L’improbable ouverture diplomatique russe et le point aveugle de l’historicisme occidental

Jean-Sylvestre Mongrenier, directeur de recherche à l’Institut Thomas More

13 janvier 2024 • Analyse •


Depuis le « tournant triomphaliste » de Vladimir Poutine, à la fin de l’année 2023, beaucoup de commentateurs spéculent sur un arrangement du type « la paix contre les territoires ». Le règlement du « conflit » reposerait sur la loi des intérêts bien compris. Rien dans le discours géopolitique russe ou dans le rapport des forces sur le terrain ne va en ce sens : la Russie mène contre l’Ukraine une guerre à but absolu, pour l’effacer de la carte politique. Décidément, les Occidentaux doivent réviser leur conception du devenir historique.


Passons sur le fait qu’il y a imposture à prétendre savoir mieux que Poutine et ses siloviki quels sont leurs « intérêts », supposés compatibles avec ceux qu’ils désignent comme leurs ennemis (l’ « Occident collectif »). En vérité, le sacro-saint terme d’intérêt a pris une telle extension dans le langage politique occidental qu’il ne signifie plus grand-chose. Il est devenu synonyme de motif ou de mobile. Dire d’un acteur politique qu’il a agi en fonction de ses intérêts revient à affirmer qu’il avait des raisons d’agir en ce sens. Cette lapalissade n’est pas fausse mais elle ne présente guère de valeur heuristique ou prospective.

Quid des sacro-saints « intérêts » ?

Cette façon de voir les choses et d’interpréter le devenir historique est la manifestation d’un économisme réducteur qui fausse notre rapport au monde et déforme notre compréhension des événements, en l’occurrence le retour sur le continent européen des guerres de conquêtes et du darwinisme géopolitique, revendiqués haut et fort à Moscou. À la tête de leur « État-civilisation » eurasiatique, les dirigeants russes ont lancé l’assaut contre une civilisation occidentale qu’ils dénoncent comme corrompue et répulsive. Sous cet angle, la guerre en Ukraine, irréductible à un conflit territorial, marque le retour des « guerres d’opinion », c’est-à-dire des grands affrontements idéologiques armés.

Dans une telle perspective, quid de l’axiomatique de l’intérêt ? Il serait erroné de voir dans la psychologie réductrice de l’homo œconomicus, appliquée aux questions stratégiques, militaires et géopolitiques, la conséquence du « néo-libéralisme » contemporain, érigé en causalité diabolique. Dans un ouvrage classique, Albert Hirschman montre que le discours de l’intérêt accompagne le développement de l’État moderne, un type d’unité politique qui prétend au monopole de la violence physique légitime. Face à une noblesse frondeuse, encline aux duels et aux prises d’armes, ce discours valorise un comportement sage, raisonné et calculé, au contraire des passions destructrices et des emportements violents.

Au XVIIIe siècle, le progrès des « idées philosophiques », le développement des échanges et les prodromes de la « révolution industrielle » promeuvent l’idée de la « paix par le commerce ». Montesquieu la formule comme suit : « L’effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes : si l’une a intérêt d’acheter, l’autre a intérêt de vendre ; et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels » (De l’esprit des lois, ch. XX, 1748). Ultérieurement, Benjamin Constant reprendra le thème, avec l’affirmation de la « liberté des Modernes », centrée sur la sphère privée, l’échange et les intérêts marchands, devant assurer la pacification internationale (De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, 1819).

Les formidables progrès scientifiques, techniques et économiques du XIXe siècle propulsent au firmament l’idée de « paix par le commerce », qui devient un leitmotiv de la modernité triomphante. La guerre et l’industrie sont posées comme antinomiques jusqu’à ce que les deux conflits mondiaux du XXe siècle démentent le pronostic. Les sociétés industrielles occidentales expérimentent alors le versant négatif de la modernité. L’effondrement du « monde d’hier » (Stefan Zweig) ouvre une profonde crise de civilisation.

C’est au sortir de la guerre froide (la « guerre de Cinquante Ans » selon Georges-Henri Soutou) que l’idée revient en force dans le débat. L’entrée dans une nouvelle phase de la mondialisation (en anglais, « globalization ») est supposée sinon éradiquer la guerre, du moins en limiter la manifestation à des formes dites « asymétriques », sur des théâtres exotiques, à l’écart des zones centrales du système-monde. Même la lutte contre le terrorisme djihadiste, dans un arc de crise qui s’étire « de Marrakech au Bengladesh », ne semble pas invalider la thèse de la paix par le commerce, à tout le moins comme idée régulatrice.

