« Lorsque la gauche aura compris qu’elle n’est pas détentrice du Bien, le pays ira mieux »

Chantal Delsol, membre de l’Institut, philosophe et membre du Conseil d’orientation de l’Institut Thomas More

10 juillet 2024 • Entretien •


Au lendemain des élections législatives, l’académicienne Chantal Delsol déplore l’anathème jeté sur le RN durant la campagne d’entre deux tours, quand « le wokisme et le racisme anti-blanc de LFI sont élevés à la dignité de progrès ». La démocratie, rappelle la philosophe, ne consiste pas à s’exhiber en héros en luttant contre un ennemi qui fait l’affiche.


Que vous inspire la victoire du NFP ? Assiste-t-on à un blocage démocratique ?

Non je ne vois pas cela comme un blocage démocratique. C’est plutôt une série d’arrangements ou de combines pas bien claires pour parvenir finalement, avec succès, à évincer le courant qui a eu le plus de voix. Ce courant est considéré comme l’ennemi et, à cet égard, il s’agirait plutôt d’une méconnaissance de ce qu’est la démocratie.

Celle-ci ne connaît que des adversaires, avec lesquels on débat au sujet de la teneur du bien commun. Lorsqu’un courant est considéré comme un ennemi, il faut le sortir du jeu démocratique et l’interdire. Les Allemands après-guerre ont interdit les post-nazis, les États-Unis ont interdit en son temps le parti communiste. Il n’y a pas de honte à interdire un parti car il y a des courants de pensée qui n’attendent que de pouvoir abolir la démocratie quand ils arriveront au pouvoir (c’était le cas des nazis et des communistes). La démocratie doit se défendre. Si on estimait (question à débattre, mais pourquoi pas), que le FN du vieux père Le Pen était un danger, il fallait l’interdire au départ.

Mais au lieu de cela, on s’est empressé de s’en servir comme jouet diabolique, bouc émissaire qui légitimait tout et permettait aux gouvernants de s’exhiber en héros à peu de frais. C’est cela qui est tout à fait anti-démocratique : la prééminence d’un ennemi qui fait l’affiche. Et d’une certaine manière, le parti des Insoumis fait aussi office d’ennemi. Il n’y a donc plus d’adversaires – seulement des ennemis, ce qui noie la démocratie. Le président se pavane sur son cheval blanc, donnant l’estocade aux méchants. La démocratie, ce n’est pas cela du tout !

Le racisme, l’antisémitisme, habituellement l’apanage de l’extrême droite, sont, selon vous, passés à gauche. Toute la gauche ? Dans Ainsi meurt la démocratie (Mialet-Barrault, 2022), vous parliez d’« insécurité culturelle ». La gauche en est-elle responsable ?

Bien sûr, il s’agit des candidats d’LFI, qui sont à gauche. Toute la gauche ? Bien sûr que non. Mais enfin toute la gauche a quand même organisé une alliance provisoire avec ces candidats plus que douteux. Vous avez raison de souligner qu’on peut voter avec des antisémites sans être soi-même antisémite – mais n’est-ce pas étrange qu’on refuse cet amalgame pour la gauche, jamais pour la droite : à droite, celui qui touche le pan du manteau d’un antisémite, est considéré comme tel, à vie ! d’où la querelle récente chez les Républicains avec Ciotti.

Comment expliquer que l’antisémitisme ait pour ainsi dire changé de mains ?

Parce que les temps ont changé : l’ennemi de l’Occident n’est plus le nazisme, mais le blanc colonisateur. Et les Israéliens sont considérés comme des blancs colonisateurs, les derniers à vrai dire (depuis les Britanniques revendiquant Chagos). Le wokisme, défendu par LFI, est un racisme antiblanc, surtout quand ce blanc se comporte ouvertement en mâle dominant dans la grande tradition patriarcale, ce qui est le cas aujourd’hui du gouvernement israélien (en tout cas selon la vulgate woke). Le racisme, l’antisémitisme, l’indulgence devant des génocides, ont changé de camp avec le changement des temps. Je faisais simplement remarquer que dès lors on ne leur jette plus la même indignation : peut-être sont-ils maintenant du côté du progrès – c’est ce que pense LFI (il y a même eu des thèses ces jour-ci sur le « bon » et le « mauvais » anti-sémitisme).

