Législatives · Le méfait du Prince organise le chaos démocratique

Lyvann Vaté, professeur agrégé de philosophie, chercheur associé à l’Institut Thomas More

21 juin 2024 • Opinion •


La démocratie représentative nécessite du temps pour organiser la mise en compétition des projets. La décision d’une campagne effectuée dans l’urgence absolue perturbe ce processus, explique Lyvann Vaté, professeur agrégé de philosophie, chercheur associé à l’Institut Thomas More.


Est souverain, écrivait Carl Schmitt, qui décide dans la situation exceptionnelle : l’essence du politique ne se révèle pas dans le cours normal de l’administration des affaires communes, mais dans l’exception et l’événement qu’elle laisse se déployer – dans la crise, au double sens paradoxal de prise de décision et de moment d’indécision. Il existe néanmoins une petite ambiguïté quant au sens de la préposition über – est souverain qui décide de la situation exceptionnelle, de ce qui fait exception : l’arbitraire du prince reviendrait donc à organiser la crise. En se livrant à une dissolution de convenance de la représentation populaire, Emmanuel Macron déstabilise le pays à dessein, sous couvert de régénérer l’expression démocratique. Sans fournir d’argument solide à même de légitimer cet arbitrage, il a opéré un choix qui ne peut apparaître que comme une décision de confort qui expose notre pays au risque d’une quatrième cohabitation. Soucieux d’éreinter le Rassemblement national en vue de 2027 en lui infligeant l’usure du pouvoir, le président, pour la première fois, dissout pour orchestrer la défaite de son propre camp et non pas pour renforcer les siens. Jeu malsain qui biaise l’esprit de la dissolution, dont chacun peut se demander à quelles fins elle a été décidée, et, d’abord, exigée. La question qui partout rejaillit – « mais pourquoi donc a-t-il cédé à cette exigence du RN ? » – masque, de ce point de vue, une question au moins aussi décisive : pourquoi le RN a-t-il exigé une dissolution, en lieu et place d’une démission, à supposer d’ailleurs qu’un résultat même médiocre à une élection intermédiaire doive entraîner de pareilles conséquences ?

En provoquant une élection législative vingt-et-un jours après l’élection européenne, Emmanuel Macron a troublé la sérénité du processus démocratique, contraignant les uns et les autres à des candidatures précipitées, à des difficultés considérables de financement, lesquelles produisent des renoncements de dernière minute, à des candidatures floues quant à l’affiliation politique et à une campagne d’urgence qui ne donne pas aux électeurs le temps nécessaire à une décision éclairée.

La position d’un second tour au 7 juillet, à un moment de l’année où nombre de nos concitoyens sont absents de chez eux et où beaucoup ont déjà pris des engagements, provoquera immanquablement un surcroît important de procurations que l’Etat ne saura pas gérer, pas plus qu’il n’est en mesure de le faire sans dysfonctionnement à l’occasion d’élections prévues de longue date, où des lacunes préoccupantes quant à l’envoi dans les délais des circulaires officielles ont été maintes fois relevées. Dans d’innombrables communes, un trop faible nombre de volontaires pour tenir les bureaux provoque d’ores et déjà des scrutins conduits précairement en sous-effectif, maximisant le risque d’erreurs ou d’irrégularités. Ceux-ci produiront ce que chacun peut déjà anticiper : une multiplication des recours, des annulations d’élections, des vacances de mandats avant de nouvelles élections partielles après des élections anticipées.

Dans ces conditions, qui laissent craindre une altération significative de la sincérité du scrutin, Emmanuel Macron contraint les Français à désigner de nouveaux représentants dans un délai que personne n’a jamais laissé lors d’aucune élection. Il faut rappeler que presque cinq semaines espaçaient la dissolution de 1997 – qu’annonçait déjà la rumeur – des élections qui provoquèrent l’arrivée au pouvoir de la gauche plurielle. De même, cinq semaines distanciaient les élections des 18 et 25 novembre 1962, et la dissolution du 9 octobre, elle-même consécutive au vote de la censure le 4, et donc largement anticipable, de sorte que les partis s’étaient organisés en conséquence.

Que chacun recompte attentivement : entre la déclaration du président Macron et l’ouverture des bureaux le 30 juin à 8h, à peine vingt jours pleins se seront écoulés. Si l’on tient compte de l’arrêt de la campagne officielle le vendredi soir à minuit, on tombe à dix-huit, lors même que l’article 12 de la Constitution prévoit que des élections législatives postérieures à une dissolution ne peuvent advenir dans un délai supérieur à quarante jours, mais pas inférieur à vingt… Dans un contexte de crise politique autrement plus grave que ce que nous vivons, le Général de Gaulle avait laissé courir un délai supérieur lorsqu’il dissolut l’Assemblée à la fin du mois de mai 1968. Le président Macron tort ainsi l’esprit des institutions, comme il l’a déjà fait à plusieurs reprises : ainsi, l’engagement de responsabilité sur un texte prévu à l’article 49 alinéa 3 étant unanimement conçu comme un dispositif d’urgence très exceptionnel, il n’avait pas vocation à être mobilisé presque tous les mois.

La démocratie est affaire de temps long : plus une décision est prise en urgence, moins elle est le produit d’une démarche délibérative issue d’un consensus large, moins elle entraîne l’adhésion du plus grand nombre. Plus la décision est prise rapidement, moins elle est le résultat d’une concertation étendue ou l’expression du discernement éclairé des représentés. La réitération de l’élection est un aspect central des démocraties modernes – c’est d’ailleurs pourquoi l’hypothèse de l’élection à vie a été d’emblée rejetée par les fondateurs des régimes démocratiques fondés sur la représentativité. Dans des conditions normales, la crainte de la sanction par les urnes rend les représentants réceptifs aux attentes de l’opinion et l’échéance de nouveaux scrutins permet la reddition de comptes.

Mais dans un climat d’urgence, le retour aux urnes peut-il véritablement produire de tels effets vertueux ? Abstraction faite des désignations fondées sur le tirage au sort – dont on aura remarqué qu’elles sont, depuis plus de quatre-cents ans, absentes de presque tous les régimes modernes à l’exception de la désignation des doges – toutes les élections appellent implicitement un certain temps à même de les préparer. Et cela vaut même pour les élections sans désignation de représentants, comme les campagnes référendaires où se déploient des argumentaires antagonistes favorisant la réflexion de l’électeur. Raymond Aron définit la démocratie comme l’organisation raisonnable de la concurrence pacifique. Alors que la situation internationale est très incertaine, et à la veille de l’organisation d’un événement d’envergure planétaire – les Jeux olympiques –, privilégier une campagne effectuée dans l’urgence empêche la saine mise en compétition des projets politiques, qui réclame du temps pour s’orchestrer. A l’origine conçue pour répondre à une crise et non pour en créer une, la dissolution, décidée dans de telles conditions, condamne le pays à une situation de « chaos procédural » au point de vue de l’esprit des institutions.