1er janvier 2025 • Entretien •
La présidence tournante de l’UE est revenue à la Pologne le 1er janvier. Jean-Sylvestre Mongrenier analyse la montée en puissance de Varsovie dans un contexte européen marqué par la crise de leadership de Paris comme de Berlin.
L’Allemagne et la France, les deux moteurs économiques de l’UE, sont au point mort. Mais la Pologne, qui dispose de nombreux atouts, peut se targuer d’une forte croissance et d’un chômage quasi absent. La Pologne peut-elle devenir une future superpuissance européenne ?
Le terme de « superpuissance » apparaît pour la première fois dans le titre d’un ouvrage de William T. R. Fox, un politiste qui œuvrait à l’université Columbia de New-York, The Superpowers : The United States, Britain, and the Soviet Union. Their Responsability for Peace, en 1944. En l’occurrence, le terme est inadéquat : la Pologne n’est pas une puissance d’envergure planétaire capable de « projeter » son pouvoir et son influence à l’échelon mondial. En revanche, elle constitue désormais une puissance de premier ordre à l’échelon euro-atlantique, aux plans diplomatique, militaire et économique, y compris en matière de production d’armes.
Située sur l’axe géographique Baltique/mer Noire, la Pologne est un pays-clef, décisif pour l’organisation de la défense des frontières orientales de l’Europe, face à une « Russie-Eurasie » révisionniste et conquérante. Sur un plan géopolitique, il importe de souligner l’importance de l’espace géographique couvert par l’Initiative des Trois Mers (Baltique, mer Noire et Adriatique). A juste titre, les observateurs soulignent son important effort militaire (financement de l’appareil militaire, acquisition d’équipements). En proportion, son effort militaire est deux fois supérieur à celui de la France (4% du PIB investi dans les armées contre 2% pour la France), ce qui bien sûr ne doit pas faire oublier la différence des budgets en valeur absolue.
Peut-on parler de « métamorphose » de la Pologne au cours des dernières années, tant sur le plan économique que géostratégique ?
Au regard de ce qu’était la Pologne au sortir de la Guerre froide, indubitablement. La Pologne est l’exemple même d’une transition réussie vers ce que les politistes américains nomment la « démocratie de marché », pour autant que l’on ne nourrisse pas une vision lénifiante de ce modèle : la démocratie n’est pas le « meilleur des mondes » mais un régime politique qui ne saurait abolir les conditions constitutives du « Politique ». C’est aussi une puissance militaire en devenir, qui apporte un soutien notable à l’Ukraine, puissance appelée à jouer un rôle croissant dans l’OTAN et dans les coalitions plus resserrées requises pour renforcer la « barrière de l’Est ».
En somme, la Pologne est le centre de gravité d’une « Europe jagellonienne » qui s’étend de la Baltique à la mer Noire (les Jagellons régnaient sur la république de Pologne-Lithuanie de l’ère moderne, deux fois plus vaste que la France d’Henri IV). Ce pivot géopolitique, déjà important du fait de sa situation névralgique, se mue en un acteur géostratégique capable de modeler son environnement géographico-politique. Aussi la Pologne a-t-elle vocation à participer aux directoires diplomatiques qui assurent l’unité et la cohésion de l’Occident. Le trop peu connu « Quad atlantique » (États-Unis, Royaume-Uni, France, Allemagne) devrait s’associer la Pologne (en sus d’une Italie produisant un plus grand effort militaire).
Dans quelle mesure la Pologne est-elle dans une dynamique bien différente que les autres pays en Europe, comme la France ou l’Allemagne ?
Il suffit de considérer les taux de croissance : la dynamique de la croissance polonaise est bien plus favorable. Certes, il importe de raisonner non pas seulement en « flux » mais en « stocks », c’est-à-dire de considérer le PIB global et la richesse des pays ici comparés. A cet égard, l’Allemagne et la France pèsent bien plus que la Pologne, mais à moyen terme ?
Cela dit, la situation économique de la France, qui s’adonne à la « décroissance à crédit » et, sous un autre angle, celle d’une Allemagne dont le modèle économique et industriel n’est plus en phase avec les nouvelles conditions mondiales, obèrent la conjoncture européenne, et par conséquence celle de la Pologne. N’imaginons pas une future Pologne triomphante dans une Europe prise dans le piège de la « stagnation séculaire ». De fait, l’Europe est sous la menace d’un « grand déclassement » technico-économique (voir le rapport Draghi et le peu de cas que l’on en fait en France), un phénomène aggravé par l’atonie démographique du « Vieux Continent ».
Quel est donc le secret de la Pologne ?
Les différents facteurs envisagés forment un système. On peut aussi penser que le passé soviétique de la Pologne et le spectre du communisme ont immunisé une large partie de la population contre les mirages et les séductions du social-fiscalisme, un mal dont on sait les conséquences, en France plus particulièrement. Cela dit, ne négligeons pas les effets positifs de l’intégration de la Pologne dans un grand marché européen ainsi que les transferts financiers assurés dans le cadre de l’Union européenne. C’était d’ailleurs la raison de l’engagement et de l’élargissement de l’Union européenne et de l’OTAN en Europe centrale et orientale : empêcher, après la Guerre froide, la formation d’un « trou noir » géopolitique dans la région, au péril de la paix sur le continent européen. A ce propos, il serait bon de comparer le devenir historique de la Pologne, qui a pu intégrer les instances euro-atlantiques (UE/OTAN) et celui de l’Ukraine, satellisée par la Russie jusqu’en 2014.
L’avenir de l’Europe se situe-t-il à Varsovie plus qu’à Paris, Londres ou Berlin ? Quelles sont les « limites », s’il y en a, de la Pologne ?
Si l’Europe sombrait, il serait erroné de penser qu’un îlot polonais ou autre continuerait de prospérer individuellement. Au-delà de la conjoncture économique et de la remise en cause des avantages comparatifs de l’Europe, le « Vieux Continent » dans son ensemble est placé sous la menace d’un grand conflit armé. Or, la Pologne, comme les États baltes, la Roumanie et d’autres États centre-est européens, sont en première ligne, avec l’Ukraine pour bouclier. Ne ramenons donc pas la situation de la Pologne à une approche de type « business » : ce serait du réductionnisme économique. Sous l’angle diplomatico-stratégique comme sous celui de la géoéconomie, la Pologne est « embarquée » : les nations européennes vivent dans une communauté de destin.
La Pologne et l’ensemble de l’Europe doivent s’appuyer sur un pilier atlantique pour faire face à l’agression multiforme de la Russie et, sur un plan supérieur, pour contrer l’ambition sino-russe d’une Grande Eurasie qui réduirait l’Europe à un « petit cap » de l’Asie. Dans la nécessaire renégociation des « termes de l’échange » entre l’Europe et l’Amérique, la Pologne devrait gagner en importance. A l’échelle européenne, le défi est de constituer un axe Paris-Londres-Berlin-Varsovie. Mais il n’y aura pas de « cavalier seul » de la part de la Pologne : si les Polonais cédaient à une forme de chauvinisme, ou aux passions inhérentes à la lutte pour le pouvoir, les conséquences en seraient gravissimes. Pour le reste de l’Europe aussi.