États-Unis, Chine, Russie · Le Groenland, nouvelle proie des hyperpuissances mondiales ?

Jean-Sylvestre Mongrenier, directeur de recherche à l’Institut Thomas More

17 janvier 2025 • Analyse •


Avec la brutalité dont il est coutumier, Donald Trump a réaffirmé l’intérêt qu’il porte au Groënland, territoire autonome placé sous la souveraineté du Danemark. S’il ne faut pas toujours prendre au pied de la lettre le discours du président américain, on sait que ce dernier doit être pris au sérieux. De fait, le Groënland recouvre nombre d’enjeux géopolitiques et suscite l’intérêt de la Chine populaire, dont l’alliance avec la Russie n’ignore pas l’Arctique et les nouvelles routes polaires.

Avec une superficie de 2,166 millions de km², le Groënland (la « Terre verte ») est un territoire grand comme quatre fois la France, recouvert par les glaces sur 85% de la superficie. La capitale du Groënland est située à Nuuk. La population locale se limite à 57 000 habitants, ce qui fait de ce territoire l’un des moins densément peuplés au monde. Depuis 1921, le Groënland est rattaché au Danemark, ce qui constitue un lien avec l’Europe, sans pour autant que ce territoire soit partie intégrante de l’Union européenne. Sur le plan géologique, il relève même de l’Amérique du Nord.

Lors de la Deuxième Guerre mondiale, quand le Danemark était occupé par les troupes allemandes, les États-Unis prirent en charge le devenir du Groënland, dont la position géostratégique était cruciale dans la « bataille de l’Atlantique » (1939-1945). Son importance était telle que le président américain Harry Truman, au début de la Guerre froide, envisageait (déjà) l’achat du Groënland. Toujours est-il que les États-Unis obtinrent du Danemark, membre de l’OTAN, le droit d’installer des bases militaires sur l’île, dont la base de Thulé (déploiement de bombardiers stratégiques) et une station de surveillance d’éventuels tirs de missiles stratégiques soviétiques (ICBM). Le dispositif américain fut remanié après la Guerre froide et, par la suite, la base de Thulé fut rebaptisée « Pituffik » (2023) ; elle relève de la branche spatiale des forces armées américaines. En vérité, ladite base est un élément essentiel de la Défense antimissile des États-Unis.

Dans l’intervalle, la revendication autonomiste du Groënland est montée en puissance. Depuis le référendum consultatif relatif à l’autonomie (75% de « oui »), le 25 novembre 2008, les autorités du Groënland bénéficient d’une grande latitude d’action, avec d’importantes conséquences en matière d’exploitation des ressources naturelles (une quasi-souveraineté). Soulignons que le Groënland, outre les d’hydrocarbures – le US Geological Survey put avancer le ratio de 10% des réserves mondiales –, possède d’importants gisements de terres rares, minerais essentiels aux technologies numériques et à la fameuse transition énergétique.

La loi sur l’autonomie du Groënland est en vigueur depuis mai 2009. Les compétences régaliennes (diplomatie et défense) sont toujours exercées depuis Copenhague mais l’évolution de ce territoire vers l’indépendance est présentée comme inéluctable. Largement financée par l’État danois, l’économie du Groënland repose sur les ressources naturelles et la pêche (95% des exportations). Les perspectives minières du Groënland appellent l’attention des grands investisseurs, notamment ceux de Chine populaire. Vu de Pékin, l’implantation au Groënland, au moyen d’accords avec le gouvernement autonome et d’investissements, serait un pré-positionnement pour la course aux ressources de l’Arctique et l’exploitation de nouvelles routes polaires (les passages du Nord-Ouest et du Nord-Est). Rappelons que le territoire du Groënland est membre en tant que tel du Conseil nordique. Par l’intermédiaire du Danemark, il participe au Conseil des États de la mer Arctique, une structure en sommeil du fait de la nouvelle guerre froide entre la Russie et l’Occident.

A l’épreuve des faits, l’hypothèse d’un Groënland indépendant suscite d’importantes rivalités, sourdes un temps, désormais ouvertes. A la demande de Washington, le gouvernement danois a précédemment contrecarré la volonté chinoise de contrôler des ports et aérodromes dans cette grande île, mais il est à craindre qu’un Groënland indépendant ne cède un jour aux offres de Pékin. D’autant plus que l’alliance sino-russe et la coopération qu’elle induit s’étendent à l’océan Arctique. Outre les ressources du Groënland, il faut conserver à l’esprit son importance géostratégique, tant pour le contrôle des nouvelles routes maritimes polaires que pour surveiller le passage des sous-marins russes dans l’Atlantique Nord.

L’évocation par Donald Trump, lors de son premier mandat présidentiel, d’un possible achat par les États-Unis du Groënland (2019) était déjà le signe de tensions croissantes autour de cet enjeu, mais l’affaire semblait loufoque. Le renouvellement de cette offre le 7 janvier 2025, assortie d’une menace de conflit commercial avec le Danemark, donne plus de substance et d’urgence à la question. Au demeurant, il n’est pas assuré que les manières de Donald Trump et le caractère sommaire de la solution proposée soient les plus adéquats à la situation : la géopolitique n’est pas réductible aux méthodes des promoteurs immobiliers, et un tel discours pourrait avoir des effets en retour sur le pouvoir et l’influence des États-Unis dans le monde, y compris dans le cercle de ses principaux alliés. Si une partie de la mouvance MAGA (Make America Great Again) cédait à l’hubris et au mirage de l’hyperpuissance solitaire, cela aurait probablement de graves conséquences, jusque dans la zone Indo-Pacifique où plusieurs micro-territoires pourraient préférer les séductions de l’argent chinois à la brutalité du locataire de la Maison Blanche.

En revanche, on peut penser que la rupture de Copenhague avec le « décolonialisme » et une vision éthérée du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et donc la claire réaffirmation de la souveraineté danoise sur le Groënland, en bonne intelligence avec les États-Unis et leurs alliés européens, seraient la voie la plus assurée pour sauvegarder la grande île arctique des convoitises sino-russes. En somme, un retour à la situation politico-institutionnelle qui prévalait avant que le discours indépendantiste n’affole les esprits, avec toutefois les adaptions nécessaires aux plans stratégique et géoéconomique. Non point un mécano-souverainisme mais une vision claire des enjeux, des alliances et des coopérations requises dans un monde de Titans.