Juillet 2024 • Note d’actualité 92 •
Dans un monde dont les points d’équilibre se dérobent, la mondialisation marchande s’efface derrière la mondialisation guerrière, les rivalités de puissance dictant désormais les conditions des jeux de l’échange. Signe des temps, le terme de « souveraineté » est repris à l’envie et décliné dans toutes les sphères d’activité humaine, au point d’être galvaudé. La vie politique française et les récentes élections européennes en témoignent. Leitmotiv de l’impuissance ? L’incantation à la déesse « souveraineté » – nationale ou européenne, selon les cas – ne suffira pas. A la veille du sommet de l’OTAN, qui se réunira à Washington du 9 au 11 juillet prochains pour la célébration du 75e anniversaire de l’Alliance, il importe de rappeler que l’exercice concret de la souveraineté requiert un certain nombre de conditions, dont la claire conscience des enjeux de l’époque.
S’il est un domaine dans lequel le terme de souveraineté s’impose, c’est bien celui de la défense, de la géostratégie des nations et de la géopolitique des grands ensembles spatiaux. Aussi la souveraineté ne saurait-elle être réduite à un concept de droit public, moins encore à une expectative, à l’instar de la « souveraineté européenne ». Phénomène de force et de puissance, la souveraineté est l’attribut du commandement politique. Elle implique l’existence d’une unité de puissance, c’est-à-dire d’un acteur géostratégique de plein exercice, en droit et dans les faits. La seule reconnaissance internationale d’un État et sa participation aux instances multilatérales ne suffisent pas à assurer l’exercice concret de la souveraineté, au sens éminent du terme.
C’est au moment des grandes épreuves, lors d’une situation de détresse, que la souveraineté se révèle. Lorsque le droit est silencieux ou que les régimes juridiques internationaux se révèlent impuissants, le caractère exceptionnel de la situation requiert une décision politique qui transcende les habitudes acquises et restaure un ordre concret. Alors se pose la question de la souveraineté : « Est souverain celui qui décide dans l’exception », explique Julien Freund, théoricien de l’essence du politique. Encore faut-il être préparé à cette grande épreuve, matériellement, moralement et spirituellement. Or l’État est menacé de submersion par la société, les exigences des uns et des autres sur le plan domestique (« Chacun pour soi, l’État pour tous »), un épicurisme bas de gamme qui n’est pas sans rappeler les derniers temps de l’ancienne république romaine, plus généralement par l’« ère du vide » (Gilles Lipotvestky). Bref, la distinction hégélienne entre société civile et société politique s’efface.
Bien au contraire, il importe que l’État se tienne au-dessus de la société civile, qu’il soit doté d’instruments de puissance, que les esprits ne soient pas « provincialisés », les politiques qui aspirent à gouverner devant être conscients du fait que l’aube de l’Histoire universelle s’est levée. Les périls des temps présents et les années décisives dans lesquelles nous entrons exigent une conception altière et affirmée de la souveraineté, non pas une contrefaçon clochemerlesque. Cette conception de la souveraineté, que les anciens Romains nommaient la « majestas » ou encore le « summum imperium », exige que l’on affronte la situation de détresse : poser des actes décisifs qui bouleversent le cours des choses.
Les conditions d’une pleine souveraineté
Pour poser des actes de souveraineté, il faut que l’État national, ou un autre type d’unité politique (un « État-civilisation » par exemple), soit « doté », pour reprendre une expression inélégante qu’affectionnent diplomates et militaires français. En l’occurrence, il importe que la France soit un « État vrai », avec un appareil diplomatique et militaire à la mesure de son statut international (le siège de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies et la force de frappe nucléaire), un appareil de puissance en ligne avec ses ambitions sur la scène mondiale. La chose devrait aller de soi mais elle n’apparaît pas comme évidente. Certes, la France demeure une puissance militaire de premier ordre, mais le maintien d’une certaine autonomie stratégique et l’insistance mise sur le statut d’État nucléaire ne sauraient masquer la forte contraction du système militaire, alors même qu’une guerre de haute intensité (une « vraie guerre » en quelque sorte), à l’instar de celle que la Russie mène contre l’Ukraine, souligne l’importance du volume, de la masse et des effectifs. Or la France a désormais l’allure d’une « superpuissance en réduction » (un « bonzaï stratégique », disent les méchantes langues), beaucoup plus dépendante en réalité que ne le laissent penser les envolées sur le thème du « roc », de la « puissance d’équilibre » (la France serait-elle « ailleurs » ?) ou de la « première puissance militaire européenne ». Qu’on cesse donc de se payer de mots.
