11 décembre 2023 • Analyse •
Confronté à un hiver démographique difficile à surmonter, l’Allemagne, qui profitait jusque-là de la loi du nombre sur la scène européenne, pourrait voir son dépeuplement être la cause d’une perte d’influence du pays à l’échelle du continent, mais aussi du continent à l’échelle mondiale. Analyse de Gérard-François Dumont pour Diplomatie.
Parmi l’ensemble des paramètres géopolitiques, il convient de ne jamais oublier la « loi du nombre » concernant l’effectif des populations que nous avons définie ainsi : « les décisions et évolutions géopolitiques, internes et externes, sont dépendantes du nombre des hommes et celui-ci influence à son tour les stratégies des acteurs géopolitiques » (1). Avec sa réunification, l’Allemagne en a largement bénéficié pour accroître son poids au sein des instances européennes. Depuis, l’intensité de son hiver démographique en a légèrement réduit les conséquences positives et interroge sur ses capacités géopolitiques futures, compte tenu de sa probabilité de dépeuplement et des évolutions démographiques de l’Europe dans son ensemble.
L’intensité de l’hiver démographique de l’Allemagne
L’organisation régionale née avec le traité de Rome de 1957, et qui a pris le nom d’Union européenne (UE) au début des années 1990, entend jusque-là conserver un parfait équilibre entre l’Allemagne et la France, qui disposent par conséquent du même nombre de sièges au Parlement européen. Il est vrai que leur nombre d’habitants est proche. Certes, l’Allemagne, dans les frontières de la République fédérale d’Allemagne (RFA) qui existèrent jusqu’au 3 octobre 1990, date de la réunification, est au départ plus peuplée que la France. Mais, au fil de la seconde moitié des années 1970, puis des années 1980, la croissance démographique de la France est nettement positive chaque année, alors que la population de la RFA stagne aux environs de 61 millions, avec même, certaines années, une légère baisse de sa population. Cela tient à deux causes. D’abord, la fécondité de la RFA est devenue inférieure au seuil de simple remplacement dès 1971, année donc de son entrée dans « l’hiver démographique », alors que cela n’a été le cas en France qu’en 1974. Ensuite et surtout, l’hiver démographique de l’Allemagne (RFA) s’avère beaucoup plus intense que celui de la France, avec, dans les années 1980, une fécondité toujours inférieure à 1,45 enfant par femme quand celle de la France demeure supérieure à 1,8 enfant par femme.
Compte tenu de ces dynamiques différenciées, dans les années 1980, personne ne songe à remettre en cause la parité de l’Allemagne et de la France dans le système décisionnel de la Communauté européenne.
Un changement structurel dû à la réunification
Un changement structurel intervint avec la fin du rideau de fer en 1989, et la réunification en 1990. La fin du rideau de fer voit des centaines de milliers de personnes de souche allemande (les Aussiedler) quitter l’URSS ou des pays d’Europe centrale ex-communistes pour l’Allemagne puisque la loi fondamentale de la RFA de 1949, équivalente à une constitution, leur en donne le droit. S’ajoute surtout l’adjonction du territoire et de la population de l’ex-RDA (République démocratique allemande) communiste. Au total, l’Allemagne gagne près de 18 millions d’habitants et voit donc sa population dépasser les 80 millions à une date où la France compte moins de 59 millions d’habitants, y compris avec ses quatre départements d’outre-mer faisant partie de la Communauté européenne.
Ce déséquilibre démographique Allemagne-France pouvait-il ne pas avoir de conséquences géopolitiques ? Ces dernières finissent par être actées par le traité de Nice, signé le 26 février 2001. En application de ce traité, l’Allemagne dispose alors de 96 sièges au Parlement européen, soit dix-huit sièges de plus que la France. Ce poids relatif nouveau de l’Allemagne engendre des conséquences géopolitiques qui s’accroissent au XXIe siècle au fur et à mesure de nouveaux traités. En effet, avant les années 1990, le Parlement européen avait, de jure puis de facto, un pouvoir essentiellement consultatif. Puis le traité de Maastricht (1992) instaure un système de codécision entre le Conseil européen, qui réunit les chefs d’État ou chefs de gouvernement, et le Parlement européen. Ensuite, les traités d’Amsterdam (1997), de Nice et de Lisbonne (13 décembre 2007) augmentent le poids politique du Parlement européen avec l’extension des champs relevant d’une codécision et du vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil européen.
