25 novembre 2023 • Analyse •
Au prétexte que les attentes projetées sur la contre-offensive militaire ukrainienne ne sont pas encore satisfaites, un discours défaitiste gagne le champ médiatique occidental, d’autant plus que la guerre dans la bande de Gaza focalise l’attention des dirigeants et de l’opinion publique. Passons sur le fait que, dans des pays qui ne font pas la guerre, parler de « fatigue » est indécent. Plutôt que de prétendre regarder le monde depuis Sirius, la gravité de la situation sur les frontières orientales de l’Europe et, au plan mondial, la convergence des lignes dramaturgiques devraient conduire à un exercice de lucidité quant à l’épreuve de force générale. Analyse pour Desk Russie.
Il importe tout d’abord de ne pas mésinterpréter l’entretien accordé par le général Valery Zaloujny à The Economist (4 novembre 2023). Reconnaître la maigreur de la reconquête territoriale menée par les troupes ukrainiennes et l’« impasse stratégique » dans laquelle se trouvent les belligérants ne signifie en rien prendre acte de la défaite ukrainienne. On s’étonne du tour pris par certains débats qui offrent une chambre de résonance au discours triomphaliste de Vladimir Poutine : « Qu’y-a-t-il là ? Stupidité ou trahison ? » (1).
Une longue guerre
En fait, le commandant en chef des troupes ukrainiennes souligne le fait que la guerre sera longue, qu’il faudra tenir dans la durée et œuvrer à des innovations technico-militaires pour débloquer la situation stratégique et opérationnelle. Par exemple, mettre au point une technique rapide et efficace de déminage du champ de bataille, afin de permettre une offensive qui, aujourd’hui, se heurte à la « ligne Sourovikine » » (tranchées, champs de mines et « dents de dragon »).
Au demeurant, parler d’« impasse stratégique » ne signifie pas que le front serait désormais inactif, les belligérants se regardant en chiens de faïence, le conflit étant désormais « gelé ». Alors que les Russes accentuent leur pression sur Avdiïvka, sur fond d’offensive dans les airs (encore et toujours les drones iraniens), les Ukrainiens semblent consolider leur tête de pont plus au sud, sur la rive gauche du Dniepr. De façon récurrente, ils montrent aussi leur capacité à faire des coups de main ou frapper en Crimée, cette presqu’île de grande importance sur le plan géostratégique, où se jouera une grande part du conflit.
Surtout, les Ukrainiens ont contrecarré l’entreprise de domination russe de la mer Noire qui, menée à bien, aurait transformé leur pays en un État-croupion, géographiquement enclavé et privé d’accès à la Méditerranée, par là-même à l’océan mondial. En l’état des choses, la partie occidentale de la mer Noire est dégagée ; le refus russe l’été dernier de renouveler l’accord céréalier de juillet 2022, au grand dam de Recep Tayyip Erdoğan, n’a pas eu les effets escomptés au Kremlin. Ne doutons pas cependant que les Russes, dans leur volonté de conquérir l’accès à la Méditerranée, n’ont pas renoncé à dominer la mer Noire.
En somme, rien n’est figé et il faut conserver à l’esprit que la contre-offensive ukrainienne ne se limite pas à la dimension terrestre des opérations. Elle se joue dans les espaces aérien et maritime, dans le cyberespace et sur la scène politico-diplomatique. Il est tout aussi évident que Moscou n’a pas renoncé à effacer l’Ukraine de la carte politique de l’Europe, en tant qu’État souverain et nation indépendante. Nonobstant le triomphalisme russe, malheureusement relayé dans les médias occidentaux, le Kremlin, au regard de ses buts de guerre, est mis en échec.
Cela dit, Poutine inscrit cette perspective de victoire dans une « politique de l’éternité » (Timothy Snyder), qui transcende les aléas militaires du quotidien (2). D’aucuns y voient le signe d’une pathologie politique, mais nous n’en sommes pas persuadés. Les rapports de puissance entre les nations et les empires ne se déterminent pas sur le seul plan matériel : ils sont aussi conditionnés par les mythes — définis comme idées-forces —, le sens de la continuité et la volonté de dépasser les contingences historiques. Si la nation ukrainienne se pensait comme simple contrat social entre individus poursuivant leur bonheur propre, elle serait incapable de résister à l’impérialisme russe.
Ces considérations sur la durée et les temps longs de l’histoire conduisent à replacer la guerre en Ukraine dans des espaces plus larges, l’issue de ce conflit se jouant également sur d’autres ordres de grandeur. Passons vite sur le « Sud global », champ de manœuvres diplomatiques dans lequel la Russie dispose d’un avantage certain, plus encore du fait de la guerre de Gaza. D’emblée, nombre de ces pays ont pratiqué à l’égard de l’Ukraine le « deux poids, deux mesures » dont, selon un mécanisme freudien, ils incriminent l’Occident. Non point du fait d’un défaut d’information et de compréhension mais par hostilité envers ces puissances occidentales, porteuses d’une civilisation faustienne qui a bouleversé la face de la Terre. Sur ce point, la lecture d’Arnold Toynbee est pleine d’enseignements.