Du fait d’un plus grand effort militaire allemand, de l’aguerrissement de l’armée ukrainienne et de l’importance croissante de la Pologne, il est possible que la France subisse un déclassement stratégique en Europe, avec un poids politique, diplomatique et militaire moindre en Europe comme au sein des alliances occidentales. D’autant plus que les assises économiques et financières, déjà fragiles, sont gravement menacées par des programmes électoraux dispendieux, la dissolution de l’Assemblée nationale du 9 juin dernier entraînant une surenchère démagogique. La guerre en Ukraine et les ambitions géopolitiques de la Russie-Eurasie sur le continent européen imposent que l’on consacre bien plus de moyens et d’argent à la Res Militari. Ainsi est-il aisé de pérorer sur les dangers du monde et d’invoquer la déesse « souveraineté », mais c’est à l’aune des capacités et des budgets que l’on jaugera les intentions (« Point d’argent, point de Suisse »). Il ne s’agit pas d’afficher son volontarisme, en faisant fi des servitudes qui pèsent sur l’action. Force est de constater que la dilatation de la sphère publique et l’interventionnisme tous azimuts, en phase avec un certain nombre d’involutions (individualisme narcissique et liquéfaction des mœurs), ont provoqué une grande confusion entre État et société : la puissance publique devrait être mise au service des desiderata et lubies de chacun. Au contraire, c’est une conception altière de la souveraineté qui permettra de faire le départ entre ce qui relève des fonctions régaliennes d’une part, et d’autre part ce qui relève de la responsabilité personnelle et de la sphère privée.
Du fait que l’État social (le Welfare State) a dévoré l’État régalien (le Warfare State), la question des moyens devant être consacrés aux forces armées, condition sine qua non d’une souveraineté de plein exercice, est particulièrement critique. Il importe d’être conscient de l’état des finances publiques, tout autant délabrées que si nous sortions d’une grande guerre. Cette situation, plus encore qu’un européisme échevelé ou un « fédéralisme honteux » (car non assumé), explique le fait que les gouvernements français comptent sur de nouveaux emprunts communs européens pour financer l’indispensable effort militaire et technologique qu’exigent épreuves, menaces et manœuvres de déstabilisation aux limites et frontières de l’Europe, voire sur le territoire des États membres des instances euro-atlantiques (Union européenne et OTAN). Assurément, le Fonds européen de défense et la Facilité européenne de paix, mis à profit pour financer le soutien militaro-industriel à l’Ukraine, sont de précieux instruments qu’il faut utiliser pleinement ; un certain nombre de dépenses militaires essentielles à la défense de l’Europe doivent être mutualisées. Il n’en demeure pas moins qu’un État aussi fiscaliste et dispendieux que celui de la France ne devrait pas être contraint de se tourner vers ces financements communs pour espérer maintenir son rang militaire et peser de manière décisive dans les affaires européennes. Pourtant, bien peu de forces politiques françaises s’en soucient véritablement. La plupart des critiques d’Emmanuel Macron ont fait leur le « quoi qu’il en coûte », une attitude aux antipodes d’une claire conscience de ce qu’est la souveraineté.
