Pour Donald Trump, stratégie et géopolitique sont solubles dans l’affairisme et le lucre

Jean-Sylvestre Mongrenier, directeur de recherche à l’Institut Thomas More

6 mars 2025 • Entretien •


Les considérations marchandes, qui peuvent tout à fait être légitimes, ne sauraient pourtant fonder une hégémonie, souligne Jean-Sylvestre Mongrenier dans une tribune au Monde. Elle risquent de faire commettre de graves erreurs au président américain, qui semble croire que sa vision « transactionnelle » est partagée par Vladimir Poutine et Xi Jinping.


Quand les esprits raisonnables cherchent la voie d’un partage du fardeau et des responsabilités entre les Etats-Unis et leurs alliés de l’OTAN, Donald Trump, consciemment ou non, s’emploie à réaliser les espoirs de toujours de la diplomatie soviétique, puis russe : le découplage géostratégique entre les deux rives de l’Atlantique Nord. Le tour donné à la politique étrangère des Etats-Unis correspond à la manière dont le président américain voit le monde.

Par intellectualisme, nous cherchons le soubassement rationnel d’une telle politique. Le mépris que l’Europe inspire à Trump, qui n’a d’égal que son tropisme russo-poutinien, serait, selon certains, la retombée d’une « grande stratégie » américaine : casser l’axe Moscou-Pékin et, à terme, retourner la Russie de Vladimir Poutine contre la Chine de Xi Jinping.

Une telle expectative sous-estime, selon moi, l’ampleur et la profondeur des liens russo-chinois tissés avec constance depuis la mise en œuvre de la « diplomatie Primakov », déjà, sous Boris Eltsine (1931-2007) : comment croire que Poutine renoncerait à l’appui multiforme de Xi Jinping pour gagner celui d’un président américain, locataire temporaire de la Maison Blanche ?

Diviser l’UE, lâcher l’Ukraine et Taïwan

Selon une autre version de la « grande stratégie » de Trump, l’idée directrice serait de parvenir à un triumvirat planétaire : les Etats-Unis, la Russie et la Chine se partageraient le monde en sphères d’influence. Dans une telle perspective, l’Ukraine serait une variable d’ajustement. Les férus d’histoire évoquent ainsi l’Entente des trois empereurs (le Dreikaiserbund), conclue en 1873 entre Berlin, Vienne et Saint-Pétersbourg. La référence est de mauvais augure : ce premier « système d’alliances bismarckien » et les formules qui suivirent ne parvinrent ni à stabiliser l’Europe ni à contrecarrer le jeu des forces qui aboutirent à la première guerre mondiale

Prêtons-nous à ce « jeu » intellectuel, qui n’en est pas un. Les bonnes grâces de Trump envers Poutine suffiront-elles pour que Moscou reprenne le contrôle de l’Eurasie postsoviétique et de ses confins occidentaux (l’Europe centrale et orientale) ? Voici plus de trois décennies que la doctrine russe de l’« étranger proche » a été énoncée, et la Russie n’a pu empêcher les ex-républiques soviétiques d’Asie centrale et du Caucase de prendre du champ.

En Europe, la satellisation de la Biélorussie est bien avancée, mais pas suffisamment pour qu’Alexandre Loukachenko entre directement en guerre contre l’Ukraine. Quant à cette dernière, elle a réagi contre le noyautage russe et la captation de l’Etat : trois ans après une « opération militaire spéciale » censée prendre Kiev en trois jours, l’armée russe n’a pas même réussi à prendre la totalité du Donbass. Il importe de conserver à l’esprit que l’Ukraine est invaincue.

Surtout, quid de la zone d’influence qui, selon la thèse du Dreikaiserbund, devrait revenir aux Etats-Unis ? L’Europe rêvée par Trump, divisée et fragmentée, serait à la merci de Moscou qui, après l’effondrement espéré de l’OTAN, pourrait s’en servir pour oxygéner l’économie russe. De cette manière, les rapports entre Moscou et Pékin seraient rééquilibrés au sein d’une alliance en passe de dominer la masse terrestre euro-asiatique.

Le cauchemar de Halford J. Mackinder (1861-1947), de Nicholas Spykman (1893-1943) et des penseurs anglo-américains qui inspirèrent la longue stratégie de containment (« endiguement ») deviendrait réalité : nous assisterions au triomphe posthume de Karl Haushofer (1869-1946), partisan dans l’entre-deux-guerres d’un bloc eurasiatique uni face à la « Grande Ile » nord-américaine.

En Asie-Pacifique, il serait hasardeux d’inscrire le lâchage de l’Ukraine dans une stratégie de consolidation de la zone d’influence américaine. Pourvu que Xi Jinping accepte d’acheter plus de blé et de gaz aux Etats-Unis et de leur vendre des terres rares, Trump pourrait lâcher Taïwan, maillon central des alliances régionales américaines, du Japon aux Philippines. Si cela s’avérait juste, l’hégémonie américaine dans le Pacifique prendrait fin. Ironie de l’histoire, Trump aurait concédé à Pékin une « sphère de coprospérité de la Grande Asie », ce qui avait été refusé au Japon lors de la seconde guerre mondiale.

Une conception sociale-darwinienne du marché

En guise de compensation, lit-on, Trump pourrait vouloir organiser une sorte d’« Empire des Amériques ». Mais croit-il pouvoir l’obtenir à coups de guerres commerciales ? Au faîte de leur puissance, les Etats-Unis des années 1990-2000 ne sont pas parvenus à constituer une zone de libre-échange des Amériques, de l’Alaska à la Terre de Feu. Déjà, la Chine est le principal partenaire commercial de la plupart des pays latino-américains. In fine, les conceptions géopolitiques panaméricaines prêtées à Trump se réduiraient à une police des frontières sur le Rio Grande et le long de la frontière canadienne.

Comment Trump voit-il donc le monde ? Tout comme pour les thuriféraires de la globalisation, dans les années 1990, la Terre serait plate : un marché planétaire dont les enjeux sont réductibles au commerce et à l’accès aux ressources naturelles. Indices boursiers, opérations immobilières et enrichissement privé tiennent lieu d’indicateurs. La différence avec les « globalistes » exécrés réside dans sa conception sociale-darwinienne du marché : le libre jeu des forces économiques serait une lutte perpétuelle, sans grands dessein, progrès et idéaux.

Pour Trump, stratégie et géopolitique sont solubles dans l’affairisme et le lucre. Sa citation préférée ? « Get my fucking money back ! » (« rendez-moi mon putain d’argent »). Mais les considérations marchandes, légitimes dans leur ordre propre, ne sauraient fonder une hégémonie. Si la « révolution trumpiste » l’emportait, elle ruinerait l’Occident. Alors, le projet d’une « Europe géopolitique » s’imposerait comme une évidence, de l’Atlantique au bassin du Don, en bonne intelligence ou non avec les Etats-Unis. En vérité, nous voilà au pied du mur.