Le ministère de la Famille, énième victime du magistère moral de la gauche

Chantal Delsol, membre de l’Institut, philosophe et membre du Conseil d’orientation de l’Institut Thomas More

23 septembre 2024 • Opinion •


Pressentie pour être nommée ministre de la Famille, Laurence Garnier a finalement été écartée en raison de ses positions sur la constitutionnalisation de l’IVG et le mariage pour tous. Elle a hérité du secrétariat d’État à la Consommation. Cet épisode est le symbole de l’influence croissante du « progressisme » dans la société.


Les sociétés occidentales sont aujourd’hui polarisées à l’extrême, à ce point qu’on peut les croire parfois à la limite de la lutte civile. Une situation qui s’explique par la vitesse avec laquelle la vision du monde – notamment sur le plan dit sociétal – a changé depuis le milieu du XXe siècle. Ou si l’on préfère, par la différence immense entre les mœurs modernes et celles postmodernes. Les changements ont été si rapides, et validés avec tant d’enthousiasme, que se crée une opposition radicale et même fanatique entre les défenseurs du nouveau et les tenants de l’ancien, ou d’une partie de l’ancien. Ces changements, qui s’expliquent en partie par l’effondrement brutal de la morale chrétienne dominante, correspondent à une libéralisation et à une individualisation dans tous les domaines. Au nom de quoi peut-on les contrer, sauf au nom de principes auxquels désormais si peu de gens croient ?

En France, contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays occidentaux ou voisins, les « progressistes » profitent de leur ascendant pour empêcher leurs adversaires de parler. C’est ainsi que nous voyons se lever une indignation véhémente dans les rangs de la gauche dès qu’il est question de confier un portefeuille, par exemple, à une marcheuse de la Manif pour tous. Quand on parle de Laurence Garnier pour un ministère de la Famille, c’est tout comme si on nous annonçait l’arrivée au pouvoir de Hitler en personne.

Cela signifie que, dans une société pourtant en principe démocratique, certaines questions sont interdites de débat. On peut mentionner deux exemples. L’inscription de l’IVG dans la Constitution montre bien la volonté de ne plus pouvoir discuter cette question, devenue une évidence morale que tous doivent admettre. D’ailleurs celui qui met en cause l’IVG est désormais passible de délit d’entrave. Ou encore, la manière dont les médias parlent des anciens marcheurs de la Manif pour tous, les désignant clairement comme des fanatiques antimodernes dont aucune institution ne veut plus (on a même vu des institutions catholiques, par souci de conformisme, se débarrasser de certains enseignants marqués Manif pour tous). Cela signifie qu’on ne peut plus débattre sur le sujet, et que tous ont désormais le devoir de défendre le mariage homosexuel.

L’évolution des mœurs dans les sociétés modernes, depuis deux siècles, fait état de ce qu’on a pu appeler une moralisation grandissante – au XIXe siècle, combats contre l’esclavage, l’alcoolisme, puis au XXe siècle pour l’émancipation des femmes, contre la peine de mort, la torture, etc. Au fur et à mesure, les débats laissent place à un consensus et les certitudes se figent dans le marbre. Serait-il possible aujourd’hui à un parti politique de défendre l’interdiction pour les femmes de faire des études ? ou bien le duel ? ou bien même la pédophilie, quoiqu’elle ait été marquée d’infamie depuis peu ? Au cours du temps, des questions débattues peuvent ne plus pouvoir l’être pour des raisons de développement historique de la morale commune.

On pouvait débattre entre-deux-guerres de l’antisémitisme, ou au temps de la guerre d’Algérie, de la légitimité de la torture – toutes choses devenues impossibles, parce que les opinions qui défendent l’un et l’autre sont devenues carrément illégitimes. C’est bien ce qui se passe aujourd’hui pour le mariage pour tous : l’opinion dominante est en train de rendre infréquentables et de faire taire ceux qui s’y opposaient il y a seulement dix ans. Et les changements vont si vite que ceux qui se trouvent ainsi récusés, alors qu’ils représentaient il y a dix ans un courant puissant et respectable, crient à la tyrannie. On peut s’en indigner ou s’en féliciter : en tout cas, c’est ainsi que les choses se passent.

Alors se définit une diagonale du diable, composée des pays occidentaux qui défendent encore les morales désormais récusées : par exemple les États américains qui osent revenir sur l’IVG, ou bien le gouvernement conservateur polonais. L’indignation est alors aussi forte que si certains de nos pays relégitimaient la vendetta ou enlevaient le droit de vote aux femmes. Ceux qui aujourd’hui en France, ont inscrit l’IVG dans la Constitution ou s’indignent contre l’entrée au gouvernement d’une marcheuse de la Manif pour tous, manifestent par là leur crainte de se voir retomber dans la diagonale du diable, et cherchent à assurer les crans d’arrêt interdisant toute retombée dans le passé.

À quoi tient ce processus irréversible et intraitable ? À une avancée vers de plus en plus de liberté individuelle et d’émancipation, bien visible depuis la saison révolutionnaire. Naturellement, il y a des opposants, mais leurs arguments manquent absolument de plausibilité, et quand on les laisse parler par esprit démocratique, leurs paroles tombent dans une sorte de néant et n’évitent rien – il suffit de lire par exemple les débats autour du suicide assisté et de l’euthanasie : cause toujours et, de toute façon, nous en arriverons à la liberté individuelle totale, parce qu’elle va dans le sens de l’histoire.

Faut-il croire à une nécessité quasi ontologique par laquelle toujours plus de liberté individuelle traduirait toujours plus de morale ? Certes non. Par exemple, les ardents défenseurs soixante-huitards de la pédophilie ont dû aujourd’hui faire leur mea culpa et on ne signale plus de propagande exaltée pour l’inceste, comme elle existait à cette époque par exemple dans les films de Louis Malle. En l’espèce, on aurait dû écouter les opposants au lieu de les ostraciser en meute. Ils peuvent porter d’irréfutables raisons de ne pas crier avec les loups.

Enfin, il arrive autre chose, qui met en cause l’origine du processus décrit plus haut : le courant woke et décolonial construit une morale nouvelle où il s’agit moins de sacrer la liberté individuelle toute-puissante que la liberté de la victime historique, au détriment du dominant historique. C’est ainsi que la gauche peut se permettre de regarder avec indifférence l’oppression des femmes iraniennes ou afghanes, parce que leurs oppresseurs sont d’anciennes victimes… Le combat pour l’émancipation vient de prendre un autre tour, tortueux et abject. On doit en conclure que ce n’est pas la liberté individuelle qui est défendue en réalité, mais plutôt : la gauche comme détentrice permanente de la morale du temps.