Russie-Mongolie · Des servitudes qui pèsent sur la diplomatie mongole

Jean-Sylvestre Mongrenier, directeur de recherche à l’Institut Thomas More

8 septembre 2024 • Analyse •


La visite les 2 et 3 septembre derniers de Vladimir Poutine en Mongolie (pays indépendant, à la différence de la « Mongolie-Intérieure », occupée par la Chine populaire) n’aura que brièvement attiré l’attention vers la « nation des steppes ». Sinon pour regretter que la Mongolie soit le premier pays signataire du traité de Rome — qui a établi la Cour pénale internationale (CPI) — à accueillir le maître du Kremlin, sous le coup d’un mandat d’arrêt international. Au vrai, la latitude d’action de la Mongolie est faible, et celle des Occidentaux manque d’amplitude.


Vaste État d’une superficie trois fois supérieure à celle de la France (1,5 million de km² pour 3,5 millions d’habitants), la Mongolie n’apparaît pas moins comme un territoire enclavé, entre la Russie au Nord et la République populaire de Chine au Sud. Lorsque la Mongolie met à profit la bascule de la Chine impériale dans le désordre et la guerre, après la révolution de 1911, et qu’elle proclame son indépendance, ses dirigeants se tournent vers la Russie tsariste, vue comme alliée et protectrice. Au cours de la guerre civile russe qui suivit le coup d’État bolchévique (la révolution d’Octobre, en novembre 1917), les troupes chinoises qui occupent à nouveau la Mongolie sont expulsées par un général contre-révolutionnaire, le célèbre baron Ungern-Sternberg (1). Celui-ci est chassé du pouvoir par les bolcheviks, alliés aux nationalistes mongols, ces derniers prenant la direction du pays.

En 1924, après la mort du Bogd Khan (le chef spirituel des Mongols), les dirigeants mongols décident d’adopter le modèle soviétique de développement. L’alliance entre la Mongolie et l’URSS devient explicite et elle persiste jusqu’en 1990. Au cours de cette période, le soutien politique et économique de l’URSS est massif, la Mongolie incorporant par la suite le COMECON (1962). Dès 1936, Moscou affirmait explicitement que l’URSS défendrait l’indépendance et la souveraineté de la Mongolie contre une éventuelle attaque chinoise.

La présence continue de la Russie

L’affaiblissement des liens avec la Russie se produit dès 1990. Malgré le traité d’amitié et de coopération signé par Moscou et Oulan-Bator, la Russie post-soviétique de la décennie qui suit la dislocation de l’URSS (1991) n’a pas les moyens de conduire une politique active en Mongolie. Les dirigeants mongols amorcent une politique dite du « troisième voisin », celle-ci consistant à entretenir des rapports cordiaux tant avec Pékin qu’avec Moscou, tout en développant ses relations avec des tiers (le « troisième voisin ») : d’autres pays asiatiques (le Japon, la Corée du Sud et l’Inde, définie comme « voisin spirituel »), des partenaires européens (France, Allemagne) ou encore les États-Unis, qui constituent le principal « troisième voisin » susceptible de venir contrebalancer les rapports avec la Russie et la République populaire de Chine. Dans cette configuration d’ensemble, la Russie est donc plus un partenaire et un élément d’équilibre qu’un allié stricto sensu. Toutefois un « partenariat stratégique » est signé en 2009, et les armées russes et mongoles organisent des exercices réguliers (exercices « Darkhan » de 2008 à 2010, « Selenga » depuis 2011), notamment dans le désert de Gobi. Enfin, les grands groupes russes sont massivement présents dans le secteur minier (or, argent, cuivre, uranium), les approvisionnements énergétiques (pétrole) et de grands projets de transport (projet de liaison ferroviaire entre la Mongolie et la façade Pacifique).

