Israël, l’Occident et le chaos · L’heure des affirmations souveraines a sonné

Jean-Sylvestre Mongrenier, directeur de recherche à l’Institut Thomas More

Octobre 2023 • Note d’actualité 89 •


Les meurtres et méfaits du Hamas ne sont pas la seule affaire d’Israël. Appuyé par la Russie-Eurasie et la Chine néo-maoïste, l’Iran islamique est à la manœuvre, le Moyen-Orient menaçant de basculer dans la guerre. Encore cette partie du monde n’est-elle que l’un des théâtres sur lesquels se joue une lutte hégémonique universelle, depuis l’Ukraine au détroit de Taïwan, jusque dans la péninsule de Corée. Au-delà des États-Unis et des quelques pays européens qui conservent une ambition mondiale, l’Occident dans son ensemble doit faire front et se préparer au pire. Car l’heure des affirmations souveraines a sonné : face à l’hyperchaos qui menace, il faut donner forme à un « hyper-Occident » capable de défendre ses frontières et celles de ses alliés, de projeter forces et puissance sur les théâtres extérieurs, non pas au nom de la démocratie mais pour détruire ce qui menace de nous détruire.

D’ores et déjà, la razzia meurtrière et criminelle du Hamas, organisation islamo-terroriste dont les buts ne recoupent que très partiellement ceux des Palestiniens, a atteint une partie de ses objectifs. Les négociations de paix et de reconnaissance diplomatique entre Israël et l’Arabie saoudite sont interrompues, ce qui met en péril la dynamique des accords d’Abraham, au grand bénéfice du régime islamique iranien, animateur d’un nouveau front du refus dont les limites dépassent celles de l’« arc chiite ». Le Moyen-Orient est sous la menace d’une déflagration générale. Pour le moment, seul le vigoureux engagement diplomatique des États-Unis et leur forte présence militaire compriment encore les ambitions de Téhéran.

La démocratie israélienne en guerre

Derrière l’Iran, la Russie-Eurasie et la Chine néo-maoïste sont en embuscade ; les deux puissances dites « révisionnistes » (le terme est faible) refusent de condamner le Hamas et tentent de faire basculer dans leur camp les États de la région. En somme, un axe du chaos dont les dirigeants pensent que leur heure a sonné (1). Dans ce contexte périlleux, Israël se voit dénier le droit à la légitime défense. Les partisans de ces systèmes de pouvoir, que l’on peine à qualifier (Ah, s’ils n’étaient qu’autoritaires !), n’hésitent pas à invoquer la démocratie, un argument visant à sublimer l’impuissance politique et militaire. Afin de délégitimer Israël, les mêmes jouent du relativisme et mettent sur le même plan un État et un mouvement islamo-terroriste. Quant à l’Occident, il est sommé de s’effacer devant le « Sud global » et de se replier, géographiquement comme dans l’ordre symbolique.

Aussi ne suffit-il pas de souligner le fait qu’Israël est une vraie démocratie, fût-elle traversée par de rudes conflits intérieurs et affrontements partisans, phénomène inhérent à une société ouverte et un système politique libre. Il importe de rappeler qu’une démocratie est d’abord et avant tout un régime politique qui ne peut se soustraire à ce que Julien Freund, disparu voici trente ans, nommait l’« essence du politique » (2). Sociologue et philosophe, celui-ci définissait le Politique comme une activité originaire, inhérente à la condition humaine, au même titre que la religion, la morale, l’esthétique et l’économique. Cette activité originaire a pour finalité la concorde intérieure et la sécurité extérieure des multiples collectivités humaines, le monde formant un pluriversum politique.

Concrètement, une « politie » (une unité politique) – quelles que soient sa forme (cité-État, État-nation, empire) et son régime (monarchie, aristocratie, démocratie), y compris dans les types dégénérés (tyrannie, oligarchie, ochlocratie) –, ne peut abolir ce qui fait qu’il y a du « politique » dans le monde : la persistance de l’état de nature, au sens d’insécurité endémique, et le phénomène conflictuel, dans la totalité du spectre (guerres civiles, guerres de basse et de haute intensité, intimidation et dissuasion nucléaires). S’ensuivent ce que Julien Freund nomme les « présupposés » du Politique : la discrimination de l’ami et de l’ennemi, la dialectique du commandement et de l’obéissance, celle du privé et du public (ce qui relève de la sphère publique et ce qui n’en relève pas).

