31 octobre 2024 • Opinion •
Un spectre hante l’Europe, l’isolationnisme américain, et ce indépendamment du résultat de la prochaine élection présidentielle. Pourtant, une perspective cavalière sur l’histoire des États-Unis révèle que le concept n’est pas aussi évident qu’il y paraît.
Les tenants de la doctrine isolationniste se réfèrent à George Washington, général victorieux de la guerre d’Indépendance (1775-1783) et premier président des États-Unis. Dans une adresse au Congrès, le 19 septembre 1796, il recommande d’éviter toute « alliance empêtrante », justifiant la neutralité américaine dans la guerre entre la France révolutionnaire et l’Angleterre. Les États-Unis constituent alors une puissance de second rang qui ne doit pas être instrumentalisée. Cette conception n’est que conjoncturelle.
Pourtant, l’idée domine la politique étrangère américaine jusqu’à la fin du XIXe siècle, sans que cette dernière soit réductible à une forme d’isolement international : on rappellera l’engagement précoce en Méditerranée, contre la piraterie barbaresque (1804) et la déclaration Monroe (1823). Celle-ci peut être considérée comme une alliance objective avec l’Angleterre : la flotte anglaise assure la sécurité dans l’Atlantique, au bénéfice des États-Unis, ces derniers se déployant dans le Pacifique. L’ouverture du Japon par le commodore Perry (1854), l’activité missionnaire et commerciale américaine dans l’empire déclinant des Qing et la doctrine de la « porte ouverte » (1899) en témoignent.
Par ailleurs, la croyance dans la « Destinée manifeste » implique le dépassement du vaste « pré carré » nord-américain. La « conquête de l’Ouest » achevée, les États-Unis entrent dans le cercle des grandes puissances. Inauguré avec la guerre hispano-américaine (1898), ce statut international est confirmé par leur rôle dans la négociation de la paix entre Russes et Japonais (traité de Portsmouth, 1905), puis la résolution de la première crise franco-allemande à propos du Maroc (Conférence d’Algésiras, 1906). A cette époque, l’engagement militaire des États-Unis en Europe était cependant inconcevable.
En 1914, les États-Unis font le choix d’une neutralité bienveillante envers la France et le Royaume-Uni. La guerre à l’Allemagne n’est déclarée que le 6 avril 1917. Dans son discours des Quatorze Points (8 janvier 1918), le président Woodrow Wilson expose sa vision d’un nouvel ordre international au cœur duquel les États-Unis promouvraient la sécurité collective, la liberté des mers et la politique de la « porte ouverte ». Certes, le Congrès des États-Unis ne ratifie pas le traité de Versailles (1920) mais la diplomatie républicaine des années 1920 est active sur la scène mondiale, de l’Asie-Pacifique (traité de Washington, 1922) à l’Europe (plans Dawes et Young, 1924-1929 ; pacte Briand-Kellogg, 1928).
Paradoxalement, c’est lors de la présidence démocrate de Franklin D. Roosevelt, élu en 1932, que l’isolationnisme trouve sa traduction, avec l’adoption au Congrès de « lois de neutralité » (1934, 1935 et 1936). Conscience internationaliste de Roosevelt, le secrétaire d’État Cordell Hull obtient malgré tout la fin de l’isolationnisme économique pratiqué dans le cadre du New Deal. Sur le plan diplomatico-stratégique, cet isolationnisme persiste après le début de la Seconde Guerre mondiale mais la clause « Cash and Carry » est appliquée, au bénéfice des Français et des Britanniques. Avec le raid japonais sur Pearl Harbor (7 décembre 1941), les États-Unis basculent dans la guerre.
En 1945, l’isolationnisme n’est plus de mise ; les dirigeants américains sont ralliés à l’idée du leadership mondial des États-Unis, ce que la science politique nomme le rôle de « stabilisateur hégémonique ». Au fil de la Guerre froide, la doctrine de containment guide la politique étrangère américaine non sans quelques variations, sous Richard Nixon par exemple (ce qui inquiétait Raymond Aron).
Au sortir de l’affrontement Est-Ouest, les idées d’engagement (l’extension de la démocratie de marché) et de contre-prolifération des armes de destruction massive dominent, ce qui implique une diplomatie américaine active. Ainsi le « nouvel ordre international » de George H. W. Bush, successeur de Ronald Reagan, fait-il écho au projet néo-wilsonien de Roosevelt. Prudente, l’Amérique de Bill Clinton intervient quand il le faut. Après le 11 septembre 2001, la lutte contre le terrorisme djihadiste surdétermine la politique étrangère hyperactive de « Bush fils ».
Source d’erreurs, la « patience stratégique » de Barack Obama n’est pas l’isolationnisme ; c’est avec l’élection de Donald Trump à la présidence, en 2016, que cette problématique s’impose. Il s’agit plutôt d’unilatéralisme, de redéfinition des priorités géostratégiques et de « partage du fardeau », sur fond de montée en puissance de la Chine. De fait, le concept de « jacksonisme » est utilisé pour donner sens au trumpisme, en référence au septième président américain (1829-1837). Le politiste Walter Russel Mead y voit une forte tradition diplomatique que caractérisent le souverainisme, la définition restrictive des intérêts nationaux et le primat de la force militaire.
En somme, plus qu’une doctrine diplomatique opératoire, l’isolationnisme américain apparait comme une représentation de soi et du monde. Au vrai, une superpuissance a-t-elle la possibilité de choisir d’entrer ou non dans le système international ? N’est-ce pas là une fantasmagorie ? Il reste que l’isolationnisme constitue une réalité psychologique avec laquelle il faut compter, sa prévalence pouvant avoir de dramatiques répercussions géopolitiques.
Si les États-Unis, avec ou sans Trump, resteront engagés dans le monde – d’un bout à l’autre de l’Eurasie et sur son boulevard sud (le Moyen-Orient) -, ils n’en sont pas moins menacés de surextension stratégique. Le temps est venu pour leurs alliés européens d’assumer une plus grande part du « fardeau », dans l’OTAN comme en Asie-Pacifique. Bref, il faut à l’Occident un pilier militaire européen.