Au demeurant, l’hostilité de ces pays n’est pas nouvelle mais nombre parmi eux, enhardis par les politiques de puissance de la Russie, de la Chine et de l’Iran, ne redoutent plus le pouvoir de dissuasion et de coercition de l’Occident. L’invocation incessante du « dialogue », l’hymne au « soft power » et l’auto-érotisme de la post-modernité semblent même les encourager. Disons-le sans ambages : le problème n’est pas le manque d’amour à l’égard de l’Occident mais le mépris et l’irrespect qu’on lui témoigne désormais.
L’important pour l’issue de la guerre en Ukraine et le devenir de cet État national réside dans le soutien perpétué et renouvelé de l’Occident qui, face à la masse eurasiatique de la Russie, lui assure la profondeur stratégique requise (un grand arrière). Car une guerre ne se gagne pas sans opiniâtreté, voire entêtement. Aussi l’indécent débat sur la « fatigue » des pays occidentaux — ils ne combattent pourtant pas ! — et le spectre de la défaite ukrainienne sont-ils inquiétants.
Cette façon de s’installer dans le temps de la finalité accomplie, comme si cette défaite était fatale et qu’il fallait par avance s’y résigner, en dit long sur l’inconséquence et l’incompréhension des enjeux profonds. Nos « réalistes » croiraient-ils donc qu’il s’agit simplement de fixer un peu plus à l’ouest les frontières de la Russie, celle-ci, une fois rassasiée, retournant à ses activités domestiques ? Poutine et les siens veulent détruire l’Ukraine, pour asseoir leur domination sur l’Europe et, en alliance avec la Chine et l’Iran, faire basculer le monde vers une Grande Eurasie. Malheureusement, les démocraties occidentales n’ont que trop tendance à nier l’Ernstfall, c’est-à-dire la situation de détresse qui menace l’être même d’une société politique, voire d’une civilisation (3).
Le « grand arrière » doit tenir
La situation politique interne de l’Europe, au sein de laquelle le « pantouranien » Viktor Orban et le démagogue Robert Fico ne pèsent guère, inquiète moins que celle des États-Unis, avec en vue l’élection présidentielle de novembre 2024. Pourtant, si tout est possible, rien n’est sûr. D’une part, il y a place encore pour la formation d’un consensus bipartisan autour de l’aide militaire à l’Ukraine, plus encore si les Démocrates prennent au sérieux la lutte contre l’immigration clandestine à la frontière méridionale des États-Unis (« Nothing for nothing »). D’autre part, Donald Trump n’est pas encore élu, ni même désigné comme le candidat du Parti républicain. Entre les affaires judiciaires qui le poursuivent et les aléas de la vie politique, bien des surprises sont possibles. Et s’il était élu malgré tout ? Faudrait-il prendre au pied de la lettre le propos et les avertissements de ses adversaires démocrates ?
Sous Trump, un ensemble de sanctions frappant la Russie, sans équivalent dans l’après-guerre froide, avait été mis en place, notamment à l’encontre du Nord Stream 2. Et durant les quatre années de l’administration Trump, les propos malencontreux du président américain n’avaient pas conduit Poutine à franchir de nouveaux seuils dans sa stratégie du chaos. C’est sous Barack Obama que le maître du Kremlin avait envahi la Crimée et le Donbass, avant d’intervenir directement auprès du régime de Damas, en alliance avec l’Iran. Et c’est sous Joe Biden que ledit personnage, possiblement encouragé par la levée des sanctions contre le Nord Stream 2 et le désastre du retrait américain d’Afghanistan, lança son « opération spéciale » contre l’Ukraine (une guerre de haute intensité).
Depuis, il est vrai que Biden et son secrétaire d’État, Anthony Blinken, ont mis les bouchées doubles. Pourtant, ils peinent à affirmer une stratégie orientée vers la victoire militaire de l’Ukraine, rempart de l’Europe contre la Russie. Au-delà des contingences logistiques, le soutien mesuré vise à empêcher l’effondrement de ce pays, tout en conservant une marge d’action pour négocier un compromis avec Moscou. Comme si le Kremlin ne conduisait pas une guerre à but absolu, point de départ d’une lutte universelle pour l’hégémonie.
