12 février 2024 • Entretien •
L’ancien président américain a menacé, en cas de réélection, de ne plus garantir la protection des pays membres de l’OTAN face à la Russie. Jean-Sylvestre Mongrenier analyse les conséquences d’une telle déclaration de la part d’un ancien président américain qui aspire à le redevenir.
Donald Trump a affirmé qu’il « encouragerait » la Russie à attaquer les pays de l’OTAN mauvais payeurs. Donald Trump a rapporté une conversation avec l’un des chefs d’État de l’OTAN, sans le nommer. « Un des présidents d’un gros pays s’est levé et a dit : « Eh bien, monsieur, si on ne paie pas et qu’on est attaqué par la Russie, est-ce que vous nous protégerez ? » ». Donald Trump a alors révélé sa réponse : « Non, je ne vous protégerais pas. En fait je les encouragerais à vous faire ce qu’ils veulent. Vous devez payer vos dettes ». Quel est le principal enseignement du message de Donald Trump ? Est-ce un bluff électoral ou une menace sérieuse envers les pays de l’OTAN ?
De prime abord, conservons à l’esprit la vérité qui suit : « En voulant rassurer, on contribue au pire ». Le fait qu’un candidat à l’élection présidentielle américaine, soutenu par une bonne partie de l’électorat républicain, ancien président de surcroît, puisse tenir de tels propos est des plus inquiétants. D’autant plus qu’ils ont un aspect infantile. Quand bien même serait-ce des propos de campagne, des mensonges ou une forme de bluff, ces propos inquiètent mais ne doutons pas qu’il se trouvera des ricaneurs et des « docteurs Tant-Mieux ». D’une part, ces propos en disent long sur le personnage, mais nous le savions déjà. Depuis les années 1980, Trump n’a pas varié, indépendamment de la situation stratégique et géopolitique (cela en dit long). D’autre part, des propos irréfléchis ou à l’emporte-pièce ont des conséquences, notamment sur les perceptions des dirigeants des pays hostiles et ennemis. Je doute que les dirigeants russes, chinois et iraniens perçoivent Trump comme l’expression de la puissance irrépressible des États-Unis. Ils y voient plutôt le signe d’un profond désordre politique et de déséquilibres géostratégiques qu’ils pourront exploiter. Le début de la fin en quelque sorte.
Au demeurant, Pékin, Moscou et Téhéran, sans parler de Pyongyang, ne cessent de l’affirmer : les États-Unis et l’Occident sont au bord du précipice ; il faut pousser ce qui tombe. Les Chinois cherchent à couper les États-Unis de l’Europe en séduisant cette dernière. Moins pour se subordonner l’Europe, considérée comme quantité négligeable, que pour affaiblir les États-Unis. Et Donald Trump de jouer dans la main des dirigeants chinois ! Sur le plan international, on ne saurait pourtant dire qu’il a remporté de grands succès. Voyez la Corée du Nord ! Il pensait amadouer le tyran de Pyongyang en lui faisant miroiter un bel avenir touristique et des investissements hôteliers. Quand on y songe… Ou encore l’Iran ! Dans ce dernier cas, Trump est resté au milieu du gué : une « politique de pression maximale » sans finalité politique et volonté d’aboutir à un résultat effectif.
Sous le discours trumpiste et ses attraits pour une partie de l’électorat, l’illusion selon laquelle les États-Unis auraient le choix de participer ou non au système international. Ils le croyaient en 1914 puis à nouveau dans l’entre-deux guerres. Cela s’est très mal terminé. Dès la fin des années 1930, la partie la plus éclairée des élites américaines avaient compris l’erreur commise en 1920, celle de ne pas avoir ratifié le traité de Versailles et, consécutivement, d’avoir dédaigné la SDN. Aussi un autre cap avait-il été pris après la Deuxième Guerre mondiale. Et la grande stratégie de containment fut maintenue jusqu’à la dislocation du bloc soviétique. Ces leçons ont été oubliées, pour certains du moins. D’une certaine manière, il y a là fatalité (la temporalité d’une personne est linéaire, celle de l’inconscient collectif est cyclique). Mais, pour citer Pascal, « nous sommes embarqués » ; en cas de déflagration mondiale, les États-Unis ne pourront pas se réfugier dans un vaisseau spatial d’Elon Musk.
Au regard de cette déclaration et de cette menace envers l’OTAN, l’Europe est-elle prête notamment sur le plan politique et géopolitique au choc d’une possible réélection de Donald Trump ? Les tensions risquent-elles d’être fortes avec Donald Trump en cas de réélection ?
En cas de réélection, Trump ne serait pas seul à bord – le président des États-Unis n’est pas tout-puissant – et une large part de l’establishment politico-militaire n’est pas prêt à renoncer au statut de superpuissance des États-Unis. Cela requiert des alliances solides. Vu de Washington, la solution aux menaces et défis extérieurs ne passe pas par la liquidation des alliances ; l’enjeu géostratégique réside dans le « partage du fardeau » entre alliés, de l’Atlantique à l’Indo-Pacifique. Cela implique que les alliés européens fassent beaucoup plus par eux-mêmes, comme c’était d’ailleurs le cas au cours de la Guerre froide (la première !) : les États-Unis assuraient la moitié du budget de la défense de l’Europe et les alliés assuraient l’autre moitié. Après la Guerre froide, les Européens ont baissé la garde et le ratio est passé de 50/50 à 70/30.