Bien sûr que non, la gauche n’est pas responsable de l’insécurité culturelle, mais elle est coupable de ne pas la prendre en compte, parce que c’est un sentiment réel, largement partagé et qui peut n’être pas tout à fait stupide ni illégitime. L’insécurité culturelle provient de la mondialisation et d’une immigration que l’on n’a pas pris la peine d’intégrer. Si l’on y répond en disant « tous les humains sont les mêmes, vive la diversité des cultures, les racines culturelles n’existent pas », alors on va soulever l’indignation et bientôt la révolte de nombreux citoyens qui tiennent à leurs cultures particulières et n’ont aucune envie d’être noyés dans le grand bain mondialiste.

Va-t-on vivre un accroissement silencieux et de long terme, de la vague populiste, comme après 2005 ?

Je pense que oui, parce que les gens qui sont dans le courant « populiste » se sont rendu compte que le jeu était truqué. Les élections de dimanche le montrent bien : on ne débat pas entre points de vue sur le bien commun, comme ce devrait être le cas en démocratie, mais on se met tous ensemble pour écarter les « populistes ».

Par ailleurs il y a un autre point très important : le courant « mondialiste » (appelons-le comme çà) tient un discours moral mais ne le vit pas. Comme dit Christophe Guilluy il y a quelques jours dans les pages d’un de vos confrères « ces gens mentent » : ils prônent la diversité mais habitent uniquement dans les quartiers protégés, ils prônent l’école républicaine mais ils mettent tous leurs enfants à l’Ecole Alsacienne ou à Stanislas. Les « populistes » le savent.

Tous ces facteurs réunis engendreront de plus en plus la fureur et la révolte. Cela dit, il n’est pas du tout certain qu’ils arriveront finalement au pouvoir, puisqu’il leur faudrait rassembler à eux seuls 51% du pays : tous les autres sans exception, se ligueront contre eux. Il est probable que nous aurons, de plus en plus, une vaste population dégoutée et révoltée contre des élites arrogantes et tartuffes, mais impuissante. Ce qui n’est jamais très bon pour la paix civile.

Selon vous, le NFP n’est pas plus humaniste, socialiste ni plus éclairé que le RN…

Vous savez, l’humanisme peut se trouver dans tous les camps (à part bien sûr les défenseurs des deux totalitarismes). Il y a des humanistes et des gens éclairés à gauche et à droite. Je ne vois pas que la gauche ait le monopole de la vertu, ni de la philanthropie. Je ne vois pas que le socialisme soit plus éclairé que les autres courants : regardez comment le socialisme finit ses jours en Soviétie et aujourd’hui en Corée du nord. Il y a des gens excessifs partout et dans tous les camps (et dans le mien aussi !), des gens qu’on ne voudrait pas rencontrer seul au coin d’un bois… L’essentiel est de le reconnaître. Ce qui est catastrophique dans la gauche française contemporaine, c’est qu’elle s’arroge le monopole de la vertu, et dès lors, perd ses capacités à juger sainement. Personne ne peut se croire détenteur du Bien. Lorsque la gauche aura compris cela, le pays ira mieux.

Vous dites que la France, sous l’influence du bonapartisme, n’aime pas la démocratie. N’assiste-t-on pas plutôt un fonctionnement défaillant des institutions démocratiques ?

Heureusement que les citoyens s’intéressent à ce qui leur arrive. Et bien sûr que les Français sont démocrates. Ce qui n’empêche pas notre démocratie d’être, depuis le début, falsifiée par le bonapartisme. Un président doté d’un si grand pouvoir et élu par suffrage universel, cela n’existe nulle part ailleurs et ressemble à du populisme davantage qu’à un régime de partis. Naturellement, le centralisme qui nous est inhérent depuis des siècles entretient le bonapartisme (Napoléon disait que le bonheur populaire proviendrait de l’installation des préfets…).

La démocratie ne consiste pas seulement en la capacité d’élire un autocrate avec sa bureaucratie mais aussi en la capacité pour le citoyen d’œuvrer quotidiennement pour le bien commun. La France est un pays où la « subsidiarité » peut évoquer un plat cuisiné ou un programme d’ordinateur et où le terme « fédéralisme » est constamment employé, même par de beaux esprits, comme synonyme de « centralisme ». Nous ignorons l’initiative populaire. Il nous faut un chef puissant qui nous donne la permission d’aller danser.

La démocratie est fondée sur la croyance (justifiée ou non) selon laquelle un être humain lambda est toujours capable du bon sens qui permet de prendre les décisions importantes (c’est à dire, pour paraphraser Chesterton : « choisir son conjoint, résister en temps de guerre ou se moucher le nez »). Tocqueville disait que les Français sont le peuple le plus dangereux de l’Europe parce qu’ils ont plus de génie que de bon sens. Je ne sais pas si nous avons du génie (Tocqueville le Normand nous voyait avec les yeux de Chimène) mais il est vrai que nous manquons terriblement de bon sens. Et cela parce que nous sommes principalement des idéologues, c’est-à-dire un peuple trop décroché de la réalité.