« Est politique ce qui est polémique », au sens fort et polémologique du terme (« Polémos est père et roi de tout »). Sauf à la confondre avec une idéalité platonicienne, la démocratie ne peut se soustraire à la brutalité du réel et de l’existence. Si l’eschatologie a ses vertus, un régime politique, démocratique ou non, ne s’inscrit pas dans le registre des fins dernières. Quitte à nous répéter, le politique en tant qu’essence a sa propre finalité : la concorde intérieure et la sécurité extérieure. Pour ce faire, les dirigeants doivent poser des actes souverains, désigner l’ennemi qui menace l’unité politique, mettre en puissance, parfois user de la violence armée. Bref, une démocratie, comme tout autre type de régime, doit être prête à faire la guerre. Israël ne peut être blâmé pour vouloir exercer son droit de légitime défense.

On ne s’interrogera pas ici sur les éléments mytho-psychanalytiques qui, au-delà des circonstances géopolitiques concrètes, permettent de comprendre la haine dont Israël, plus généralement les Juifs, sont l’objet dans le monde arabo-musulman et même dans une partie du « Sud global » (une resucée du tiers-mondisme), en proie à des épidémies psychiques dont les effets sont potentiellement redoutables (3). Plus immédiatement, l’hostilité d’une partie des sociétés occidentales post-modernes à l’encontre d’Israël, pose question.

La post-modernité et l’État hébreu

Certes, on peut voir dans cette hostilité les effets sur place de l’immigration de masse, en provenance notamment du monde islamique, les méfaits du « multiculturalisme » (le mot occulte la dissolution du système de valeurs des pays hôtes), la persistance d’un extrémisme de gauche qui pose une équivalence délétère entre « Juifs », « Israël » et « capitalisme ». Cela ne suffit pas à expliquer cette judéophobie, par définition pathologique, judéophobie travestie en antisionisme (le nouvel « anticapitalisme des imbéciles », pour paraphraser Engels).

L’État-nation juif, souverain, l’idéal et la pratique de la « nation en armes », l’enracinement dans une très longue tradition religieuse et spirituelle ne sont-ils pas autant d’atteintes à une post-modernité qui voudrait éradiquer toute forme intermédiaire entre l’individu et l’humanité, voire dissoudre celle-ci dans la « soupe primitive » ? Tout à la fois proche et lointain du monde de l’Atlantique Nord, Israël rappelle à ses alliés et partenaires occidentaux ce que sont le politique, la guerre et leurs rudes exigences.

De façon paradoxale, au regard de l’histoire européenne des dix-neuvième et vingtième siècles, le Juif israélien fait désormais figure de « super-occidental », une vision insupportable pour une partie des générations post-modernes, en quête de rédemption mais privées de la distinction augustinienne entre la cité de Dieu et celle des hommes. Prisonniers de leur ontologie plate (un monde unidimensionnel), ignorants de l’œuvre de René Girard, ces gens redécouvrent la logique archaïque du bouc-émissaire : il faut immoler Israël. Sans que, selon toutes probabilités, ils soient véritablement conscients de la partition qu’ils jouent.

Toujours est-il que l’État hébreu est à nouveau en guerre ; non pas selon la définition classique et westphalienne du terme (seul l’État souverain, reconnu par ses pairs, a le droit de faire la guerre et de conclure la paix) mais au sens d’affrontement armé et sanglant entre collectivités politiques. De fait, l’État moderne de facture occidentale n’a plus le monopole du politique, si tant est qu’il ne l’ait jamais eu, car cela fait longtemps que des mouvements militaro-terroristes se posent en rivaux. Ainsi le Hamas est-il une variante islamique du « partisan », dont Carl Schmitt fit la théorie : un « partisan » surarmé et instrumentalisé par Téhéran, partie prenante d’une stratégie globale dans laquelle les populations arabo-musulmanes de Palestine et d’ailleurs ne sont qu’une force de manœuvre (4).