Souveraineté, Europe et atlantisme
Sur le plan européen, le primat longtemps accordé au « couple franco-allemand », expression française sans écho en Allemagne, est le signe d’une dissonance cognitive, c’est-à-dire d’un écart entre le monde et les représentations nationales, voire la manifestation d’une régression psychopolitique. Depuis plus d’une génération, l’Europe a pivoté sur ses gonds, l’effondrement du système Est-Ouest, celui de la première guerre froide du moins, autorisant la reconnexion entre les confins atlantiques de l’Europe et son hinterland continental (l’« Occident kidnappé » de Milan Kundera). C’est donc une Europe de l’Atlantique au bassin du Don (l’ancien Tanaïs est vraie frontière géohistorique de notre continent), qu’il faut penser et organiser, avec une Allemagne réunifiée, désormais en situation centrale à l’échelon continental.
Dans un tel ensemble spatial, il ne saurait être question de prétendre se subordonner une « petite Allemagne » (telle l’Allemagne de l’Ouest d’avant 1990) en fonction des attentes de Paris, pour mettre en place une Pax Gallica qui recouvrirait l’Ouest européen. Dans les années 1960, De Gaulle avait déjà échoué à conduire un tel projet car il ne correspondait pas à la situation historique. Aujourd’hui, il est moins encore question de fondre les souverainetés des différents États européens dans un ensemble politiquement intégré sous la direction de la France. Tout simplement parce que nul ne le veut : l’Union européenne n’est pas parvenue à ce que Pierre Manent nomme le « moment cicéronien », c’est-à-dire le point de basculement d’une forme politique à une autre. Et les dynamiques géopolitiques ne vont pas en ce sens (comme le montre la poussée des forces nationalistes et populistes).
L’enjeu est de conjuguer les souverainetés des principaux États membres, de favoriser les synergies, de façon à pouvoir agir en commun lorsque la situation l’exige : une confédération paneuropéenne, étayée par un pilier atlantique (l’OTAN). Tout au plus l’expression de « souveraineté européenne » constitue-t-elle une métaphore pour désigner une capacité d’action collective. C’est d’ailleurs ainsi que les Allemands l’entendent. L’extension des échelles géographiques exige que les dirigeants français portent leur regard au-delà de la seule Allemagne.
L’idée est de penser en termes de continent, depuis l’archipel britannique jusqu’à l’isthme qui court de la Baltique à la mer Noire. Il est vrai qu’au bout de six années de sous-estimation de la menace russe, d’incompréhension de ce qui anime le maître du Kremlin, Emmanuel Macron aura enfin compris l’importance d’une politique active et volontaire en Ukraine et sur les confins orientaux de l’Europe (voir le discours de Bratislava, 31 mai 2023). Que de temps perdu !
Ainsi faudra-t-il accorder bien plus d’attention et d’importance encore à la Pologne, une nation amie trop souvent déconsidérée dans les faits, qui est appelée à peser dans les équilibres euro-atlantiques. Plus encore si une sorte d’union « Pologne-Ukraine » — possible, concevable et souhaitable, dans un cadre euro-atlantique —, prenait forme et donnait de la consistance à ce que l’on appelait dans l’entre-deux-guerres la « barrière de l’Est ». Précisons les choses : les espoirs inconsidérés investis dans le « couple franco-allemand » et les désillusions qui en découlent ne doivent pas déboucher sur une sorte d’énantiodromie (une « course en sens contraire »), c’est-à-dire une évolution dans le sens opposé à celui initialement recherché. En d’autres termes, il ne s’agit pas d’insinuer que nous serions en conflit avec l’Allemagne (un discours souverainiste récurrent), d’entonner le chant des dragons de Noailles et de prétendre constituer une alliance de revers, à l’instar de la « Petite Entente » dans l’entre-deux guerres. Le grand enjeu stratégique paneuropéen est de contenir l’expansionnisme territorial russe, passé une nouvelle fois aux actes le 24 février 2022, et de stabiliser l’Europe géopolitique, en renforçant les alliances existantes avec les nations directement menacées, les plus à même aussi de produire les efforts nécessaires, depuis l’Europe du Nord (rappelons l’adhésion à l’OTAN de la Finlande et de la Suède) jusqu’à la Méditerranée orientale.
