20 septembre 2023 • Analyse •
Après le sommet des BRICS en août, où Moscou soutint la Chine populaire, celle-ci poussant à l’élargissement, la réunion à New-Delhi du G20 permit à Sergueï Lavrov d’effacer toute référence aux crimes russes en Ukraine. Depuis, Vladimir Poutine est réapparu, lors du voyage de Kim Jong-un dans l’Extrême-Orient russe, les 12 et 13 septembre derniers. Nombre de commentaires dénigrent ces manœuvres diplomatiques. Prenons garde cependant à ce que le mépris ne se transforme en méprise.
En premier lieu, il importe de rappeler la faillite diplomatique que constitue la transformation de la Corée du Nord en une redoutable puissance nucléaire et balistique. C’est en 1992 que les experts de l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique) révélèrent l’existence d’un programme nucléaire clandestin, dont on connut ensuite les connexions historiques avec le Pakistan et l’Iran. Dans les deux décennies qui suivirent, la diplomatie d’apaisement fut impuissante à endiguer cette menace aujourd’hui pleinement constituée. Après un premier essai nucléaire nord-coréen, cinq autres suivirent, et il ne se passe guère de mois sans que le régime de Pyongyang ne lance des missiles, balistiques ou autres. Le 8 septembre dernier, le tyran local Kim Jong-un présentait un sous-marin lanceur d’engins balistiques. Malheureusement, il ne manque pas d’observateurs pour mettre en doute la réalité des capacités militaires nord-coréennes, le summum de l’intelligence consistant pour eux à tout relativiser. En 2006 déjà, la réalité du premier essai nucléaire mené par Pyongyang fut mise en doute.
La Russie-Soviétie, génitrice du régime de Pyongyang
L’étroitesse des liens entre Pékin, Moscou et Pyongyang est aussi l’objet d’un déni. Nous ne reviendrons pas ici sur l’alliance sino-russe dont on dit volontiers qu’elle n’existe pas, sous prétexte qu’elle n’est pas éternelle et inconditionnelle. Si l’on met en perspective les trois dernières décennies, il nous aura été régulièrement asséné que Moscou et Pékin étaient hostiles au programme balistique et nucléaire nord-coréen. Aussi les États-Unis et leurs alliés pourraient-ils compter sur l’appui de ces deux capitales pour faire plier la Corée du Nord. Chemin faisant, une telle politique transformerait la Chine populaire et de la Russie en « stakeholders », i.e. en actionnaires responsables du système international, pour le plus grand bien de la paix et de la prospérité du monde.
Le mouvement du réel aura contrarié cette anticipation optimiste, marquée au sceau du réductionnisme économique (tyrans et despotes seraient comparables à des hommes d’affaires cherchant à maximiser leurs gains sur un marché !). En fait, Chinois et Russes sont d’abord et avant tout animés par leur hostilité à l’encontre des États-Unis et de l’Occident dont il faut briser l’hégémonie. Leur objectif est d’utiliser la Corée du Nord comme une force de destruction des alliances occidentales dans la région. S’ils ont un temps voté plusieurs résolutions qui condamnaient la politique de prolifération de Pyongyang et l’irrespect du TNP (traité de non-prolifération, nucléaire), Chinois et Russes se sont constamment employés à vider de substance les sanctions internationales, quand ils n’aidaient pas au contournement des mesures d’embargo. Ouvertes en 2003, les négociations à six auxquels ils participaient – aux côtés des États-Unis, de la Corée du Sud et du Japon s’avérèrent vaines. Depuis 2017, Pékin et Moscou ne condamnent plus les agissements de leur allié nord-coréen.
Dans la présente conjoncture géopolitique – marquée par la guerre d’Ukraine et des tensions croissantes au travers de l’Ancien Monde, de l’Europe au détroit de Taïwan et jusqu’en mer du Japon –, le resserrement des liens entre Moscou et Pyongyang ne saurait être l’objet de sarcasmes. Rappelons d’abord le lien étroit et généalogique entre la « Russie-Soviétie » (l’expression souligne les liens entre URSS et Russie post-soviétique) et le régime nord –coréen. Ce dernier a pour assiette territoriale la zone d’occupation soviétique dans le nord de la péninsule coréenne et ce fut la volonté de Staline qui présida à sa naissance. C’est avec le soutien de l’URSS et de la Chine maoïste que ce régime déclencha la sanglante guerre de Corée (1950-1953), une guerre suspendue depuis l’armistice de Panmunjom. En 1958, Moscou livra clefs en mains à Pyongyang le laboratoire de Yongbyon, à l’origine du programme nucléaire nord-coréen.
A cette époque, les deux pays étaient alliés et un traité bilatéral, signé en 1961, comportait même une clause d’assistance mutuelle. Au fil du temps, cette alliance se relâcha, sur fond de discorde et d’hostilité entre Pékin et Moscou, ce qui contraignit le petit État nord-coréen à serpenter entre les géants soviétique et chinois. De surcroît, Moscou entendait désormais verrouiller l’accès au nucléaire guerrier ; Pyongyang se tourna donc vers le Pakistan. Toutefois, l’URSS conservait suffisamment d’influence pour convaincre Pyongyang de signer le TNP (1985). Les liens se distendirent après la dislocation de l’URSS. Sous Boris Eltsine, la Russie post-soviétique avait d’autres priorités, quand bien même était-ce alors que sa diplomatie esquissait des coalitions dites « anti-hégémoniques » (la diplomatie Primakov). La quête de marchés solvables, pour préserver ce qui peut l’être de l’industrie d’armement mais aussi s’enrichir personnellement, l’emporta un temps sur les alliances historiques.