Le caractère global de l’entreprise iranienne, soutenue à différents degrés par Moscou et Pékin (Russes et Chinois ont tombé le masque), nous amène à revenir sur le « jour d’après » (après la guerre), évoqué à l’envi par les commentateurs et les experts les plus favorables à Israël. En substance, les dirigeants israéliens devraient inverser la manœuvre antérieure. Après avoir toléré le Hamas, qualifié de « gérable », il leur faudrait se tourner vers Mahmoud Abbas et l’Autorité palestinienne, sise à Ramallah (Cisjordanie), pour qu’ils reprennent le contrôle politique de Gaza. A moyen terme, Israéliens et Palestiniens reviendraient à la table des négociations pour aboutir à une « solution à deux États ».

Une solution à deux États ?

Satisfaisante pour la raison, cette idée n’en laisse pas moins dubitatif. Elle semble relever d’un volontarisme pur, déconnecté des conditions géopolitiques locales et régionales, comme s’il suffisait d’un peu de bonne volonté pour que les projets les plus désirables se réalisent. Or, l’étroitesse des superficies considérées, le peu de profondeur stratégique de l’État hébreu, l’implantation de colonies en Cisjordanie et le morcellement des territoires dits palestiniens ne laissent pas vraiment de place et de latitude d’action pour fonder un État palestinien, voisin immédiat de l’État hébreu.

Au vrai, comment Israël pourrait-il accepter la transformation de la Cisjordanie en un « super-Gaza » surarmé, possible base d’action et d’opération pour une puissance régionale hostile ? Le principe de précaution ne devrait-il pas prévaloir sur l’éthique de conviction et le règne des bonnes intentions ? Julien Freund, encore lui, soulignait que la moralité d’une action ne reposait pas sur la seule intention, qu’il fallait prendre en compte les conséquences voulues et non voulues de cette action (5). Quant aux revendications palestiniennes, relèvent-elles véritablement d’un mouvement national aux objectifs géographiquement circonscrits ? Ce n’est pas ce qu’affirme la charte du Hamas, conformément à l’idéologie panislamique.

Il n’en va peut-être pas tout à fait de même avec l’OLP et l’Autorité palestinienne, engagées vaille que vaille dans une étroite coopération sécuritaire avec Israël. Encore cette coopération s’explique-t-elle par le fait qu’il ne s’agit que d’une « autorité », sous le contrôle de fait des forces de sécurité israéliennes. Qu’en serait-il si elle disposait d’une plus grande latitude d’action ou bien se métamorphosait en un véritable État ? Dès lors satisfaits, les Palestiniens renonceraient-ils au « droit au retour » des réfugiés, dans les limites d’Israël, ainsi qu’à la totalité des territoires entre Méditerranée orientale et Jourdain ? Le degré de certitude d’un tel pronostic semble faible. Il faut bien essayer, rétorqueront les optimistes. Si cela ne marche pas, renchérissent les tenants de l’éthique de conviction, nous aurions la conscience claire.

Mais les conseilleurs ne sont pas les payeurs. Et il ne suffira pas de s’engager à conduire une gigantesque opération d’évacuation, au cas où les choses tourneraient mal, pour convaincre les Israéliens d’une solution à deux États. Rappelons ici qu’un ancien ministre français des Affaires étrangères s’était, sans vergogne aucune, hasardé sur ce terrain : la France assumerait ses responsabilités, affirmait-t-il sur un mâle ton. Comprenez qu’elle fournirait des avions et des navires pour évacuer la population israélienne ! Cynisme au petit-pied ou imbécillité ? Bref, s’il est loisible d’envisager une Autorité palestinienne aux compétences élargies, en mesure de succéder au Hamas dans la bande de Gaza, il ne s’agirait pas d’un État stricto sensu.

L’axe du chaos et la manipulation du « Sud global »

Si la razzia islamo-terroriste commise par le Hamas met au jour les contradictions internes de la post-modernité – pleine d’empathie et de bienveillance mais plus préoccupée par les micro-agressions que la violence archaïque remise au goût du jour par le Jihad –, elle accroît surtout le fossé entre d’une part Israël et ses alliés occidentaux, de l’autre le « Sud global » et ses parrains sino-russes, flanqués de l’Iran, de la Corée du Nord et d’autres acteurs anomiques et exotiques (régimes meurtriers et mouvements terroristes). Alors que l’on discute la validité du syntagme de « Sud global », ce dernier prend forme. Non pas en tant qu’acteur géopolitique global, bien entendu, mais comme champ de forces et espace de résonance de la propagande anti-occidentale.

