3 décembre 2024 • Opinion •
Jean-Thomas Lesueur, directeur général de l’Institut Thomas More, co-auteur de la note La grande parade continue : socialisme mental et extension sans fin du domaine de l’État, estime que la crise politique engendrée par les discussions autour du budget 2025 montre que les responsables politiques refusent d’envisager autre chose que la préservation d’un « modèle français » en bout de course.
Au-delà de l’exaspération et de la consternation du contribuable que nous sommes tous, le débat sur le budget 2025 a ceci d’intéressant qu’il agit comme un formidable révélateur de l’un des pires aspects du mal français. Depuis qu’il s’est ouvert, le 10 octobre dernier, par sa présentation par le gouvernement et avant, peut-être, qu’il précipite sa chute par une motion de censure, chaque étape a révélé une facette du « problème de l’État » et de ceux qui le conduisent dans notre pays : le réflexe fiscal, la faute collective, l’irresponsabilité systématique.
Lors des premières semaines de discussions à l’Assemblée nationale, le gouvernement autant que les députés des oppositions firent assaut de propositions pour augmenter impôts et taxes. Au-delà des polémiques et des invectives, le gouvernement comme les députés furent incapables d’imaginer autre chose que l’accroissement de la charge fiscale.
Le texte, dans sa version gouvernementale, passa au Palais du Luxembourg où la majorité sénatoriale se mit à instruire le procès de la gestion de ces sept dernières années. À raison puisque la présidence prétendument libérale et modernisatrice d’Emmanuel Macron n’a engagé aucune réforme de l’État, aucune baisse du nombre de fonctionnaires, aucun allégement normatif, aucun nettoyage sérieux dans la décentralisation. Jamais l’administration et la haute fonction publique n’ont autant dominé l’État que ces dernières années. Pour autant, ce procès doit être fait à tous les exécutifs qui se sont succédé depuis cinquante ans. La faute, puisque c’en est une compte tenu du degré d’endettement atteint et du risque qu’il fait courir à la nation, est pleinement partagée. Un peu de pudeur et de retenue conviendrait à l’état des choses.
À l’occasion du Salon des maires, qui se tint il y a deux semaines, les collectivités s’indignèrent du fait que le gouvernement souhaite qu’elles participent à l’effort d’économies. Que les collectivités prennent leur part, c’est normal. Qu’il existe des élus dépensiers et gaspilleurs, c’est évident. Mais que le gouvernement pointe du doigt les dépenses des collectivités, alors que c’est lui qui a fixé les règles brouillonnes et pusillanimes de la décentralisation, qu’il se défausse sur elles d’une part croissante de ses missions, sachant qu’elles ont perdu l’essentiel de leur autonomie financière, est une lâcheté. Le système de la « décentralisation à la française » et ses boursouflures sont d’abord le fait de l’État, pas des collectivités. Il n’est qu’à voir, sujet connexe, comment il a opéré la déconcentration de ses services sur le territoire pour comprendre son inefficacité et son aboulie. Cette mise en cause des collectivités signe son irresponsabilité et sa recherche de boucs émissaires devant la crise des finances publiques.
Ces trois séquences, qui viennent de se dérouler sous nos yeux en quelques semaines, forment un tout. Elles nous disent que les responsables politiques français, de droite comme de gauche, sont incapables d’accomplir un geste, de prendre une décision, de lancer une « réforme » qui n’aboutisse à l’extension du domaine de l’État. Une « réforme » consiste désormais en un alourdissement des normes, un déploiement de la bureaucratie, une augmentation des impôts. Le débat budgétaire est un précipité de cet étatisme spontané, systématique et partagé sur tous les bancs des deux hémicycles.
Comment comprendre à plein ce phénomène qui conduit le pays au bord de l’asphyxie et les Français au bord de la colère et du dégoût ? Jean-François Revel, qui fit de la question de l’étatisme forcené et du dirigisme français l’un des fils rouges de son œuvre de journaliste et de polémiste, peut nous y aider.
En dénonçant dans son livre La Grande Parade, paru en 2000, la « survie de l’utopie socialiste » très au-delà de ses seuls cercles politiques et intellectuels, il montre comment la France reste culturellement attachée aux idéaux collectivistes et dirigistes, malgré leur patent échec pratique. En entretenant sans fin le « mirage de l’État-providence », les responsables politiques de droite comme de gauche et les hauts fonctionnaires entretiennent la croyance presque magique, souvent à rebours de l’expérience et de la réalité observée, en l’intervention étatique. Revel dénonce cette dépendance sans cesse accrue envers l’État, l’affaiblissement de la responsabilité individuelle, les freins à la liberté et les entraves à l’innovation et à la prise d’initiative.
De fait, nous nous sommes habitués, au fil de ces cinquante dernières années (qui sont ces décennies qui ont vu sans cesse augmenter la dépense publique et l’interventionnisme de l’État sur la vie économique, sociale et même privée des Français), à raisonner exclusivement à l’intérieur du paradigme étatiste. On ne s’étonne même plus, on ne réagit plus, quand on entend que les dépenses publiques représentent 57 % du PIB, quand on apprend qu’il existe 2 à 3 millions de normes dans notre pays, que le nombre de pages du Journal officiel a plus que doublé en moins de vingt ans, que près de 8 000 lois, décrets, arrêtés et circulaires ont été produits en 2023, qu’un travailleur sur cinq est fonctionnaire en France ou que l’économiste François Ecalle calcule que le nombre de fonctionnaires a crû de 1 million en seulement vingt-cinq ans (1997-2022).
Cet étatisme acharné, ce dirigisme spontané, le sociologue Mathieu Bock-Côté lui a donné un nom : le « socialisme mental ». La formule vise juste, car elle renvoie cet étatisme à sa source historique et philosophique originelle en même temps qu’elle suggère qu’elle fonctionne comme une évidence, un impensé chez ceux qui agissent en son nom. Jean-François Revel ne dénonçait pas autre chose lorsqu’il blâmait, dans les années 1980 et 1990, les élites françaises qui se complaisaient dans les « méfaits de l’étatisme » au moment même où partout sur la planète des pays se libéraient du socialisme.
La grande parade continue donc dans notre pays. C’est ce socialisme mental qui explique la situation de la France et la crise qui la menace. Car il apparaît bel et bien que nous en sommes arrivés au terme du modèle économique et social qu’on appelle le « modèle français ». Et même au terme de notre conception traditionnelle de l’État. Les nouvelles augmentations d’impôts dont il est question pour 2025 ne donnent-elles pas qu’un simple sursis à un système qui court objectivement à la faillite ? Quelques milliards de plus, prélevés sur le travail et l’épargne des Français, y changeront-ils quelque chose ? Non. Ce modèle, que Jérôme Fourquet qualifie pour sa part d’« étato-consumériste », est à bout de souffle et menace incessamment de faire faillite.
Le débat sur le budget 2025 prouve que les responsables politiques de la majorité comme des oppositions se refusent obstinément à faire ce diagnostic et à envisager un autre modèle. Au-delà des chiffres, c’est l’avenir de notre pays et le type de société dans lequel nous voulons vivre qui est en jeu. Qu’il en aille ainsi avec la gauche, c’est entendu : c’est sa vision du monde, c’est son intérêt. Que la droite, que les droites, dans leur diversité, lui donnent la main, est une lâcheté.