Le 7 octobre, un an après · Non, les Juifs ne sont pas seuls !

Bérénice Levet, philosophe et essayiste, membre du Conseil d’orientation de l’Institut Thomas More

7 octobre 2024 • Opinion •


Un an après l’attaque terroriste du Hamas, Emmanuel Macron a demandé d’arrêter les livraisons à Israël d’armes servant à Gaza. Il faut que notre nation recouvre sa mémoire en se souvenant du lien historique qu’elle entretient avec les Juifs, estime Bérénice Levet, qui vient de publier Penser ce qui nous arrive avec Hannah Arendt (éd. de L’Observatoire).


Ce n’est pas seulement le 7 octobre 2023 qui fait date pour Israël et pour les Juifs, c’est aussi et peut-être d’abord, rappelle Georges Bensoussan, le 8 octobre. Ce jour-là, le peuple juif a renoué avec la solitude, cette solitude qui est la marque la plus constante de son histoire. Je voudrais ici convaincre les Juifs que non, ils ne sont pas seuls. Que nous sommes nombreux à trembler pour Israël et à n’avoir pas le sentiment d’être représentés par un président de la République plus prompt à sermonner Israël, à appeler à l’arrêt des combats ce petit pays menacé dans son existence, cette « petite nation » au sens de Milan Kundera, toujours incertaine, toujours « mise en question », toujours anxieuse de « disparaître ». Nous voudrions des autorités capables de faire entendre la voix singulière de la France. Dans l’hebdomadaire L’Express de cette semaine, sa directrice Anne Rosencher, demande : « 130 ans après Dreyfus, la France a-t-elle toujours quelque chose à dire au monde ? ». J’en ai la conviction, pourvu que nous recouvrions la mémoire, nous autres Français. Nation française, exhortait Rabaut-Saint-Étienne dans un discours prononcé en 1789 où il était précisément question des Juifs, de leur émancipation : « Vous n’êtes pas faite pour recevoir l’exemple mais pour le donner ». Renouons avec ce panache !

Je sais bien que la mémoire aujourd’hui peine à remonter au-delà des « pages sombres » de l’Occupation. Je n’ignore pas les décrets d’expulsion des Juifs qui ont pu être promulgués depuis celui de Philippe Le Bel en 1306. Mais je sais aussi que notre histoire n’est pas réductible à ce que ses procureurs amnésiques s’enivrent à propager. On aimerait des politiques dotés d’une mémoire de la France analogue à celle du général de Gaulle. Des politiques qui se souviennent que la France, c’est assurément la collaboration mais c’est aussi Racine, et c’est notamment Esther, un des chefs-d’œuvre du dramaturge, d’une suprême élévation, pièce magnifiquement scandée par les chœurs des « jeunes israélites ».

Esther, établie reine de Perse dans le secret de son origine juive, exhortée par les siens à révéler son identité au roi Assuérus alors qu’Aman, élevé au rang de conseiller du prince, a obtenu de celui-ci un décret d’extermination des Juifs, auxquels il voue une haine comparable à celle qui anime aujourd’hui les ennemis d’Israël. Cette pièce était destinée aux jeunes filles de la maison de Saint-Cyr, fondée par Mme de Maintenon, où elle devait rester confinée. Elle jouit d’une telle renommée et fut tant goûtée par Louis XIV qu’elle sortit des murs de l’établissement religieux : ces « grandes vérités de l’Écriture », écrit Racine dans sa préface, deviennent « le sujet de l’empressement de toute la cour, le roi lui-même qui en avait été touché n’ayant pu refuser à tout ce qu’il y a de plus grands seigneurs de les y mener ». Un XVIIe siècle où l’on communiait dans le souvenir d’un épisode de l’histoire du peuple hébreu que les Juifs eux-mêmes, ainsi que le relate Racine, commémorent lors de la fête de Pourim, « célébrant par de grandes actions de grâces le jour où leurs ancêtres furent délivrés par Esther de la cruauté d’Aman ».