De fait, le « Sud global » ne constitue pas un ensemble géopolitique unifié et cohérent ; il existe en tant que fait psychologique et représentation collective, avec des effets dynamiques. Il importe ici de reconnaître la force des idées, même fausses et hétéroclites. Le « Sud global » est un mythe, au sens de Georges Sorel : une idée-force, mobilisatrice, qui influence les perceptions, les décisions et les actes d’une partie des gouvernements du monde non-occidental ; un slogan au sens premier du terme, c’est-à-dire un cri de guerre qui vise à rallier opinions publiques et gouvernements d’Afro-Eurasie (6) et d’Amérique latine. C’est ainsi que Russes et Chinois usent de ce syntagme, irréductible à une approche académique. En filigrane, « the Rest versus the West ».

Nonobstant les louables efforts diplomatiques déployés depuis la guerre d’Ukraine, afin de convaincre les gouvernements du « Sud global » des bienfaits de l’ordre international libéral – l’ouverture des marchés et la sécurité des « biens communs » (airs, mers et espaces nécessaires à la libre circulation) ont bien permis le développement des pays dits « émergents » –, les dirigeants de ces pays épargnent le Hamas et condamnent Israël. Dans le vaste monde islamique, depuis les rives atlantiques du Maroc jusqu’en Asie du Sud-Est, voire au-delà, les opinions publiques s’enflamment et elles expriment bruyamment leur détestation du Juif.

La situation bénéficie à la Russie-Eurasie de Vladimir Poutine, dénonciateur des « doubles standards » de l’Occident, ainsi qu’à la Chine néo-maoïste de Xi Jinping, qui se voit en futur maître du monde. Réunis pour célébrer la « Belt and Road Initiative » (programme des « nouvelles routes de la soie »), les deux dirigeants ont encore une fois affiché leur « amitié sans limites » et mis en scène l’avènement d’un « Aïon » eurasiatique (une nouvelle ère), de portée mondiale (Pékin, les 18 et 19 octobre 2023) (7). En quelque sorte, une variante de la « paix mongole », à l’échelle de l’Afro-Eurasie que des tenants de la Global History célèbrent volontiers. Gageons d’ailleurs qu’il ne manquera pas de belles âmes universitaires pour souligner les vertus de la paix mongole, par opposition à une histoire par trop « ethnocentrique » et « européo-centrée ».

La solitude de l’Occident

Toujours est-il que l’Occident, au sens moderne du terme, éprouve une certaine solitude. On nomme ainsi cet ensemble civilisationnel et géopolitique organisé autour de l’Atlantique Nord, qui s’est projeté jusqu’en Asie-Pacifique (Australie et Nouvelle-Zélande) et comprend des « Europes d’outre-mer » en Amérique du Sud ou ailleurs. A certains égards, le Japon, la Corée du Sud et quelques autres sont autant de « membres honoraires » de cet Occident moderne dont le pouvoir et l’influence rayonnent très au-delà du berceau européen (l’ancien Occident). Avant que l’on redécouvre qu’elle constitue à elle seule un système Est-Ouest, la Turquie faisait elle aussi figure de « membre honoraire ».

Faut-il s’étonner de cette solitude de l’Occident, pointée par Samuel P. Huntington dès les lendemains de la Guerre Froide : « l’Occident n’est pas universel mais unique », écrivait-il en substance (8). La roborative lecture d’Arnold Toynbee permet de comprendre le phénomène : les Grandes Découvertes, l’arraisonnement du monde qui suivit et cinq siècles d’hégémonie occidentale (une hégémonie partagée et disputée entre grandes puissances) ont véritablement bouleversé la face de la Terre, pour le meilleur et pour le pire, car toute grande entreprise humaine se joue par-delà le bien et le mal.

Si l’on peut raisonnablement arguer des fruits intellectuels et culturels de cette longue hégémonie, les ethnies, les peuples et les cultures originellement situés hors de l’orbe occidentale sont et demeureront hostiles. Tous les événements et processus préjudiciables ou attentatoires aux positions et intérêts de l’Occident sont interprétés à travers le prisme d’une Némésis historique. Sur ce point, qu’on ne s’entiche pas trop de l’Inde, quand bien même les convergences stratégiques et géopolitiques avec cette puissance montante, contre la Chine, sont réelles et profondes. En vérité, ce cycle historique, post-colombien (en référence à Christophe Colomb), démarre dès l’entre-deux- guerres, ce qui fut bien vu par Oswald Spengler et quelques autres bons esprits.