Parallèlement au traité de Nice actant la fin de la parité de sièges entre l’Allemagne et la France au Parlement européen, une seconde étape est franchie avec le traité de Lisbonne qui énonce un système précis de vote pour l’obtention de la majorité qualifiée au Conseil européen. En effet, ce traité de Lisbonne (2) confirme une clause de vérification démographique, dont le principe avait été arrêté par le traité de Nice. Les pays membres de l’Union européenne, pour les décisions pouvant être prises à la majorité qualifiée, ont un nombre de voix proportionnel à leur population. Tout membre du Conseil peut demander que la majorité qualifiée nécessaire pour une décision représente au moins 65 % de la population totale de l’Union (3). Cette clause de vérification démographique suppose que quatre États (4) puissent constituer une minorité de blocage s’ils représentent au moins 35 % de la population de l’UE. Autrement dit, le traité de Lisbonne revient à acter que l’UE peut prendre toute décision obtenant une majorité qualifiée, mais cette majorité s’avère plus difficile si le pays disposant de la population la plus nombreuse, l’Allemagne, s’associe à au moins trois États membres permettant d’atteindre les 35 %.
Au total, la loi du nombre, combinée avec les évolutions institutionnelles de l’UE, a bénéficié à l’Allemagne réunifiée au sein de cette Union depuis le début du XXIe siècle.
Une croissance modeste, mais retrouvée grâce à l’ouverture migratoire
Toutefois, dans les années 2000 et 2010, la population de l’Allemagne stagne. Ce pays connaît même un dépeuplement, donc une diminution de sa population, de 2004 à 2010. Celui-ci s’explique parce que chaque année (depuis 1972, en additionnant dès cette époque RFA et RDA), l’Allemagne compte plus de décès que de naissances, donc un accroissement naturel négatif de plus de 200 000 personnes certaines années.
Or, de 2004 à 2010, le solde migratoire positif de l’Allemagne n’est pas suffisamment élevé pour compenser cet accroissement naturel négatif. Ensuite, dans les années 2010, le solde migratoire positif de l’Allemagne augmente. D’une part, l’économie allemande est attractive pour d’autres citoyens européens issus de Pologne, d’Italie, d’Espagne, de Grèce ou des Balkans. D’autre part, L’Allemagne reçoit une immigration due aux crises géopolitiques du Moyen-Orient (Syrie, Irak et au-delà). Enfin, l’Allemagne de Madame Merkel, surtout en 2015, ouvre très largement ses portes aux migrants pouvant présenter un passeport syrien, ce qui explique un solde migratoire de 1 166 000 en 2015.
Mais, sous l’effet d’une fécondité demeurant basse et de la diminution du nombre de personnes en âge de procréer, la croissance démographique de l’Allemagne est faible : le solde migratoire élevé permet toutefois de retrouver en 2017 le maximum de 82,5 millions constaté en 2004 et d’enregistrer une tendance haussière permettant à l’Allemagne de dépasser les 83 millions d’habitants depuis 2019.
Ainsi, dans les années 2000 et 2010, la dynamique démographique naturelle reste meilleure en France qu’en Allemagne en raison, chaque année, d’un excédent des naissances sur les décès complétant un excédent migratoire annuel. Aussi, lors de la modification du nombre de députés au Parlement européen par pays, intervenue suite au retrait du Royaume-Uni de l’UE fin janvier 2020, l’Allemagne voit son nombre de parlementaires stagner à 96 sur un total abaissé de 751 à 705, tandis que celui de la France progresse de 74 à 79 sièges. Certes, cet avantage relatif emporté par la France n’a sans doute guère d’effets géopolitiques compte tenu de la très forte dispersion des parlementaires européens français dans un large éventail de groupes politiques.
Accroissement naturel de l’Allemagne
Un dépeuplement projeté
En vertu de la loi du nombre, il n’en demeure pas moins un double avantage pour l’Allemagne, au Conseil européen et au Parlement européen. Est-il pérenne ? D’une part, on ne voit guère comment l’Allemagne pourrait à moyen terme, voire à long terme, inverser son solde naturel fortement négatif. En effet, en premier lieu, sauf catastrophe épidémique, comportements sanitaires régressifs des Allemands ou guerre meurtrière, il n’y a pas de raison que l’espérance de vie baisse en Allemagne et elle pourrait même augmenter en cas de meilleurs comportements d’alimentation, de diminution de certains excès (tabac, alcool, drogue…) ou de progrès médicaux et pharmaceutiques. En second lieu, même si la fécondité de l’Allemagne remontait au niveau du seuil de simple remplacement des générations (2,1 enfants par femme), donc d’un tiers, les naissances n’augmenteraient pas dans des proportions aussi importantes, car le nombre de femmes en âge de procréer est orienté à la baisse après des décennies d’hiver démographique. Certes, la baisse constatée de ce nombre de femmes s’est déjà trouvée limitée et sera probablement limitée par des apports migratoires. Mais la fécondité plus élevée de femmes originaires de pays du Sud, dont la Turquie, n’a pas empêché l’Allemagne d’avoir une fécondité fort basse.
