (bien réelles) qui se déversent chaque jour sur les réseaux sociaux. Cependant, il convient d’agir avec prudence et sagesse quand la liberté d’expression et en jeu et de se souvenir de Montesquieu qui invitait la puissance publique à ne toucher aux lois que « d’une main tremblante ». Hélas, cette prudence et cette sagesse font très largement défaut à cet exécutif depuis six ans. Qu’on en juge.

La loi du 22 décembre 2018 contre la manipulation de l’information, couramment appelée « loi anti-fake news », qui vise à lutter contre les diverses formes de diffusion intentionnelle de fausses nouvelles ouvrit en effet une longue série d’offensives grignotant la liberté d’expression pan par pan. Il y eut ensuite la proposition de loi Avia (mars 2019) qui se fixait pour objectif de lutter contre la haine sur internet. Elle fut alors mise dans un premier temps en sommeil sur le bureau de l’Assemblée nationale en raison de son caractère liberticide dénoncée en France et à l’étranger. Ressortie des cartons, adoptée en mai 2020, elle fut heureusement censurée par le Conseil constitutionnel le mois suivant.

Il y eut aussi cette déclaration stupéfiante d’Emmanuel Macron lors de ses vœux à la presse du 15 janvier 2020 : « Nous sommes confrontés à la lutte contre les fausses informations, les détournements sur les réseaux sociaux […]. Il nous faut donc pouvoir répondre à ce défi contemporain, définir collectivement le statut de tel ou tel document »… Puis, en pleine première vague de la Covid-19, le gouvernement eut l’idée de proposer la création d’une plateforme de « ré-information » ou de « validation » des informations jugées fiables publiées dans les médias ou sur les réseaux sociaux, baptisée « Désinfox coronavirus » – idée heureusement abandonnée sous le tollé là encore. Le 20 octobre 2020, ce fut au tour du Premier ministre Jean Castex de plaider pour une « régulation beaucoup plus forte » des réseaux sociaux, ouvrant la voie pour les ténors de la majorité présidentielle à militer pour un retour, sous ou forme ou une autre, au champ lexical de loi Avia.

Emmanuel Macron reprit le flambeau en septembre 2021 et remit l’ouvrage sur le métier avec la création d’une commission pompeusement intitulée « Les Lumières à l’ère du numérique », présidée par le sociologue Gérald Bronner, qui remettra un rapport et trente recommandations de lutte contre les « fake news » sur internet, avec en ligne de mire les « antivax » et les « extrêmes »…

La question n’est pas de savoir si ces derniers « ont raison » ou pas. C’est une question de principe qui est posée. De quoi la liste que nous venons de dresser est-elle le nom ? Pourquoi un tel acharnement ? La raison est aussi simple que triste et a été théorisée par Christopher Lasch dans La révolte des élites (1996). Dans la société liquide, fragmentée et minée par le multiculturalisme qui caractérise les pays occidentaux depuis trente ans, la déconnexion des élites ne cesse de s’accroître avec les aspirations d’une population qu’elles ne comprennent plus. Ces élites préfèrent donc tout mettre en œuvre pour dissimuler les vérités qui éclatent au grand jour, y compris dans leur excès, sur des réseaux sociaux qui exposent dans une lumière crue et souvent désagréable la faillite de l’État dans une multitude de domaines où ces populations attendent tout de lui (police, justice, défense) ainsi que le retour des questions sociétales et civilisationnelles dans l’espace public.


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