Cette dialectique des forces n’est pas sans poser de gravissimes problèmes stratégiques aux puissances occidentales qui se doivent de manœuvrer diplomatiquement dans le vaste espace du « Sud global », ne serait-ce que pour dissocier les fléaux et gagner du temps. La vie ne se définit-elle pas comme l’ensemble des forces qui résistent à la mort ? Assurément, nous ne saurions tenir pour quantités négligeables les dynamiques en cours et les transformations de la « corrélation des forces », pour parler comme les stratèges soviétiques. N’était-ce pas ce que les Occidentaux faisaient à l’époque du conflit Est-Ouest, cette « guerre de Cinquante Ans » (selon la formule de l’historien Georges-Henri Soutou), dont on découvre qu’elle pourrait bien être une nouvelle guerre de Cent Ans, avec la Russie-Eurasie comme « partenaire junior » de la Chine néo-maoïste ? Compte tenu aussi du fait que l’Occident a perdu le monopole de la technique, phénomène également entrevu par Oswald Spengler, ce qui modifie en profondeur les rapports de puissance dans le monde (9).

L’Hyper-Occident contre l’axe du chaos

Il reste que cet ensemble géopolitique que l’on nomme « Occident », multiple et polycentrique, demeure sans équivalent, du fait de son unité géoculturelle, de sa masse critique et de son système d’alliances. Que l’on considère simplement l’hyperpuissance américaine, engagée sur trois théâtres géopolitiques (l’Europe, le Moyen-Orient, l’Indo-Pacifique), le déploiement de ses moyens militaires – on notera l’importance des porte-avions, de retour dans la « plus grande Méditerranée » –, et cette alliance qu’est l’OTAN, axe structurant d’un Grand Espace transatlantique et occidental. Enfin, l’Occident représente encore les deux-cinquièmes de la production mondiale annuelle, plus encore si l’on raisonne en termes de richesse nationale et de « puissance installée ». Et la Chine néo-maoïste pourrait bientôt découvrir le degré de dépendance de son économie et de sa technologie à l’égard des marchés occidentaux ; le friend-shoring (10) s’impose et la reconfiguration de la mondialisation porte déjà ses effets.

En somme, le problème géopolitique réside moins dans un défaut de masse critique (le potentiel de puissance de l’Occident) que dans le difficile franchissement d’un seuil d’intensité critique, autrement dit la capacité à élaborer une grande stratégie occidentale, aimantée par une métaphysique (ou une grande morale) et à agir collectivement, avec force et détermination. L’heure des affirmations souveraines et des négations radicales a sonné : il faut donner forme à un « Hyper-Occident », capable de défendre ses frontières et celles de ses alliés, de projeter forces et puissance sur les théâtres extérieurs, non pas au nom de la démocratie mais pour détruire ce qui menace de nous détruire.

Pour ce faire, il importe que la « République impériale » américaine surmonte ses tendances au repli et à l’illusion isolationniste. Il importe aussi que l’Europe cesse de se croire à l’abri des fracas du vaste monde, pour peu qu’elle répudie la notion d’Occident et se retranche derrière d’illusoires parapets (considérons simplement la perte de contrôle des flux migratoires). Sur le plan national, dans le cadre de l’Union européenne comme dans celui de l’OTAN, les États européens doivent prendre leur part du « fardeau » (le burden sharing, thème présent dès les années 1970). Parmi les nécessités de l’heure, c’est ce qui permettra aussi de conjurer les tendances isolationnistes américaines : l’Europe ne serait plus un « passager clandestin » (« free rider »).

En guise de conclusion

Enfin, qu’on dégonfle la baudruche multipolaire et ses poncifs pour s’inscrire dans la perspective d’un grand affrontement avec l’« axe du chaos », porté par la Chine néo-maoïste, la Russie-Eurasie et l’Iran islamique, eux-mêmes flanqués de tristes et sombres « États voyous » (si tant est qu’un appareil de pouvoir tyrannique mérite le qualificatif d’État). Depuis l’Europe au détroit de Taïwan, jusqu’en Asie du Nord-Est, en passant par le Moyen-Orient (le « nœud gordien » du monde), les Occidentaux sont plongés dans une lutte hégémonique universelle.

