8 novembre 2024 • Entretien •
Le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche soulève des nombreuses interrogations sur les futures relations diplomatiques des États-Unis avec le reste du monde. L’analyse de Jean-Sylvestre Mongrenier pour La Vie.
Le rôle de la Russie dans l’élection de Trump en 2016 est bien documenté. Est-ce que cette fois-ci le Kremlin a exprimé à nouveau son soutien pour l’ancien président ?
Au contraire, Vladimir Poutine a dit souhaiter l’élection de Kamala Harris, probablement pour ajouter de la confusion à une vie politique américaine confuse et agitée. Quant aux manœuvres occultes des services et des agents de désinformation russes, elles sont attestées mais n’ont probablement pas été décisives. En vérité, la victoire politico-électorale de Trump est suffisamment ample pour lever le doute. Il ne faudrait pas que l’incrimination de la Russie soit prétexte à ne pas comprendre la situation intérieure des États-Unis et celle des démocraties occidentales en général : l’anti-conspirationnisme systématique peut aussi aveugler. La victoire de Trump n’est pas un nouvel accident ou la conséquence de manipulations extérieures. C’est à la fois l’expression d’une crise profonde et multiforme qui frappe les États-Unis, plus largement l’Occident, et une forme de réponse à cette crise.
Comment a été accueillie cette élection au Kremlin ?
Avec une gourmandise mal dissimulée, mais les dirigeants russes redoutent aussi l’instabilité et l’imprévisibilité de Trump. Il est vu comme une boule de destruction.
Trump a par exemple soutenu durant la campagne qu’il règlerait « la guerre en Ukraine en 24h ». Est-ce que son élection est une bonne nouvelle pour les Ukrainiens ?
De prime abord, non. Certes, il ne faut pas oublier le fait que lors de son premier mandat, des armes américaines furent livrées à l’Ukraine, et que le régime de sanctions contre la Russie mis en place en 2014 fut alourdi, au point d’arrêter un temps le chantier du gazoduc Nord Stream 2. Mais il faut voir dans ces décisions le rôle des conservateurs classiques qui entouraient Donald Trump durant son premier mandat et qui pourraient être tenus à distance cette fois-ci.
Il n’en reste pas moins que la situation géopolitique globale s’est profondément dégradée depuis le 24 février 2022. Prolongé jusqu’en Corée du Nord, l’axe Moscou-Pékin-Téhéran est à la manœuvre et il serait difficile pour le futur président américain de ne pas en tenir compte, ou de prétendre opérer un « Nixon in reverse », c’est à dire s’allier avec la Russie contre la Chine populaire (à l’inverse de la manœuvre de Nixon et Kissinger qui consista à s’allier avec la Chine de Mao pour déstabiliser l’URSS).
Une telle menace mondiale sur les États-Unis et l’Occident ouvre des possibilités de négociation avec la future Administration Trump et de manœuvre diplomatique pour l’Ukraine, ainsi que pour les alliés européens car le défi est global : ces puissances révisionnistes sont alliées. Encore faut-il que les alliés des Etats-Unis s’accordent pour prendre leurs responsabilités et ne prétendent pas admonester Donald Trump. Aux Européens d’assumer une plus grande part du « fardeau » sur le front ukrainien et d’être solidaires des États-Unis sur le théâtre Indo-Pacifique.
Le premier mandat de Trump a été marqué par l’intense guerre commerciale menée à l’encontre de la Chine. Est-ce que son retour va entraîner une nouvelle montée des tensions (ou en tout cas des tarifs, comme il l’a promis) ?
C’est ce qui est annoncé de longue date et il n’y a pas de raisons d’en douter. Outre le fait que Pékin use et abuse de longue date des avantages inhérents à l’appartenance à l’OMC (la Chine populaire en est membre depuis 2001), l’arme douanière correspond chez Trump à une inclination profonde : c’est un protectionniste de conviction. Cette conviction entre en résonance avec l’histoire commerciale longue des États-Unis, très protectionnistes jusqu’au tournant de l’après-guerre (accords du GATT, 1947). Il importe que le marché européen ne serve pas d’exutoire et de variable d’ajustement aux pratiques géoéconomiques agressives de Pékin.