En vérité, le rôle de la France, sa puissance et sa capacité à peser sur le cours du monde, reposent notamment sur son alliance avec le Royaume-Uni, une puissance singulièrement négligée depuis le Brexit – les torts sont partagés, la vieille anglophobie ayant pour pendant, outre-Manche, une certaine gallophobie –, ainsi qu’avec les États-Unis, dont l’opinion publique est certes travaillée par l’idée d’un illusoire « grand retranchement » mais où rien n’est encore joué. Cela ne va évidemment pas sans contrariétés et désagréments, exploités par les pro-russes, mais il en fut de même dans toutes les alliances passées. Qu’on ouvre donc l’histoire diplomatique d’Albert Sorel, un auteur oublié en France mais considéré par les diplomates américains comme un maître de l’« histoire appliquée » (Applied History). Toujours est-il que les destinées des trois principales puissances occidentales sont étroitement associées depuis le début du vingtième siècle, ce que Clemenceau et son proche collaborateur, André Tardieu, avaient compris lors de la Première Guerre mondiale : il ne pouvait y avoir de restauration de l’ancien « concert européen », détruit en 1914 ; il fallait donc organiser la sécurité à l’échelon transatlantique. C’est alors que l’« atlantisme » prit forme.
Présentement, la France, les États-Unis et le Royaume-Uni conjuguent leur souveraineté à l’intérieur du Conseil de sécurité des Nations Unies (ces trois puissances forment le « P3 »). Nonobstant la mystique nucléaire française, elles sont étroitement alliées sur ce plan aussi et coopèrent bien plus profondément que le commun ne le pense. Enfin, ces trois puissances animent l’Alliance atlantique, les forces nucléaires françaises et britanniques contribuant à la dissuasion globale de l’OTAN (voir la Déclaration d’Ottawa, 1974). D’une manière générale, au fil de l’histoire, un « monde atlantique » a émergé, donnant vie à une grande alliance des nations atlantiques. Cette alliance confère une forme géopolitique à l’Occident : il importe de la maintenir, de la renouveler et de l’élargir.
De l’Atlantique à l’Indo-Pacifique
L’outre-mer, c’est aussi la « plus grande Méditerranée » de Fernand Braudel et Yves Lacoste. De l’Afrique du Nord au Levant, jusque dans le golfe Arabo-Persique, la France doit tenir son rang, en s’appuyant sur ses alliés régionaux, dont le Maroc et les Émirats arabes unis, ainsi qu’Israël. En somme, l’axe stratégique promu par les accords d’Abraham, que la guerre de Gaza n’a pas définitivement détruit. Envers et contre le régime irano-chiite, « maillon » moyen-oriental des puissances révisionnistes (l’axe Moscou-Téhéran-Pékin, prolongé par Pyongyang). Au-delà des approches maritimes du territoire métropolitain, entre Atlantique et Méditerranée, les considérations sur la mer et la puissance navale conduisent au « grand large », au sens que Churchill donnait à ce syntagme. En fait comme en droit, la souveraineté française doit être pensée à l’échelon mondial, l’existence de territoires outre-mer et la possession du deuxième domaine maritime mondial excluant que la réflexion se limite au continent européen. La souveraineté française est celle de la « plus grande France », présente sur toutes les mers du monde. Une grande part de ces territoires et du domaine maritime se trouve dans le Pacifique, ce « Grand Océan » où s’élaborent de nouveaux équilibres de puissance et de richesse. La « plus grande France » est aussi présente dans l’océan Indien, par où passent d’importants flux énergétiques et commerciaux entre l’Europe, le golfe Arabo-Persique, l’Asie du Sud et de l’Est. Bref, la France est comparable à une « puissance amphibie », ce qui met en perspective les enjeux d’un second porte-avions, un outil de puissance indispensable pour assumer la totalité de ses ambitions et responsabilités mondiales. Il importe donc de réaliser que la défense et la prospérité de la France commencent au large, bien au-delà de « l’Europe aux anciens parapets », selon la belle formule de Rimbaud.