Nécessairement, une telle configuration évolue vers un regroupement de forces antagonistes, plus ou moins bien agencé, il est vrai : une nouvelle bipolarité Orient/Occident. Entre ces deux champs attracteurs, un marais d’États post-coloniaux et d’acteurs anomiques, destinés à osciller ou basculer, incapables en tout cas de se poser en un troisième pôle planétaire. Dans une telle perspective, il est urgent de se référer à l’Occident, notion polémogène s’il en est, et d’agir en conséquence. Les deux termes de l’alternative sont l’Hyper-Occident ou l’hyperchaos.

Notes •

(1) Jean-Sylvestre Mongrenier, « La réouverture du front Hamas-Hezbollah contre Israël : un diabolique jeu de poupées russo-iraniennes », Desk Russie, 9 octobre 2023, disponible ici.

(2) Cf. Julien Freund, L’essence du politique, Sirey, 1965.

(3) Cf. Carl Gustav Jung, Présent et avenir, 1957 (traduction française en 1962).

(4) Cf. Carl Schmitt, « Théorie du partisan », in La notion de politique, Calmann-Lévy, 1994.

(5) Julien Freund reprenait la distinction opérée par Maw Weber entre éthique de l’intention et éthique de la responsabilité. Celle-ci respecte une règle de proportionnalité entre fins et moyens, et elle cherche à anticiper tous les effets de l’action, y compris ce que les sociologues nomment les effets pervers.

(6) Guère utilisé, le terme d’« Afro-Eurasie » désigne un vaste ensemble géographique qui regroupe l’Afrique et l’Eurasie. Il doit être rapproché du syntagme « Ancien Monde » ou encore du concept d’« Île mondiale » (World Island) forgé par le géographe britannique Halford MacKinder (cf. The Geographical Pivot of History, 1904). L’histoire économique globale est également partie à la découverte de l’Afro-Eurasie. Dans le prolongement des travaux d’Immanuel Wallerstein et de Fernand Braudel sur le « système-monde », des historiens mettent en valeur les réseaux marchands et les échanges de biens, le trafic d’esclaves aussi, entre la Corne de l’Afrique, les côtes swahilis de l’Afrique orientale, la péninsule Arabique et le sous-continent indien, voire la Chine. Ainsi, il y eut des esclaves noirs en Chine dès le VIIIe siècle et une partie de l’or du Soudan (le Sahel) était exportée vers l’Asie du Sud et de l’Est. L’histoire économique de l’Afro-Eurasie autorise une mise en perspective historique des liens économiques et politiques dits « Sud/Sud ».

(7) Cf. Pierre-Antoine Donnet, « Poutine en Chine, Biden en Israël : le temps de tous les dangers », Asialyst, 21 octobre 2023, disponible ici.

(8) Cf. Samuel P. Huntington, Le choc des civilisations, Odile Jacob, 1996.

(9) Oswald Spengler, L’homme et la technique, Gallimard, 1958.

(10) Le terme désigne la délocalisation-relocalisation des chaînes de valeur à l’étranger, non plus selon le seul critère économique (la rentabilité maximale), mais en fonction du niveau des relations politiques, diplomatiques et sécuritaires que l’on entretient avec le pays d’accueil.

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L’auteur de la note

Jean-Sylvestre Mongrenier est directeur de recherche à l’Institut Thomas More. Titulaire d’une licence d’histoire-géographie, d’une maîtrise de sciences politiques, d’un DEA en géographie-géopolitique et docteur en géo-politique, il est professeur agrégé d’Histoire-Géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincen-nes-Saint-Denis). Il est conférencier titulaire à l’IHEDN (Institut des hautes études de la dé-fense nationale, Paris), dont il est ancien auditeur et où il a reçu le Prix Scientifique 2007 pour sa thèse sur « Les enjeux géopoli-tiques du projet français de défense euro-péenne ». Officier de réserve de la Marine na-tionale, il est rattaché au Centre d’Enseigne-ment Supérieur de la Marine (CESM), à l’École Militaire. Il est notamment l’auteur de Le Monde vu de Moscou. Géopolitique de la Russie et de l’Eurasie postsoviétique (PUF, 2020), Géopolitique de la Russie (avec Françoise Thom, PUF, 3e édition, 2022), Géopolitique de l’Europe (PUF, 2e édition, 2023), et de Le Monde vu d’Istanbul. Géopolitique de la Turquie et du monde altaïque (PUF, 2023) 

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