Il est à craindre que les ambitions géopolitiques de l’Azerbaïdjan ne se limitent pas à la région du Haut-Karabakh

Jean-Sylvestre Mongrenier, directeur de recherche à l’Institut Thomas More

4 octobre 2023 • Opinion •


Dans une tribune publiée par Le Monde, Jean-Sylvestre Mongrenier estime que la récente offensive de Bakou pour reconquérir le Haut-Karabakh marque l’échec diplomatique de la France et des Etats-Unis.


Après trois décennies d’existence, la république de l’Artsakh a sombré. A la suite d’une guerre victorieuse, à l’automne 2020, puis d’un long blocus, Ilham Aliev a porté l’estoc à cette république sécessionniste, qui revient dans les frontières internationalement reconnues de l’Azerbaïdjan. D’ores et déjà, la majorité des populations de cette région, historiquement et démographiquement arménienne, a fui vers la mère patrie.

On peut à juste titre crier à la trahison de Moscou, dont la force d’interposition n’a pas fait respecter les termes du cessez-le-feu, la brève offensive azerbaïdjanaise, les 19 et 20 septembre, ne rencontrant aucune opposition russe. Volonté de punir le gouvernement arménien, trop démocratique et tourné vers l’Occident, et de s’assurer les faveurs de Bakou ?

Outre les relations politico-mafieuses que des factions russes cultivent sur place, la bonne volonté de l’Azerbaïdjan conditionne en effet divers projets d’axes logistiques nord/sud, entre la Russie et l’Iran, en direction du golfe Arabo-Persique et de l’océan Indien. Par ailleurs, les forces armées russes sont accaparées par la guerre d’Ukraine, et Moscou n’a plus les moyens de contrôler le Caucase et, à l’est de la Caspienne, l’Asie centrale.

Pour autant, les puissances occidentales auraient tort de céder à la satisfaction. D’abord, parce que cela n’est peut-être que temporaire : le retrait russe dépendra du sort des armes en Ukraine et donc de la constance dans le soutien à Kiev. Il importe ensuite de conserver à l’esprit que l’offensive de Bakou marque l’échec diplomatique de Paris et Washington, qui avaient tenté d’arracher des garanties pour les Arméniens du Haut-Karabakh. Sur le terrain, la force brute aura prévalu.

Prévenir l’extension du chaos

Au-delà, il est à craindre que les ambitions géopolitiques azerbaïdjanaises ne se limitent pas à la région du Haut-Karabakh. De fait, Aliev, avec le soutien de son allié turc, revendique haut et fort l’ouverture d’un axe de circulation, le « corridor de Zanguézour », dans le Syunik, c’est-à-dire le sud de l’Arménie. L’enjeu est de relier l’Azerbaïdjan à l’enclave du Nakhitchevan, sous la souveraineté de Bakou.

Le choix du terme de « corridor » n’est pas anodin. Pour ce qu’on en comprend, l’enjeu serait de contrôler cet axe de circulation, ce qui signifierait une perte de souveraineté d’Erevan sur le sud de l’Arménie. Vue d’Ankara, cette jonction territoriale ouvrirait une liaison directe entre la Turquie, le bassin de la Caspienne et l’Asie centrale : une géopolitique altaïque sur fond de panturquisme. Il faut aussi mentionner les convoitises sur l’Arménie orientale, considérée par certains comme un Azerbaïdjan occidental.

On objectera que ce sont des « paroles verbales », l’excroissance en quelque sorte d’un long conflit autour du Haut-Karabakh. Désormais satisfait, Aliev devrait devenir un interlocuteur raisonnable, principalement motivé par les pétrodollars. Mais l’expérience immédiate et l’histoire au long cours montrent que les représentations géopolitiques les plus téméraires ont une force et un pouvoir qui bousculent le machiavélisme raisonné des chancelleries et l’économisme des affairistes. Bref, « les idées ont des conséquences ».

Aussi les Occidentaux devraient-ils moins disserter sur l’affaiblissement de la Russie dans son « pré carré », prévenir l’extension du chaos et remplir le vide géopolitique, sachant que d’autres puissances sont à pied-d’œuvre pour faire advenir un « monde post-occidental ». Si l’on hésite sur le format et la manière dont l’Union européenne, ses Etats membres, et les Etats-Unis devraient se partager le fardeau, il semble que la Communauté politique européenne trouverait ici sa raison d’être.

En second choix, une conférence internationale ad hoc, qui réunirait les pays soucieux de faire respecter la souveraineté, l’indépendance et la sécurité de l’Arménie, dans ses frontières internationalement reconnues, pourrait être convoquée.

Atteindre un point d’équilibre

Quid de l’Iran dans cette affaire ? On se méfiera des constructions théoriques qui permettraient tout à la fois de réinsérer l’Iran dans le concert des nations libres, de mettre fin à la crise nucléaire et d’ouvrir de nouveaux axes géopolitiques dans l’Ancien Monde, à l’instar d’une liaison Europe-Iran-Inde. Il reste que l’Iran est le voisin de l’Arménie ; sans se faire d’illusion sur le résultat final, il pourrait être utile de tester les intentions de Téhéran dans le Caucase.

Si la diplomatie est un art de la persuasion, celui-ci dépend de la force et des moyens déployés. La France évoque la possibilité de sanctions contre Bakou. D’ores et déjà, l’irrespect du cessez-le-feu et le blocus du Haut-Karabakh portent atteinte au droit international. Faudrait-il cibler l’entourage d’Aliev ? Mettre fin aux achats de gaz azerbaidjanais ? Certes, la conjoncture n’est pas propice mais une telle décision  porterait sur moins de 5% des achats européens. Soulignons que Bakou nous vend du gaz russe, le consommateur européen contribuant ainsi à l’effort de guerre de Moscou.

A raison, on objectera que les Etats européens n’ont pas de véritable politique commune, mais il semble possible d’atteindre un point d’équilibre. Bien plus important sera la position de la Turquie, très proche alliée de l’Azerbaïdjan (« Une nation, deux Etats »).

Ankara et Erevan ont engagé un processus de normalisation, sans obstacle formel maintenant que le Haut-Karabakh est passé sous le contrôle de Bakou. Il est de la responsabilité turque d’aller au bout de ce processus et de dissuader son allié de tout emballement.

C’est à travers la paix, la conciliation et l’intégration économique régionale que la Turquie s’ouvrira un avenir dans le bassin de la Caspienne et le monde altaïque. Vain espoir ? Aux puissances occidentales, animées par le goût des principes et le sens des proportions, d’agir en cette direction.


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