Aussi ne saurait-on trop insister sur le porte-avions et son escorte, critère de puissance et moyen d’action sans équivalent. Le déploiement constant d’un groupe aéronaval assure au pouvoir politique la capacité d’agir, sans être dépendant des contraintes diplomatiques et logistiques qui conditionnent la circulation dans des espaces aériens étrangers et l’action à partir de bases au sol (un porte-avions est une base mobile souveraine). La présence d’un groupe aéronaval dans une partie du monde permet d’afficher son ambition politique et sa résolution, de tenir un rôle décisif au sein des alliances, de peser dans la concertation internationale et dans la grande politique mondiale. Puissant, mobile et autonome, moins vulnérable qu’une installation fixe, le groupe aéronaval est susceptible de trois emplois sur le plan militaire. Deux emplois en action contre la terre : sa puissance de feu assure l’« entrée en premier », avant qu’une base aérienne soit implantée au sol, à proximité du théâtre d’opérations (ce qui peut prendre des mois) ; ensuite, le groupe aéronaval a la capacité de renforcer la manœuvre terrestre, sans augmenter l’empreinte au sol. Enfin, le troisième emploi porte sur la maîtrise des espaces maritimes : la mise en œuvre d’un groupe aéronaval est déterminante dans l’action contre la flotte de combat ennemie ; l’aviation embarquée assure une allonge en termes de renseignement et de frappe qui permet de surclasser l’adversaire. En somme, le porte-avions, avec son escorte (le groupe aéronaval), est un outil de puissance politique, de suprématie navale et de supériorité aérienne qui assure à la nation détentrice qu’elle sera partie prenante du règlement d’un conflit, qu’elle aura aussi les moyens d’imposer sa volonté. C’est une question de souveraineté, au sens le plus existentiel du terme.
À l’échelon mondial, la souveraineté française et son prolongement militaire, en termes de puissance navale et maritime, doivent être affirmés dans la vaste zone Indo-Pacifique, ce qui nécessitera des moyens supplémentaires ainsi qu’une ferme politique des alliances. Sur ce point, les palinodies quant au rapport de la France et de l’Europe à la Chine populaire ont brouillé le schéma d’ensemble. De fait, le pacte AUKUS a été négocié alors que Paris, sur le plan rhétorique, se présentait comme un tiers pacificateur entre Chinois et Américains, pour prendre la tête d’une illusoire troisième voie. En marge du sommet atlantique de Bruxelles (14 juin 2021), Emmanuel Macron se posait ainsi en adversaire du « China turn » de l’OTAN ; le président français s’était alors employé à freiner ce redéploiement. Il faut espérer que le sommet atlantique de Washington (9-11 juillet 2024) permettra de mieux prendre en compte les périls liés aux ambitions de puissance de Pékin.
