L’immigration touche à l’identité et à l’avenir des peuples

Jean-Thomas Lesueur, directeur général de l’Institut Thomas More

29 septembre 2024 • Opinion •


Alors que Patrick Martin, le président du Medef, appelle à « ne pas s’interdire de recourir, à tout niveau de qualification, à la main d’œuvre immigrée », Jean-Thomas Lesueur, auteur du rapport Immigration : propositions pour une politique intégrale (novembre 2022), explique que l’immigration ne peut pas être une variable d’ajustement économique, car elle engage la conception de notre société.


A rebours des Français qui réclament sondage après sondage, non pas le « contrôle » ou la « maîtrise » des flux migratoires, mais leur réduction, Patrick Martin, président du Medef, a appelé cette semaine, à « ne pas s’interdire de recourir, à tout niveau de qualification, à la main d’œuvre immigrée », ajoutant prudemment : « de manière très régulée, très ciblée, comme le font très bien d’autres pays ».

Le patron des patrons relance ainsi le débat sur le besoin de main d’œuvre dans les métiers dits « en tension », qui furent l’objet de dispositifs spécifiques dans la loi immigration du 26 janvier 2024. Comme pendant la discussion autour du projet de loi de Gérald Darmanin, la légèreté d’une telle proposition navre et lasse. Non seulement les chiffres dont nous disposons plaident en sa défaveur. Mais l’ignorance obstinée du fait socio-politique total que constitue le phénomène migratoire et de ses effets sur la société française, après des décennies d’immigration soutenue, constitue une faute politique.

Les chiffres d’abord. Selon l’INSEE, le taux de chômage des immigrés (13 %) est presque deux fois plus élevé que celui des personnes sans ascendance migratoire directe (7 %). Le taux d’activité dans la tranche d’âge de 25 à 49 ans est de 76,3 % quand il est de 88,1 % pour l’ensemble de la population active. Ces chiffres illustrent les difficultés que le marché de l’emploi français rencontre à accueillir les nouveaux venus. Nous pouvons également évoquer le taux de pauvreté (plus de deux fois supérieur chez les immigrés que chez les non-immigrés) ou le niveau de diplôme (17% des immigrés ont un « Bac+2 et plus », 32% appartiennent à la catégorie « aucun diplôme ou brevet des collèges »). La thèse, tant rabâchée, selon laquelle le marché du l’emploi, et plus globalement l’économie française, profitent de l’immigration, peut être nettement relativisée à la lumière de ces données.

Un second élément doit être mentionné. C’est la réfutation de la thèse de l’apport supposé indispensable des immigrés pour occuper certains postes dédaignés par les natifs. Cette variable d’ajustement, présentée comme la seule possible, néglige la possibilité d’un ajustement par les salaires. L’immigration permet en effet de maintenir des salaires bas dans certains secteurs. Il est douteux qu’avec un réel effort sur les salaires, on ne puisse trouver, parmi les 5,1 millions de personnes sans emploi ou exerçant une activité réduite en France (catégories A, B, C), des candidats aux postes « réservés aux immigrés ». Un exemple récent, concernant les éboueurs d’une grande ville de notre pays, prouve que c’est tout à fait possible avec une attention particulière aux salaires et aux conditions de travail. Que cela plaise ou non, et sans incriminer les seules entreprises, il est évident qu’il y a un problème de salaires en France.

La faute politique ensuite. La vision étroitement économiciste qui sous-tend la proposition de Patrick Martin s’inscrit dans une doxa datée et irresponsable. Elle prolonge en quelque sorte la vision de l’ONU dans son fameux rapport Migration de remplacement : une solution au déclin et au vieillissement de la population ?, qui date de l’an 2000. Ce rapport fut la bible et fixa le dogme de la « mondialisation heureuse » qui régnait à l’époque. Le problème est que, vingt-cinq ans après, le bilan est pour le moins sombre. Ce dogme, qui voyait l’immigré comme un agent économique interchangeable et déplaçable au gré des besoins de la mondialisation, ne résiste pas au spectacle de la fracturation de nos sociétés, des tensions identitaires, de la montée du communautarisme, du séparatisme et du racialisme, des phénomènes spectaculaires de violence ethniques que nous observons en Europe.

De fait, l’immigré qui s’installe dans un pays n’y apporte pas seulement sa force de travail : il y vient avec sa culture, sa vision du monde, ses traditions, sa religion. Cela signifie que le phénomène migratoire ne peut être réduit à la simple variable d’une politique macroéconomique. C’est un phénomène complexe et total – primordialement politique, social et culturel, secondairement économique – qui pose une question existentielle en ce qu’elle touche à l’identité et à l’avenir des peuples.

La proposition exprimée par le président du Medef ne résiste tout simplement pas à l’analyse du phénomène migratoire si on se refuse à le regarder les « yeux grands fermés », selon la formule de la démographe Michèle Tribalat. Le gouvernement vient d’être nommé. Le nouveau ministre de l’Intérieur affiche une détermination bienvenue. La tâche est immense et grave, comme le prouve l’actualité. Pourvu qu’il ne cède pas à de telles sirènes.