L’élection de Donald Trump, le « pivot » vers l’Asie et l’européanisation de l’OTAN

Jean-Sylvestre Mongrenier, directeur de recherche à l’Institut Thomas More

17 novembre 2024 • Analyse •


Même si elle était attendue à bien des égards, l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis laisse redouter un nouvel isolationnisme aux effets destructeurs. Est notamment en jeu le sort de l’OTAN, dont la déréliction, traduction éminemment concrète d’un découplage géostratégique entre les deux rives de l’Atlantique Nord, ouvrirait à Vladimir Poutine un espace de manœuvre favorable à sa politique conquérante. Pourtant, « rien n’est sûr sauf la mort et les impôts ». Les alliés européens des États-Unis doivent investir l’OTAN et, en contrepartie de la présence militaire américaine en Europe (peut-être réduite à terme), participer à l’endiguement de la Chine populaire.


L’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, le 5 novembre 2024 — sur fond de polarisation de la vie politique américaine, au point de faire vaciller l’ancien consensus en matière de politique étrangère —, ainsi que la montée en puissance de la Chine populaire, cumulent leurs effets pour remettre en cause la focalisation américaine sur l’Europe. De fait, les fortes tensions provoquées par Pékin autour de Taïwan et dans les « Méditerranées asiatiques » (mers de Chine du Sud et de l’Est), notamment avec les Philippines (un allié en bonne et due forme des États-Unis) et, plus largement, la volonté du pouvoir chinois d’évincer les Américains d’Asie de l’Est, voir du Pacifique occidental, ont conduit Washington à renforcer ses alliances dans la région.

Ainsi les États-Unis travaillent-ils à mettre sur pied une « OTAN asiatique » (États-Unis, Japon, Corée du Sud) et resserrent-ils leurs liens en Asie-Pacifique avec l’Australie et le Royaume-Uni (l’AUKUS), tout en apportant une importante aide militaire à Taïwan. À l’échelle de l’Indo-Pacifique, le Quad (États-Unis, Japon, Australie, Inde), ponctuellement élargi à d’autres partenaires (le Quad+), ouvre le champ de la coopération au-delà des alliances politico-militaires dûment instituées, dans le domaine des hautes technologies et sur le plan civil. Bien entendu, la question se pose de l’avenir d’un tel engagement sous Trump (1).

En l’état des choses, cette politique d’ensemble laisse redouter en Europe que la matérialisation du « pivot » vers l’Asie, annoncée dès 2011 par le président Barack Obama, ne conduise au désengagement américain de l’OTAN. Enfin, la réélection de Donald Trump à la présidence américaine et la victoire d’un parti républicain à sa main sont perçus comme l’ouverture d’une nouvelle ère isolationniste (2). La personnalité du vice-président James D. Vance incarne cette option géopolitique, avec le sénateur Matt Gaetz, qui fut à l’origine du blocage six mois durant de l’aide américaine à l’Ukraine.

En vérité, un isolationnisme pur et simple semble impraticable dans un univers globalisé au sein duquel les États-Unis sont toujours la première puissance mondiale. Quant à la perspective du retrait d’Europe des États-Unis, pour mieux concentrer les efforts diplomatico-militaires sur l’Asie, elle demeure incertaine. Outre le fait que l’Europe constitue une précieuse plate-forme stratégique pour projeter forces et puissance dans la « plus grande Méditerranée » (Bassin méditerranéen, Afrique du Nord, mer Noire, Moyen-Orient) et pour conduire une politique active en Asie centrale, un hypothétique retrait de l’OTAN modifierait profondément la corrélation mondiale des forces, et ce pour le plus grand bonheur des puissances révisionnistes hostiles (l’axe Moscou-Pékin-Téhéran, complété par Pyongyang), avec de graves conséquences en Asie de l’Est et dans la région Indo-Pacifique (3).

À ces considérations géostratégiques s’ajoute le fait que la Maison-Blanche, même si elle était acquise à la perverse illusion d’un « Nixon in reverse » (4), devrait obtenir l’appui du Congrès des États-Unis, dont les membres ont voté une résolution qui impose une forte majorité qualifiée pour que Washington puisse dénoncer le traité de l’Atlantique Nord (4 avril 1949), traité fondateur de l’Alliance atlantique et de son prolongement militaire (l’OTAN) (5). En revanche, il est fort possible que les États-Unis investissent moins dans cette structure euro-atlantique et qu’ils réallouent une partie de leurs ressources militaires et budgétaires en Asie-Pacifique. Il s’avère en effet que l’armée américaine, sous tension, est placée sous la menace d’un phénomène d’hyper-étirement stratégique (« Strategic overextension ») (6).

Aussi importe-t-il que leurs alliés européens accroissent leurs dépenses d’armement, peut-être avec l’appui financier d’un budget européen mutualisé (7), et qu’ils acquièrent les capacités militaires cruciales qui leur font défaut afin de compenser les moyens américains qui seraient redéployés en Asie-Pacifique. Dans une telle perspective, le poste de Commandant en chef des Forces alliés (le SACEUR) — depuis toujours confié à un général américain qui est simultanément commandant en chef des forces américaines en Europe —, devrait revenir à un général européen issu de l’une des deux puissances nucléaires du continent, à savoir la France et le Royaume-Uni. D’autres commandements de haut niveau pourraient être institués par les alliés européens, ces derniers devant impérativement s’en donner les moyens.