De fait, la menace véhiculée par la sino-mondialisation n’est pas limitée à une lointaine « Asie-Pacifique ». D’une part, les enjeux que recouvrent le droit de la mer et le principe de libre navigation, dans la « Méditerranée asiatique » (mers de Chine du Sud et de l’Est) et dans l’Indo-Pacifique, sont concrets : les deux cinquièmes des échanges entre l’Europe et l’Asie transitent par la mer de Chine du Sud, et une agression chinoise de Taïwan aurait des répercussions en Europe. D’autre part, la Chine populaire projette pouvoir et influence dans l’environnement géographique de l’Europe, de l’Arctique à la Méditerranée. Au regard des enjeux, il importe donc que l’Occident fasse bloc dans l’Indo-Pacifique. Cela passe par une politique amicale ouverte, assumée et audacieuse à l’égard de Taïwan. Ensuite, la France devra renforcer les partenariats existants — avec l’Inde, le Japon et Singapour —, négocier d’autres partenariats avec l’Indonésie, la Malaisie ou encore la Corée du Sud. Si elle veut garantir ses territoires et ses intérêts maritimes sur le théâtre Indo-Pacifique, il lui faudra s’entendre avec les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie. À ce stade, il serait prématuré d’envisager un élargissement de l’AUKUS mais rien ne s’oppose à la pleine participation de la France à un « Quad + »
Au-delà du principe de souveraineté
Enfin, prendre à bras le corps la question de la souveraineté ne signifie pas sacrifier à l’idole étatique, au culte de la Machtpolitik, à l’illusion de l’omnipotence : la puissance ne vaut que par le champ des possibles qu’elle ouvre. En vérité, l’absolutisation de la souveraineté est un travers de la pensée moderne, lorsque la déchirure de la « tunique sans couture » de la Chrétienté fit progressivement perdre de vue tout point de référence au-delà du politique. Or un régime politique qui n’aurait d’autre raison d’être que son auto-conservation serait de peu de valeur. Le philosophe Julien Freund y voyait même un signe sûr de décadence. Chez les anciens Grecs en effet, la question du meilleur régime politique n’allait pas sans une réflexion sur les dieux, le cosmos et la vertu : être juste signifiait être ajusté à l’ordre du monde. À la suite de la christianisation, le devenir de la cité terrestre ne pouvait être pensé indépendamment de la cité céleste, sans confusion des plans mais dans une quête d’harmonie entre les sphères temporelle et spirituelle.
Dans le cas de la France, rappelons qu’elle se situe au cœur de l’Occident et ce dans toutes les acceptions de ce concept. Dans La France en marbre blanc, Louis Rougier démontrait que cette nation fut et demeurait « le modèle de l’Occident ». Le propos était éloquent : « Or, prenons garde […]. Paris est le dernier modèle de l’Occident. Sans Paris, nous ne vivrions bientôt plus que de l’ombre d’une ombre, du parfum d’un vase brisé. La cause de la France, c’est la cause de la civilisation occidentale, de la civilisation chrétienne, c’est la cause de l’Humanité ». La souveraineté française ne saurait donc être pensée hors du cadre d’un patriotisme de civilisation qui transcende l’appartenance nationale : une civilisation de la personne, fondée sur une certaine idée de l’Homme, agent moral libre, capable d’arbitrer entre le bien et le mal. Cela dépasse la seule fonction souveraine, mais il n’y a pas de grande politique sans souci du monde et conscience eschatologique.
•
Téléchargez la note d’actualité
•
L’auteur
Jean-Sylvestre Mongrenier est directeur de recherche à l’Institut Thomas More. Titulaire d’une licence d’histoire-géographie, d’une maîtrise de sciences politiques, d’un DEA en géographie-géopolitique et docteur en géo-politique, il est professeur agrégé d’Histoire-Géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincen-nes-Saint-Denis). Il est conférencier titulaire à l’IHEDN (Institut des hautes études de la dé-fense nationale, Paris), dont il est ancien auditeur et où il a reçu le Prix Scientifique 2007 pour sa thèse sur « Les enjeux géopoli-tiques du projet français de défense euro-péenne ». Officier de réserve de la Marine na-tionale, il est rattaché au Centre d’Enseigne-ment Supérieur de la Marine (CESM), à l’École Militaire. Il est notamment l’auteur de Le Monde vu de Moscou. Géopolitique de la Russie et de l’Eurasie postsoviétique (PUF, 2020), Géopolitique de la Russie (avec Françoise Thom, PUF, 3e édition, 2022), Géopolitique de l’Europe (PUF, 2e édition, 2023), et de Le Monde vu d’Istanbul. Géopolitique de la Turquie et du monde altaïque (PUF, 2023) • |
•