Le trio infernal Moscou-Pékin-Pyongyang
Parvenu au sommet du pouvoir russe, Poutine prétendit d’abord se poser en tiers pacificateur entre les deux Corées, et donc en partenaire diplomatique des États-Unis dans la manœuvre de la crise internationale autour du programme balistique et nucléaire nord-coréen. Le 9 février 2000, Moscou signa donc un traité d’amitié, de bon voisinage et de coopération avec Pyongyang, sans reprendre la clause d’assistance militaire automatique, et il fut le premier chef d’État russe à se rendre en Corée du Nord (juillet 2000). Parallèlement, Poutine s’efforça de développer des relations économiques et commerciales, voire sécuritaires, avec la Corée du Sud. l’histoire des relations Moscou-Pyongyang, la géographie et l’activisme diplomatique russe firent que Moscou est bien partie prenante des négociations à six, ouvertes en 2003. Toutefois, son poids et son influence propres furent insuffisants pour faire la différence. Aussi et surtout, les tenants et aboutissants de sa politique révisionniste excluaient que la Russie contribue de bonne foi au règlement de cette crise, en refoulant les ambitions nucléaires de Pyongyang. Comme indiqué plus haut, l’ambiguïté puis la complaisance l’emportèrent donc.
Les développements de la guerre d’Ukraine et la révélation des insuffisances militaires russes jouent dans la direction d’un resserrement de l’alliance Moscou-Pyongyang, quand bien même rien ne serait encore contractualisé. Les termes de l’échange sont évidents : des stocks d’obus, de munitions et d’armes nord-coréens (de facture soviétique), contre des transferts de technologies balistiques et spatiales russes, en plus du développement de liens commerciaux. Pyongyang pourrait aussi assurer la fourniture de travailleurs nord-coréens, plus exactement de serfs d’État, afin de combler les insuffisances de la démographie russe, aggravées par la mobilisation militaire. Par ailleurs, les livraisons nord-coréennes à la Russie pourraient dissimuler des transferts de composants et d’équipements chinois, Pékin évitant ainsi des sanctions occidentales sur des exportations.
Au-delà des aspects utilitaires de cette relation, et du marchandage auquel se livrent les dirigeants russes et nord-coréens, c’est bien un triangle géostratégique Moscou-Pékin-Pyongyang qui s’affirme face aux alliances de Washington avec Tokyo et Séoul, la Corée du Sud et le Japon se trouvant à portée immédiate des missiles nucléaire nord-coréens. Croirait-on que ces armes, pour Kim Jong-un, ne seraient qu’une police d’assurance ? Dans une logique de « sanctuarisation agressive », celui-ci n’envisage-t-il pas une réunification par la force de la péninsule coréenne, les armes nucléaires étant supposées tenir à distance les États-Unis ? Ce n’est pas son intérêt et ce serait irrationnel, objectera-t-on. N’est-ce pas ce que l’on disait d’une possible offensive russe en Ukraine, peu avant l’« opération spéciale » du 24 février 2022 ?
Cette montée des périls en Asie du Nord-Est s’inscrit dans le contexte géopolitique mondial que l’on sait. Du point de vue russe, des tensions croissantes en Extrême-Orient affaibliraient les États-Unis, alors victimes d’un phénomène d’hyperextension impériale (« Imperial overstretching »), avec des effets positifs sur le théâtre ukrainien. Pour la Chine populaire, la mise sous tension des alliances américaines dans la région pourrait modifier la corrélation des forces dans le détroit de Taïwan et dans les mers de Chine du Sud et de l’Est, ces méditerranées asiatiques que Xi Jinping veut transformer en mers intérieures (voir la « poldérisation » de la mer de Chine du Sud). Bref, à Pékin comme à Moscou, tout ce qui est mauvais pour les États-Unis et l’Occident est bon à prendre.
Se préparer au pire
Au regard des enjeux et de la gravité de la conjoncture géopolitique, d’un bout à l’autre de la masse euro-asiatique, il est stupéfiant que voir certains experts spéculer sur la volonté de Pékin et Moscou de contraindre la Corée du Nord, par hostilité aux armes nucléaires de cette dernière, et pour préserver leur image internationale potentiellement contaminée par ce régime-bunker. C’est ce que les spécialistes en relations internationales nomment le « risque réputationnel ». Le totalitarisme maoïste, son héritage meurtrier et ses applications contemporaines, au Tibet comme au Sin-Kiang, auraient-ils préservé la Chine populaire ? Malgré les crimes de Poutine, le culte de Staline et la glorification des pratiques de la Tchéka en Russie, cette dernière aurait-elle donc encore une certaine marge de manœuvre en matière de diplomatie publique ? In fine, croit-on que les tyrans à la tête de tels pays se livrent à un concours de beauté et de vertu ?
Décidément, il faut craindre que les théories sophistiquées des sciences politiques occidentales aient fait perdre le sens des réalités et la compréhension de ce qui advient tout simplement. Par ailleurs, l’attitude qui consiste à dénigrer les manœuvres diplomatiques et les rapprochements en cours, pour leur dénier tout effet pratique, n’est pas plus satisfaisante. Certes, il importe de ne pas se laisser impressionner, de contrer les évolutions en cours, et la conduite d’une « grande stratégie » implique des opérations dans le domaine de la psychologie. Prenons garde cependant à ne pas nous auto-intoxiquer. Sophismes, sarcasmes et arrogance pourraient conduire à de graves erreurs stratégiques.