4 avril 2024 • Analyse •
Depuis qu’il est au pouvoir, Erdogan a empêché de nouvelles têtes d’émerger au sein de son parti, l’AKP, compromettant ses chances de conserver le pouvoir en Turquie. Analyse de Selmin Seda Coskun, chercheuse associée et co-animatrice du programme de recherche Le nouvel Orient turc de l’Institut Thomas More.
Les élections locales ayant eu lieu ce dimanche 31 mars vont sans doute marquer le début d’un nouveau cycle dans la vie politique turque. Si elles ne signifient pas la fin du règne personnel d’Erdogan, elles marquent la fin de la prédominance de son parti, désormais en grave déclin. La défaite de l’AKP conduira selon toute vraisemblance à sa fragilisation et, Erdogan ayant annoncé qu’il ne se représenterai pas en 2028, son ou ses successeurs risquent d’avoir du mal à reproduire ses succès. D’autant que, forte du succès de dimanche, l’opposition devrait avoir le vent poupe pour 2028.
Le CHP premier parti du pays
Avec l’un des meilleurs résultats de son histoire à un moment où il semblait le plus ébranlé après sa défaite aux élections présidentielle et législative de mai 2023, le CHP (Parti républicain du peuple, centre-gauche), principal parti d’opposition, a non seulement conservé les grandes villes d’une importance cruciale (Istanbul, Ankara, Izmir) mais a réussi à accroître le nombre de ses voix dans tout le pays. Il a battu les candidats de l’AKP dans plusieurs de ses bastions. Avec le taux de participation de 78%, remportant un total de 35 villes et 420 municipalités à l’échelle de la Turquie, le CHP est devenu le premier parti de Turquie (37,74%), devant l’AKP (35,54%).
Le terne Kılıcdaroglu écarté
Trois principaux facteurs expliquent le succès de l’opposition. Premièrement, après la défaite du CHP en 2023, la nouvelle direction du parti (Özgür Özel remplaçant Kemal Kılıcdaroglu) a pris des risque avec une nouvelle organisation et une nouvelle méthode de travail, qui se sont révélées payantes. Outre Ekrem Imamoglu, le charismatique maire d’Istanbul, qui s’est posé en brillant rival d’Erdogan ces dernières années, Mansur Yavas maire d’Ankara, a également fait une remarquable campagne. Deuxièmement, le CHP a su rallier les voix du parti IYI (centre-droit) et des Kurdes, qui ont pour leur part éclipsé l’AKP dans les régions de l’est et du sud-est du pays. Enfin, la démobilisation des électeurs de l’AKP, notamment en raison de la récente crise économique, a donné un net avantage à l’opposition.
L’AKP et sa coalition conservent le pouvoir central
Cette sèche sanction s’explique aussi, plus profondément, par le fait que l’AKP n’a cessé de décliner ces dernières années. Fondé par Erdogan dans le prolongement de partis islamistes déjà existants, l’AKP est au pouvoir depuis qu’il a remporté ses premières victoires électorales en 2002. Depuis qu’Erdogan a quitté la présidence du parti en 2014, le fossé entre lui et son parti s’est lentement creusé. Lors des élections de 2015, l’AKP perdit pour la première fois sa majorité parlementaire sous la direction d’Ahmet Davutoglu, alors Premier ministre. Et Binali Yıldırım, qui prit ses fonctions en 2016, ne fut pas en mesure de rétablir l’élan d’Erdogan. Depuis, l’AKP n’a trouvé à s’allier qu’au parti nationaliste MHP, peinant à élargir sa base.
Certes, avec le soutien des partis nationalistes, islamistes et islamo-kurdes, l’AKP est arrivé à obtenir la majorité au Parlement lors des élections de 2023. Mais, après les élections, le gouvernement s’est trouvé confronté à d’importantes difficultés économiques qui l’ont vite rendu impopulaire. A l’inverse des élections de 2023 et suite aux dévastations économiques causée par les tremblements de terre majeurs de février, les élections de 2024 se sont déroulées avec des ressources limitées. L’AKP n’a pas pu faire de promesses inconsidérées. Poussant vers un vote-sanction nombre de retraités, d’employés et de chômeurs, mécontents d’une l’hyperinflation croissante, la crise économique actuelle a été la principale alliée de l’opposition.
Qui sera sultan à la place du sultan ?
On voit mal comment l’AKP pourra conserver le soutien massif de pans entiers de la population après le départ annoncé d’Erdogan, car une grande partie de ce soutien repose sur son leadership personnel. Comme l’analysait Max Weber, un leader qui sait bien lire la sensibilité d’une société et en exprimer les attentes peut être suivi par la masse, parce que le sentiment d’impuissance ressenti par la société peut être renforcé par l’influence de son charisme. Cependant, ce type de leadership émerge généralement d’une conjoncture sociologique et politique singulière, d’un moment de crise ou de doute d’une société. Erdogan a su capter l’attention d’une partie de la population turque sensible aux revendications musulmanes, en réaction à l’héritage politique kémaliste. Sa capacité à lire les sensibilités sociales et à s’intégrer à la société a renforcé son influence, suscitant chez certains un sentiment d’impuissance face à son charisme et à sa confiance en lui-même. A ce jour, on ne voit personne dans son camp capable de lui succéder.
A l’inverse, l’opposition dispose de deux fortes figures. Au lendemain de ce 31 mars, bien des acteurs se projettent dans l’après-Erdogan. Il est possible, bien sûr, qu’Erdogan se lance dans des modifications constitutionnelles (dont il a parlé avant l’élection) ou annonce des élections anticipées. Mais même s’il faisait un tel choix, celui d’une fuite en avant autoritaire, il ne pourra effacer les résultats de dimanche.
Un nouveau cycle s’ouvre. Celui de tous les dangers, peut-être. Mais aussi celui de toutes les opportunités, si l’opposition sait être à la hauteur de l’enjeu.