L’autre grand voisin et partenaire de la Mongolie est donc la Chine populaire, tout aussi active en Haute-Asie que dans l’ancien Turkestan occidental (l’Asie centrale post-soviétique). Schématiquement, la Mongolie importe du pétrole russe pour ses propres besoins, et elle exporte vers la Chine populaire son charbon, extrait d’importantes mines, exception faite des volumes consommés sur place pour produire de l’électricité (la Mongolie produit 80 % de son électricité, le reste étant importé de Russie). Seul le poids diplomatique de Pékin et l’importance des intérêts économiques chinois, complétés par des exercices militaires bilatéraux (2), permettent au gouvernement mongol d’opposer un semblant de résistance à la pression russe. C’est ainsi que la coalition formée autour du Parti du peuple mongol, à la suite des élections législatives de juin 2024, n’a pas inscrit dans son programme le projet russe de gazoduc qui traverserait la Mongolie pour acheminer le gaz sibérien jusqu’au marché chinois (le projet « Force de Sibérie 2 »). Une telle audace de la part d’Oulan-Bator s’explique par le fait que les négociations sino-russes n’ont pas encore abouti (n’y voyons pas un point de rupture entre Pékin et Moscou).

Les puissances occidentales, plus précisément les États-Unis et la France, s’efforcent de jouer le rôle de tierce force, répondant ainsi à la diplomatie mongole du « troisième voisin ». Au demeurant, l’intérêt pour la Mongolie, vaste coffre-fort dont les richesses naturelles sont immenses (voir notamment les métaux rares, indispensables aux nouvelles technologies), n’est pas nouveau. Dans un tout autre contexte, on se souvient de l’étape finale en Mongolie de Georges W. Bush, le 21 novembre 2005, lors d’une tournée asiatique qui avait d’abord mené le président américain au Japon, en Corée du Sud et en Chine populaire. Il s’agissait de remercier la Mongolie pour son engagement en Irak, où une centaine de soldats mongols participaient aux opérations militaires. Présentement, l’idée est d’exploiter la reconfiguration géopolitique régionale et mondiale, accélérée par le lancement de l’« opération militaire spéciale » russe du 24 février 2022 et du passage à un conflit de haute intensité (la « guerre d’Ukraine »). La nouvelle guerre froide entre l’axe sino-russe et l’Occident se joue en partie sur le terrain diplomatique, et ce jusqu’au fond des steppes eurasiatiques.

La quête mongole d’un « troisième voisin »

C’est ainsi qu’Emmanuel Macron, au retour du G7 d’Hiroshima, fut le premier président français à fouler le sol de la Mongolie (21 mai 2023). Comme dans le Caucase et au Turkestan, l’enjeu, selon les officiels français, était de « desserrer la contrainte qui s’exerce sur les voisins de la Russie et d’ouvrir le choix de leurs options ». En octobre de la même année, le président mongol, Ukhnaagiin Khürelsükh, fut accueilli à l’Élysée, occasion (si l’on peut dire) pour le groupe français Orano, issu du démantèlement d’Areva, de signer un protocole d’accord pour un projet d’exploitation d’une mine d’uranium à Zuuvch Ovoo, dans le sud-ouest de la Mongolie. Quant à la diplomatie américaine, elle cherche toujours à élargir sa sphère d’action bien au-delà de l’Asie maritime (Japon, Corée du Sud, Taïwan, Singapour et Asie du Sud-Est), jusqu’en Mongolie. Au terme d’un périple asiatique (Laos, Vietnam, Japon, Philippines, Singapour), dirigé bien plus contre Pékin que Moscou, le secrétaire d’État, Anthony Blinken, s’est rendu à Oulan-Bator pour y réaffirmer la vision américaine de la région Indo-Pacifique et de son hinterland eurasiatique : « Nous nous concentrons sur une vision positive commune pour la région, non pas face à la Chine mais à propos des nombreux pays avec lesquels nous travaillons et qui ont cette vision commune […] d’une région Indo-Pacifique libre et prospère » (Oulan-Bator, 1er août 2024). Dans son propos, le secrétaire d’État américain campe la Mongolie comme un « partenaire central » avec lequel un « dialogue stratégique » doit être établi (3).