Certes, les sociétés occidentales postmodernes n’ont pas totalement basculé dans l’irénisme mais les conflits entre les nations du « premier monde », i.e. les pays développés, sont censés se déployer dans les seules sphères de la technoscience, de l’industrie, du commerce, de la finance et des réserves de devises. Bref, une forme nouvelle de mercantilisme qui — en raison des règles de la dissuasion nucléaire, de l’évolution des sensibilités en Occident et de l’interdépendance des nations —, exclurait un grand conflit armé interétatique. La guerre ne paie pas, elle est irrationnelle, l’heure étant à la « géoéconomie ».

La puissance des affects et des passions

Alors que le parti-État chinois cachait encore son jeu (visible pour qui voulait voir), ce fut Poutine qui dévoila le premier son programme géopolitique révisionniste, avec ses prolongements sur le plan guerrier. « Depuis que le 25 avril 2005, le président russe […] a évoqué la chute de l’URSS comme « la plus grande catastrophe géopolitique du siècle », il n’y plus lieu de s’interroger sur la représentation du monde qui prévaut à Moscou », écrivait Thérèse Delpech (L’ensauvagement. Le retour de la barbarie au XXIe siècle, Grasset, 2005).

Peu après, le maître du Kremlin prononçait devant un parterre de politiques et d’experts occidentaux incrédules un discours de guerre froide (discours de Munich, 10 février 2007). L’année suivante, il passait aux actes, envahissait la Géorgie et la démantelait, avant de satelliser son gouvernement.

Qu’importent les faits et le déploiement de la malfaisance russe, du Caucase au Moyen-Orient, en passant par la Crimée et le Donbass : les dirigeants occidentaux et l’univers de l’expertise peinent à dessiller leurs yeux. Ce qui advient ne rentre pas dans leur vision des choses, celle d’un monde régi par des processus de long terme, comme si la loi des intérêts bien compris était une ruse de l’histoire menant vers des rivages définitivement apaisés.

En somme, le marché mondial et le consumérisme universel devraient finir par noyer les volontés de puissance et d’extension de la domination. Nonobstant les titres et effets de manche sur le retour du tragique ou de l’histoire, cette vision des choses résiste. Malgré la persistance de la guerre en Ukraine, qui montre la volonté de Poutine d’en finir, avant d’aller plus loin, et les problèmes d’approvisionnement de l’armée ukrainienne, le « faux tragique » sévit : c’est grave mais pas tant que cela, ça va bien se passer.

Contre cet historicisme du pauvre, reportons-nous à la vision classique de l’histoire, telle qu’elle est exposée dans l’œuvre de Raymond Aron (voir notamment L’Aube de l’histoire universelle, une conférence prononcée à Londres, en 1960). Aron constate la réalité de processus de longue durée — l’histoire comme procès —, qui contraignent les acteurs historiques (à proprement parler, on ne fait pas l’histoire). Mais il ne réduit pas la dialectique des forces profondes à un ensemble de facteurs globalement apaisants, une forme sécularisée de providence.

Quant aux hommes — politiques, diplomates et stratèges en premier lieu —, ils disposent bien d’une certaine liberté d’action : l’histoire n’est pas que « procès », elle est aussi « drame », au sens d’accident ou encore de contingence historique. En effet, l’action humaine n’est pas réductible à la logique de l’intérêt ; elle mêle les passions et les raisons. Sur le plan des rapports entre cités, nations et empires, l’avidité, la peur et le désir de dominer (la libido dominandi) sont autant de données fondamentales qui animent les hommes et les ensembles politiques qu’ils forment. Au vrai, Thucydide avait tout dévoilé voilà deux mille cinq cents ans dans sa Guerre du Péloponnèse.

En guise de conclusion

Allons plus loin. L’appel de Poutine à la mythologie russo-eurasienne entre en résonance avec l’expérience historique des idéocraties du XXe siècle, dont les dirigeants avaient su mobiliser les forces profondes de la psyché collective (l’« Ombre » dont parle Carl G. Jung). Et le discours anti-occidental qu’il sert aux pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine (le « Sud global ») s’inscrit dans cette logique. Face à la puissance des images archétypales et des affects, il faut craindre que les appels de dirigeants occidentaux aux intérêts bien compris, à l’inclusion et à la réforme des institutions de Bretton-Woods ne pèsent pas suffisamment.

Aussi importe-t-il que l’Occident pense le mal, prenne conscience de l’urgence et de la gravité des menaces, qu’il désigne l’ennemi. Voyons dans ce terme non pas du bellicisme, mais la volonté de poser un diagnostic et d’apporter des réponses (le « challenge-and-response » de Toynbee). Et cela commence par une thérapie de la lumière. Dans la présente conjoncture géopolitique, l’Europe, plus encore que l’Amérique, doit surmonter le syndrome de Hamlet, ce prince mélancolique, sans volonté, pris dans une tempête passionnelle dont il ignore les causes et les conséquences ultimes.