Outre le fait que ce désarmement unilatéral a limité le pouvoir d’action militaire, et donc politique, des États européens, cela a fragilisé l’Alliance atlantique. En 2010, Robert Gates, ancien secrétaire à la Défense des États-Unis, avait prévenu les alliés européens du ressentiment qui montait aux États-Unis. Il n’a pas été entendu. Les dirigeants européens, et les gens qui les élisent, n’ont pas été à la hauteur. Bref, les pays européens ne sont pas prêts, quand bien même des progrès ont été faits dans les dix dernières années, et il y aura des tensions. D’ores et déjà, il faut produire de plus grands efforts militaires. Cela est plus important que de décliner à l’infini le terme de « souveraineté », au point de lui ôter toute signification.
Entre État social et État régalien, il faut faire des choix décisifs : ce serait poser un acte de souveraineté. Il importe d’édifier un pilier européen à l’intérieur de l’Alliance atlantique, de Londres à Varsovie, en passant par Paris, Berlin et Rome. Cela implique un format plus large que l’Union européenne, sans négliger le fait que ce cadre ouvre des possibilités pour financer le réarmement. L’idée est de recherche des synergies politiques, diplomatiques et militaires, pas de faire de la situation le prétexte à un nouvel exercice d’ingénierie politico-institutionnelle.
Le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a estimé que les déclarations de Donald Trump « sapent notre sécurité ». Les pays de l’OTAN sont-ils de plus en plus fragilisés et menacés après la déclaration de Trump et avec les menaces de Vladimir Poutine ? Sans l’appui américain, l’OTAN est-elle réellement démunie ?
Indubitablement, les propos de Donald Trump fragilisent l’image et la crédibilité des pays alliés. C’est pourquoi toutes les forces anti-américaines à travers le monde, ou presque, sont en faveur de Trump. Cela devrait poser question aux tenants du Make America Great Again mais les passions aveuglent. A certains moments dans l’histoire, elles prévalent et emportent tout sur leur passage. Après tout, nombre de personnes dans notre pays fantasment sur une France qui serait « ailleurs », jouerait l’un contre l’autre, et ouvrirait une nouvelle ère de suprématie. Alors, quand on est le citoyen d’une superpuissance… Il est encore plus aisé de céder à l’hubris.
Rappelons aux Américains la densité des interconnexions entre les trois principaux théâtres géopolitiques que sont l’Europe, le Moyen-Orient et l’Asie de l’Est et du Sud-Est : le dépècement de l’Ukraine, la fin de l’OTAN et la subordination de l’Europe à la « Russie-Eurasie », ce qui est le projet de Poutine, modifieraient la corrélation des forces au Moyen-Orient et dans l’Indo-Pacifique. C’est bien pour cela que l’Iran et la Chine populaire, qui ont resserré leurs alliances avec la Russie, observent avec attention le comportement géostratégique des États-Unis. Ils testent leur volonté politique, leur degré de résolution et leur puissance effective. En somme, l’Europe sans l’OTAN serait démunie, mais que les trumpistes ne pensent pas qu’il suffirait de s’arcbouter sur les frontières terrestres et maritimes des États-Unis, pour maintenir leurs positions dans le monde, sauvegarder leur prospérité et préserver leur sécurité nationale.
Pour conclure, quelles lignes d’action pour les États européens ?
De telles incertitudes rendent encore plus nécessaire le soutien à l’Ukraine qui, de facto, constitue le bastion avancé de l’OTAN, celle-ci demeurant centrée sur la défense collective de ses membres. La guerre d’Ukraine accapare les ressources militaires russes, ce qui préserve l’OTAN. Si tel n’était pas le cas, le maître du Kremlin se hâterait de tester sa solidité, de saper l’article 5 par diverses provocations, avant de s’y attaquer au pied de biche. Qu’on se garde en de croire qu’un arrangement territorial en Ukraine, du type « les Sudètes contre la paix », annulerait la menace. Vladimir Poutine voit la Russie-Eurasie comme l’aile marchante d’une « Grande Asie, » appelée à balayer l’Occident. Dans sa vision du monde, l’Europe est condamnée à redevenir le « petit cap du continent asiatique », pour vivre au rythme des steppes, sous un condominium sino-russe. Divisée entre États croupions jouant les uns contre les autres, elle fournirait au Kremlin les ressources économiques et technologiques nécessaires à son programme de puissance.
En somme, les alliés européens des États-Unis doivent s’efforce de préserver l’OTAN, dans sa mission de défense collective, en y contribuant bien plus militairement. Simultanément, il leur faut privilégier une « coalition de bonnes volontés » pour renforcer leur soutien à l’Ukraine, en donnant à ses armées les moyens de se battre (des Mirage 2000 pour l’Ukraine !), et à son industrie d’armement la possibilité de monter en puissance. Au demeurant, il est urgent de partager le fardeau de la défense de l’Occident. Avec ou sans Trump à la Maison Blanche (rien n’est joué), l’hyperextension stratégique à laquelle les États-Unis sont soumis affaiblit leurs capacités militaires et leur réactivité géopolitique. Sur ce point, il est d’ailleurs regrettable que les États européens ne soient pas plus engagés dans la préservation de la liberté de navigation en mer Rouge.