En somme, il s’agirait d’européaniser l’OTAN (le pilier européen de l’alliance), celle-ci demeurant adossée au pilier géopolitique américain : une forme de division du travail (le « partage du fardeau »), qui impliquerait en retour le soutien politique, diplomatique et militaire des Européens à la politique américaine d’endiguement de la Chine populaire en Asie de l’Est et sur le grand théâtre Indo-Pacifique. Soulignons à ce propos que l’affirmation de puissance de Pékin, son révisionnisme géopolitique et ses ambitions ne sont pas une lointaine question relevant de l’Asie-Pacifique. Revendiquées par la Chine populaire, les « Méditerranées asiatiques » voient transiter plus du tiers du commerce mondial et même les deux-cinquièmes des échanges entre l’Asie et l’Europe.

Ajoutons à cela que la France est très présente dans la région Indo-Pacifique, sur le plan territorial (départements et territoires d’outre-mer) et maritime (90 % du domaine maritime français, le deuxième au monde). Contrepartie d’un engagement continu des États-Unis en Europe, probablement redimensionné, le soutien à leur stratégie Indo-Pacifique correspond aux intérêts de sécurité et de puissance de la France comme de l’Europe, celle-ci ne pouvant vivre libre et prospérer sans ouverture sur le Grand Large. De surcroît, la Chine populaire déploie sa puissance et son influence aux limites et frontières de l’Europe, de l’Arctique à la Méditerranée.

Pour conclure, il importe que les dirigeants politiques, les diplomates et les militaires américains conservent à l’esprit la singularité géopolitique de leur nation. Sur le plan géostratégique, les États-Unis sont comparables à une grande île-continent, protégée à l’est et à l’ouest par deux océans, l’Atlantique et le Pacifique (8). Cette situation leur confère une certaine sécurité, encore que les situations dramatiques d’Amérique centrale et méridionale les rattrapent (narco-trafics et flux migratoires illégaux). En revanche, ils sont éloignés de cette immense masse euro-asiatique sur laquelle se trouve l’essentiel de la population, des centres de production et de la richesse du monde, cette « Eurasie » où se redéfinissent les rapports de puissance mondiaux.

Si Moscou et Pékin, avec l’appui de leurs tributaires et clients, parvenaient à prendre le contrôle de cette Eurasie, la corrélation mondiale des forces en serait bouleversée. Enfermés dans les limites d’un « hémisphère occidental » dont les destinées leur échappent (voir l’axe bolivarien anti-américain), les États-Unis seraient privés d’un plein accès aux biens communs sur lesquels ils fondent leur puissance et leur prospérité. Indubitablement, les défis de l’époque imposent une renégociation des « termes de l’échange » entre l’Amérique et ses alliés. Encore faudrait-il que les capitales d’Occident et du monde libre ne perdent pas de vue l’essentiel. Dans le cas contraire, les États-Unis se transformerait en un « super-Brésil », sans prise sur le cours du monde, et l’Europe deviendrait un « petit cap » de l’Asie.

Notes •

(1) Laure Mandeville, « Les stratèges trumpistes annoncent une ère plus reaganienne qu’isolationniste », Le Figaro, 30 août 2024.

(2) Jean-Sylvestre Mongrenier, « Un spectre hante l’Europe : l’isolationnisme américain », Causeur, 31 octobre 2024, disponible ici.

(3) Jean-Sylvestre Mongrenier, « L’axe sino-russe et ses prolongements : de la difficulté à nommer le réel », Desk Russie, 10 octobre 2024, disponible ici.

(4) Le thème du « Nixon in reverse » émerge en 2016 lors de la précédente campagne présidentielle de Donald Trump. L’idée directrice est de délier les intérêts russes des intérêts chinois en inversant la démarche du président américain Richard Nixon qui, conseillé par Henry Kissinger, avait au début des années 1970 conduit un rapprochement américano-chinois dirigé contre l’URSS. Dans leur lutte hégémonique avec la Chine populaire, les États-Unis auraient avantage à se concilier la Russie. Une telle option diplomatico-stratégique est alors promue par Dimitri K. Simes, pseudo-dissident russe, directeur du Center for the National Interest et éditeur de la revue The National Interest. Simes aura profondément perverti une partie de la droite américaine désormais acquise au kitsch slave-orthodoxe (voir de Françoise Thom, « De Lénine à Poutine, 107 ans de malfaisance », Desk Russie, 17 novembre 2024). En 2022, Simes abat son jeu et regagne la Russie, où il est encensé par le régime ; il sévit désormais sur la chaîne de télévision Channel One Russia. Simes est poursuivi par le Département de la Justice des États-Unis pour activités anti-américaines.

(5) Le 14 novembre 2023, le Congrès américain a voté en faveur d’une loi pour empêcher tout président de retirer unilatéralement les États-Unis de l’OTAN. Le vote final fut largement bipartisan (310/118).

(6) Voir Elise Vincent, « L’armée américaine au défi de la multiplication des guerres », Le Monde, 12 janvier 2024.

(7) Haut Représentant de l’Union européenne, l’ex-cheffe du gouvernement estonien Kaja Kallas préconise un emprunt européen de 100 milliards d’euros.

(8) Andrew Mitcha, « Il est dans l’intérêt vital de l’Amérique de ne pas laisser une puissance agressive dominer l’Europe », Le Figaro, 27 septembre 2024.