Vous écriviez, au sujet du parti d’extrême droite : « Comme il est rassurant de le détester, alors que nous ne savons même plus pourquoi… ». Qu’entendez-vous par là ? Son histoire, la manière dont l’extrême droite gouverne dans les autres pays d’Europe et la personnalité consternante d’une grande partie des députés présentés par le RN aux législatives, ne nous donnent-elles pas des raisons de le craindre ?

Je trouve extraordinaire qu’on parle de « personnalités consternantes » seulement en ce qui concerne le RN. N’en va-t-il pas tout à fait de même dans les autres partis ? A-t-on le droit de dire cela lorsqu’un autre parti se permet de faire élire un fiché S ? Qu’on se rappelle avec quels députés Emmanuel Macron avait formé sa première majorité introuvable… Je ne sache pas qu’on ait, à l’époque, jeté le blâme sur ces candidatures bâclées, borderline ou, au mieux, fantaisistes. Je ne retiens pas votre argument parce qu’il est partial.

Cela dit, naturellement le RN est un parti qui, né d’un courant très suspect à l’origine (qui aurait bien pu être interdit à la première époque) et ostracisé en permanence, n’a pu se développer qu’au sein d’une famille, ce qui suggère un côté sectaire et est un signe de grande fragilité. Cela dit, il a mis tellement d’eau dans son vin qu’il en paraît presque fade, à ce point que les médias sont obligés de suspecter ses intentions pour pouvoir le critiquer. Pendant toute la semaine d’entre-deux tours, les médias n’ont cessé de jeter l’anathème sur cette candidate RN qui, interrogée sur son supposé racisme, répondait qu’elle n’était pas raciste puisqu’elle avait un dentiste musulman. Réponse idiote évidemment, mais l’histoire montre bien qu’on n’avait rien d’autre à se mettre sous la dent. C’est assez pauvre, non ?

Quant aux extrême-droites des pays étrangers en Occident, il y en a de toutes sortes et les qualifier tous ensemble serait aussi bâclé que de jeter toutes les gauches dans le même panier. Naturellement il y a des caractéristiques communes : par exemple la grossièreté et la vulgarité, qui tient au fait que jamais des élites cultivées, amatrices des « croyances de luxe » ne vont rejoindre l’extrême-droite. Et encore cela n’est pas vrai par exemple chez Orban ou Meloni, parce que l’Italie et la Hongrie sont des pays où le tropisme de la « croyance de luxe » ne marche pas. Il y a parmi eux des catholiques intégristes fous comme des lapins, par exemple en Pologne. Je ne prétendrai pas que tout ce qu’ils font les uns et les autres est dommageable, loin de là. Dans les pays du Nord, certains de ces courants peuvent limiter humainement l’immigration, tâche suprêmement difficile qui ne peut réussir que si vous bénéficiez à la fois d’une situation géographique favorable et d’une volonté politique lucide.

J’approuve la volonté d’Orban de mettre dans la Constitution que « mariage » signifie un contrat entre un homme et une femme, j’approuve le combat que mène Meloni pour sortir les élites institutionnelles européennes de leur abstraction aveugle. Il est très difficile de prétendre que la politique de Trump a été toute mauvaise, en dépit de son incroyable vulgarité. Principalement, je n’approuve pas ce courant parce qu’il est isolationniste, et on ne peut se le permettre que si l’on est une très grande puissance, comme les États-Unis – pour nous, ce serait la mort.

La philosophe libérale que vous êtes, est-elle plus favorable au national populisme de l’extrême droite, qu’au bloc des gauches ? Dans quel camp se trouve, selon vous, le déni de démocratie ?

Si l’on regarde les trois courants en présence, l’extrême droite comme l’extrême-gauche défendent un État administré et égalitariste. Le RN est économiquement socialiste… Aussi, le courant dont je suis la plus proche, c’est celui de Macron, parce qu’il est libéral – le retour à la retraite à 60 ans me paraît une expression d’une idéologie débridée, complètement irresponsable. Pour le reste : je ne ferai l’injure ni à LFI ni au RN de les suspecter de vouloir attaquer la démocratie. Mais je constate que notre président a déjà beaucoup fait pour l’abîmer, pour les raisons que j’ai dites. Et si toute notre vie politique continue à n’être que la poursuite des « fronts républicains », notre démocratie n’en finira pas de s’étioler. J’ai eu la chance de ne pas me trouver en face de deux bulletins extrêmes. Mon premier réflexe aurait été de me faire porter pâle.