Si, pour les besoins de l’analyse, on laisse de côté la présence et l’influence de la Chine populaire sur le devenir de la Mongolie, l’erreur serait de vendre la peau de l’ours et de penser que la Russie, face aux intérêts chinois et occidentaux, serait condamnée à s’effacer. Or, Vladimir Poutine et les siens, en Haute-Asie comme sur d’autres théâtres, ne s’inscrivent pas dans une logique de « compétition stratégiqueé, certes rude mais limitée dans l’usage des moyens. Il s’agit d’une confrontation ouverte et assumée, comme en témoignent les diatribes du Kremlin contre l’« Occident collectif » et la dimension millénariste du discours géopolitique officiel. Quand les États-Unis ou la France cherchent à séduire les dirigeants mongols au moyen d’une offre attrayante, les dirigeants russes n’hésitent pas à user de leur pouvoir de nuisance et de coercition. Durant l’hiver dernier, particulièrement rude pour les éleveurs mongols et leurs troupeaux, de regrettables « problèmes techniques » et retards de livraison de la partie russe ont contraint plusieurs provinces mongoles à restreindre l’usage de l’électricité (coupures récurrentes) et à interrompre la distribution de carburant.

Ces servitudes et ces pressions incessantes pèsent sur la diplomatie mongole qui, dans la guerre en Ukraine, a pris soin de ne pas voter les résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies condamnant l’agression militaire russe (la Mongolie s’est abstenue). Toutefois, il semble évident que la percée du groupe français Orano a profondément indisposé le Kremlin, qui en a fait payer le prix à la population mongole. Sans parler des avances américaines faites à la « nation des steppes », considérée par Moscou et Pékin comme mettant en cause leur condominium sur la Haute-Asie. Très probablement, la garantie des livraisons de pétrole russe et leur régularité auront des contreparties : au minimum, le freinage du rapprochement avec les puissances occidentales et une forme bienveillante de neutralité dans la guerre en Ukraine. Il n’est pas exclu que le protocole d’accord signé avec Orano soit remis en cause, moyennant la promesse russe d’investir dans les centrales thermiques mongoles (il serait aussi question de construire une centrale nucléaire russe).

En guise de conclusion

Au regard de la situation géopolitique de la Mongolie et des fortes contraintes auxquelles ce pays est soumis, l’impunité dont Vladimir Poutine a bénéficié lors de sa venue à Oulan-Bator, au prétexte de commémorer la victoire soviétique sur l’armée japonaise, lors de la bataille de Khalkhin-Gol (mai-septembre 1939), n’est pas surprenante. S’il est bel et bon de rappeler au gouvernement mongol les obligations qu’il a librement contractées, en signant le traité de Rome (la CPI), il serait maladroit de se placer sur le terrain de l’« hyper-morale » (Arnold Gehlen) et de prétendre intimider Oulan-Bator. Au vrai, les chancelleries occidentales se sont montrées assez discrètes.

Il s’agit d’abord de rapports de puissance, de facilités d’accès et de leviers dans une région où les puissances occidentales n’ont pas de bases d’action et de point d’appui à partir desquels leur diplomatie pourrait influer en profondeur sur le cours des choses. Un tel constat ne signifie pas qu’il faudrait renoncer à agir, mais les objectifs diplomatico-stratégiques doivent être soigneusement identifiés, délimités et circonscrits. Bref, si loin de ses bases, la « patience stratégique » s’impose. En revanche, une politique occidentale plus résolue sur d’autres théâtres géopolitiques, de l’Ukraine au Turkestan, en passant par le Caucase, le Moyen-Orient et le théâtre Indo-Pacifique, aurait des retombées positives jusque dans les profondeurs de l’Eurasie.

Notes •

(1) Le personnage apparaît dans Hugo Pratt, Corto Maltese en Sibérie. C’est également un personnage-clé chez Viktor Pelevine, La Mitrailleuse d’argile, Le Seuil, 1997.

(2) Voir dernièrement l’exercice « Coopération en matière de défense frontalière-2023 » (novembre 2023).

(3) La ministre mongole des Affaires étrangères, Batmunkh Battsetseg, se trouvait à Washington la semaine précédente pour rencontrer M. Blinken et lancer ce « dialogue stratégique ».