« Ô d’un Peuple innocent barbare destinée », « On doit de tous les Juifs exterminer la race./ Au sanguinaire Aman nous sommes tous livrés ». Ainsi, nous avons cette pièce dans notre répertoire. Nous avons ces vers dans notre héritage. Il eût été salutaire qu’un théâtre, et singulièrement la Comédie-Française, monte Esther pour « faire barrage » à l’antisémitisme qui ne se contente plus de venir, comme cependant nous en avertissait Alain Finkielkraut dès 2003 dans le poignant Au nom de l’Autre, mais qui est là, envahissant, nourri par La France insoumise mais aussi par des médias qui travaillent à la disqualification morale d’Israël.

Salutaire de voir incarnés sur scène l’héroïque Esther, le sublime Mardochée, pour faire contrepoids à ces cris de haine, ces appels à « mener l’intifada » que l’on entend résonner à Paris et dans d’autres grandes villes de province, et assourdir l’enceinte de Science Po. On aimerait des comédiens, des metteurs en scène – songeons à Denis Podalydès, qui cumule volontiers les deux fonctions – dignes de la supérieure de l’école Fénelon à Clermont-Ferrand, Mère Angélique, qui, en 1943 – l’année suivant l’invasion de la zone « libre » -, dans la droite descendance de Mme de Maintenon, fit jouer aux élèves de son établissement Esther, « pièce juive » comme elle-même disait. Je dois au romancier François Taillandier le récit de cet épisode : sa mère était alors répétitrice dans cette institution qui cachait, de surcroît, à moins que ceci n’explique cela, sous de faux noms des jeunes filles juives. Vaillance qui valut à Mère Angélique de figurer dans l’ordre des Justes parmi les nations.

La France, c’est aussi les cathédrales, Opus francigenum, « œuvre francilienne », comme on disait avant de parler d’art gothique, art français par excellence autrement dit. Dans deux mois, jour pour jour, le 7 décembre, Emmanuel Macron célébrera la réouverture de Notre-Dame de Paris. La pensée figurative qui s’incarne dans la pierre du monument viendra lui rappeler les liens qui attachent la France, nation chrétienne, au judaïsme : les rois de l’Ancien Testament, Salomon, David, les prophètes reconnaissables aux phylactères qu’ils dévident sur leurs genoux, les premiers annonçant par leur vie le Christ, les seconds, par leurs paroles ; la galerie des rois qui rappelle la généalogie de Marie ou de Jésus ; l’Arche du temple, au portail de la Vierge. Présence aussi des psaumes, de David et de sa harpe, ces psaumes, « prière commune des Juifs et des chrétiens », comme l’écrit Pierre Manent, qui y consacre de belles pages dans son Pascal et la proposition chrétienne. Dans les cathédrales, observait le grand historien de l’art Henri Focillon, « l’idée de la concordance des deux Testaments trouve la plénitude de son sens. L’on pourrait presque dire, suggérait-il superbement, que les cathédrales du XIIIe siècle écrivent en formes monumentales une sorte de Troisième Testament fait de l’union intime de la Bible juive et de la Bible chrétienne ». Ne versons cependant pas dans le kitsch de l’idylle, et la chose est aussi inscrite dans la pierre de la façade occidentale de Notre-Dame, la Synagogue y est vaincue par l’Église et la Nouvelle Alliance accomplit l’Ancienne, mais la seconde ne saurait être sans la première et le lien est inextricable. Notre civilisation est bel et bien judéo-chrétienne.

Il ne s’agit ici, dans ce cadre nécessairement limité, que de rappeler la France, ou plus exactement, ses dirigeants, ses élites, les professeurs que nous sommes, à reconquérir cet héritage, ce nœud qui nous attache – et le mot doit être entendu en toute son acception, affective d’abord – aux Juifs. Et pour dire cette tendresse, je confierai le dernier mot à Hannah Arendt, pour qui le génie du peuple Juif était dans l’art de la mémoire. Zakhor ! Souviens-toi ! ciment de la diaspora, comme elle l’établit lumineusement dans une lettre adressée à son mari, Heinrich Blücher : « La Palestine, écrivait notre philosophe en août 1936, n’est pas au centre de nos préoccupations parce qu’il y a deux mille ans y vivaient des gens dont nous serions dans un certain sens issus, mais parce que le plus insensé des peuples s’est amusé pendant deux mille ans à conserver le passé dans le présent, parce que “les ruines de Jérusalem ont, d’une certaine manière, leur fondation dans le cœur du temps” (Herder) ».