Plutôt que de pousser des cris d’orfraie à l’idée d’une nouvelle présidence Trump, il serait préférable de prendre langue avec son entourage, ceux de ses rivaux républicains aussi. D’explorer leur psyché tout en insistant sur le fait que les alliés européens ne sont plus dans les mêmes dispositions d’esprit qu’au mitan des années 2010, lorsque l’illusion de la sécurité à bon compte, financée aux trois quarts par les États-Unis, régnait encore. Bref, faire de la politique, au sens transactionnel du terme, de l’influence et du lobbying ; se salir les mains plutôt que de déplorer les « déplorables » (4).
S’il ne faut pas négliger le jeu des forces profondes outre-Atlantique, ce dont Trump est l’expression politique, la montée des dépenses militaires en Europe, l’achat de matériels américains, la part croissante du gaz de schiste nord-américain dans les importations européennes, sont autant d’arguments en faveur d’un engagement continu des États-Unis dans l’Ancien Monde. D’autant qu’un revers en Ukraine aurait des répercussions au Moyen-Orient et dans le détroit de Taïwan, et donc sur l’imperium américain.
Certes, on ne saurait ignorer le risque d’hyperextension stratégique qui pèse sur les États-Unis, simultanément présents sur les théâtres européen, moyen-oriental et asiatique : l’ampleur de l’effort et la menace d’une interconnexion des différents foyers conflictuels au travers d’une grande diagonale, dans l’Ancien Monde, exigent que les Alliés aillent encore plus loin dans le « partage du fardeau » (« Burden-sharing »). Non pas un partage des théâtres géopolitiques, car l’Europe n’a pas la force et la substance nécessaires requises pour assumer seule la défense de ses frontières et de ses approches, mais une combinaison variable sur chacun de ses théâtres.
En Europe et sur le front ukrainien, il importe que les alliés européens des États-Unis portent une plus grande part du fardeau, qu’il s’agisse d’organiser la défense au sein de l’OTAN, de livraisons militaires ou d’aides économiques et financières à Kyïv. Pour donner un ordre de grandeur, il faudrait que les coûts induits par la défense de l’Europe soient pour moitié financés par les pays européens eux-mêmes, contre un quart à ce jour. Sans que cette exigence devienne le prétexte d’un nouvel exercice d’ingénierie politique et de fédéralisme honteux.
Outre le fait que cette répartition apaiserait les ressentiments de certains Américains, cela faciliterait le redéploiement d’une partie des moyens des États-Unis sur les deux autres théâtres géopolitiques. Cela ne signifierait pas le complet désintérêt des alliés européens pour le Moyen-Orient et l’Asie. Certains d’entre eux sont présents et engagés dans ces espaces géographiques, telle la France dans la région Indo-Pacifique, et ils ont leur rôle à jouer. En revanche, il devrait aller de soi que la grande alliance occidentale a une vocation globale. Face à l’« axe du chaos » Russie-Iran-Chine, les Occidentaux doivent faire converger leurs efforts diplomatico-stratégiques, et ce à l’échelon mondial.
En guise de conclusion
Enfin, rappelons qu’une stratégie d’ensemble et de longue haleine ne peut être mise en œuvre sans une « grande idée », un système ordonné de valeurs, une conception du monde (une Weltanschauung). Pour le dire autrement, pas de grande stratégie sans métapolitique. Cette grande idée, c’est celle de l’Occident. Bien plus qu’une partie des terres émergées, une représentation globale et un camp géopolitique, l’Occident est une « région de l’Être ». Elle renvoie à Athènes, Rome et Jérusalem : cette « civilisation de la personne » dans laquelle l’homme est conçu comme un agent moral, doté de libre-arbitre et capable de trancher entre le bien et le mal. Par-delà les vicissitudes historiques et les affaissements ponctuels, l’Occident est le phare d’un monde qui menace de basculer dans l’abîme.
Notes •
(1) Nous faisons ici référence au fameux discours de Pavel Milioukov, historien russe et représentant du parti KD, à l’ouverture de la Douma, le 13 novembre 1916.
(2) Cf. Timothy Snyder, « La mort de Poutine est le grand tabou qui hante la Russie », L’Express, 9 novembre 2023 (propos recueillis par Thomas Mahler et Laetitia Strauch-Bonart).
(3) L’étymologie d’« Ernstfall » évoque l’idée de chute. Ce type de situation échappe à la normalité et ne peut donc être normé. L’anormalité de l’Ernstfall relève des défis existentiels et elle exige que l’on pose des actes souverains. Si les systèmes totalitaires simulent l’Ernstfall, afin de justifier l’illimitation du pouvoir et la mobilisation totale, les démocraties libérales tendent à le dissimuler ou à le nier.
(4) Cf. Jean-Sylvestre Mongrenier, « La guerre d’Ukraine, l’OTAN et l’Europe de la défense. Organisation et reconfiguration de l’espace euro-atlantique », Hérodote, n° 190-191, 3e-4e trimestres 2023.