Quid de la question de Taïwan ?
Trump a plusieurs fois affiché un certain dédain et il semble voir en cette île-État une monnaie d’échange avec la Chine populaire. D’autant plus qu’un hypothétique lâchage de l’Ukraine, au cœur de l’Europe, auraient de graves répercussions à l’autre extrémité de la masse eurasiatique, dans le détroit de Taïwan. Néanmoins les proches de Trump semblent conscients de l’interdépendance des théâtres et des enjeux stratégiques : céder sur un point aurait de graves effets en d’autres lieux et la dynamique des événements finirait par emporter le dispositif diplomatico-stratégique américain. Trump peut comprendre cela et n’oublions pas non plus le rôle du Sénat en politique étrangère.
Mercredi matin, le Premier ministre Benjamin Netanyahu était ainsi l’un des tout premiers dirigeants à féliciter le républicain pour sa victoire, allant même jusqu’à la qualifier de « plus grand retour de l’Histoire ». On se rappelle que Trump a déménagé l’ambassade américaine à Jérusalem. Sa réélection est une bonne nouvelle pour le Premier ministre ? Quid des Gazaouis, des Libanais… ou des Iraniens ?
Le Premier ministre israélien attend depuis plusieurs années l’élection de Trump à la présidence américaine. Il espère obtenir un blanc-seing et un solide appui pour contrer de façon définitive l’Iran, tant dans le champ nucléaire que dans celui des opérations de déstabilisation de la région. Pour Trump, l’enjeu s’agira de laisser faire plutôt que de faire les choses par soi-même. Les spécialistes parlent d’« Off-shore Balancing » pour désigner ce type de politique : jouer le rôle de balancier à distance, au large, en limitant tout engagement direct.
Ce qui signifie que Nétanyahou ne devrait pas croire qu’il bénéficiera d’une sorte de droit de tirage sur la puissance militaire américain pour l’instrumentaliser à ses propres fins. L’Administration Trump prendra également en compte les intérêts qui lient les États-Unis aux régimes arabes sunnites et il lui faudra identifier des points d’équilibre au Moyen-Orient. Rappelons-nous à ce propos que ces dernières semaines, ces régimes, en butte à l’hostilité de Téhéran, ont pourtant fait pression sur l’Administration Biden pour qu’elle limite la portée et l’ampleur des représailles israéliennes sur le sol iranien.
Vous évoquez les régimes arabes sunnites. Comment est perçue la réélection de Trump en Arabie saoudite ?
Mohammed ben Salman voit probablement dans l’élection de Trump une bonne nouvelle. Il négocie depuis plusieurs mois un accord de sécurité avec les États-Unis et utilise comme levier son adhésion virtuelle aux BRICS+ (Riyad a été invité en août 2023 mais n’a pas encore donné suite). D’un autre côté, l’Arabie saoudite attend des garanties de sécurité fermes, voire de timides progrès dans la question palestinienne. Or, ce n’est pas le mouvement spontané de Trump. Rappelons qu’après des frappes iraniennes et houthistes sur les territoires de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, en 2019, le président Trump avait refusé d’exercer des représailles.
On touche ici aux limites de la diplomatie transactionnelle prisée par Trump. Le cas par cas, l’absence de vision d’ensemble pour inspirer une politique étrangère cohérente et l’inexistence de lignes directrices pourraient affaiblir les positions et les alliances américaines, et donc obérer la puissance des Etats-Unis.
En cas de défaillance de la diplomatie américaine et d’absence de « grande stratégie », il serait permis d’imaginer de proches alliés, comme les pays européens membres de l’OTAN, débauchés un à un par les adversaires des États-Unis, ces puissances hostiles arguant de l’isolationnisme et de l’égoïsme américains. En somme, l’Europe serait transformée en un « petit cap de l’Asie ». A terme, un tel processus modifierait la corrélation mondiale des forces, et ce au détriment des États-Unis.