Considérons l’hypothèse du scénario moyen de l’ONU (5), soit la poursuite d’une immigration en Allemagne, avec un solde migratoire annuel de 155 000 personnes, équivalent à 1 550 000 sur dix ans, engendrant aussi des effets positifs sur le nombre des naissances puisque, selon la formule que j’ai proposée, « l’immigration ne rend pas stérile ». Ce scénario moyen projette une baisse de population de l’Allemagne de 83,4 millions d’habitants en 2022 à 81,3 en 2040 et 79 millions en 2050. Toujours selon ce scénario moyen, la population de la France (6), avec une période haussière, pourrait baisser ensuite dans les années 2040, mais dans de moindres proportions. En conséquence, la France, qui avait un nombre d’habitants inférieur de 18,9 millions à celui de l’Allemagne en 2022, verrait cette différence se réduire à 15,1 millions en 2040 et 13,2 millions en 2050, essentiellement sous l’effet d’une fécondité moins abaissée que celle de l’Allemagne les décennies précédentes, comme pendant celles projetées. En effet, en termes de solde migratoire, l’ONU projette seulement 68 000 personnes chaque année pour la France, un chiffre qui peut paraître faible compte tenu du solde des années 2010 (7).
Accroissement migratoire en Allemagne et en France
Les évolutions démographiques projetées de l’Allemagne signifient donc une baisse de la population, qui ne pourrait être enrayée que par une très forte croissance de la fécondité, pratiquement un doublement pour atteindre trois enfants par femme, ou par une immigration massive, donc encore plus intense que celle constatée dans les années 2010.
Si la projection moyenne se concrétisait, le droit de vote au Conseil européen de la France devrait s’améliorer au moins par rapport à celui de l’Allemagne. Pour la répartition des sièges entre États au Parlement européen, selon le principe de proportionnalité dégressive inscrit dans le traité sur l’Union européenne (article 14, paragraphe 2), l’Allemagne pourrait voir son écart de sièges avec la France se réduire.
La loi du nombre pourrait donc concourir à modifier l’un des paramètres des rapports de force géopolitique au sein de l’UE. Pour l’Allemagne comme pour d’autres pays de l’UE au dépeuplement le plus intense, cela pourrait être une double peine. Un premier affaiblissement géopolitique serait dû à la diminution de son poids démographique relatif abaissé au sein de l’UE, même s’il ne faut pas omettre le jeu des autres paramètres géopolitiques. Un second affaiblissement géopolitique tiendrait à ce que l’Union européenne dont fait partie l’Allemagne, ainsi que le continent européen, seraient dans leur ensemble en dépeuplement. En effet, le poids démographique relatif de l’Europe (Russie non comprise) dans le monde s’est abaissé des environs de 15 % en 1950 à moins de 7 % aujourd’hui. Et la projection moyenne annonce une part encore plus faible aux horizons 2030, 2040 ou 2050. L’Europe n’aurait donc plus cet atout dont elle a bénéficié pendant de nombreux siècles : le fait d’être l’un des trois grands foyers de peuplement du monde avec le sous-continent indien et l’Asie orientale.
Notes •
(1) Gérard-François Dumont, Démographie politique : les lois de la géopolitique des populations, Paris, Ellipses, 2007.
(2) Article 16.
(3) Ces nouvelles règles sont systématiquement appliquées depuis le 31 mars 2017.
(4) Pour éviter d’offrir un quasi-pouvoir de veto aux pays de l’UE les plus peuplés (la France et l’Allemagne représentent à elles seules près de 30 % de la population de l’UE), cette minorité de blocage doit être composée d’au moins quatre États membres. Cela oblige l’Allemagne et la France à convaincre au moins deux autres pays assez peuplés pour parvenir aux 35 %, si elles veulent empêcher l’adoption d’un projet de décision.
(5) United Nations, Department of Economic and Social Affairs, Population Division (2022), « World Population Prospects 2022 ».
(6) L’ONU considère les données de la France métropolitaine, mais, même en tenant compte des départements d’outre-mer, le raisonnement reste valable.
(7) Gérard-François Dumont (dir.), Populations, peuplement et territoires en France, Paris, Armand Colin, 2022.