
31 mars 2025 • Opinion •
À côté des faibles moyens investis, d’autres handicaps rendent très compliqué pour l’Union européenne de rattraper son retard par rapport aux États-Unis. Analyse de Jean-Pierre Schaeken Willemaers.
Dans tous les domaines du numérique, l’Union européenne est à la traîne en matière d’innovations. Dans le développement de l’IA, elle accuse par rapport aux États-Unis et à la Chine un retard tel que les projets de rattrapage actuels pourraient ne pas suffire à le combler.
Selon un rapport récent de la Cour des comptes européenne (CCE), « les investissements de l’Union européenne dans l’Intelligence artificielle n’ont pas suivi le rythme dicté par les leaders mondiaux. L’Union peine à développer l’écosystème européen de l’IA et n’a pas réussi à doper suffisamment ses investissements pour faire part égale avec les champions du secteur ».
Elle pointe deux raisons principales : une mauvaise coordination des efforts de l’Union européenne avec les États membres impliqués : La crédibilité des plans de l’Union européenne est mise en question du fait que la Commission n’avait pas prévu un système approprié de suivi de l’efficacité des investissements dans l’IA. En outre, les modalités peu claires de contribution des États membres aux objectifs d’investissements globaux de l’Union européenne ont conduit à une absence de vue d’ensemble à l’échelle européenne. L’Union européenne a tardé par ailleurs à mettre en œuvre de nouveaux dispositifs favorisant la mise sur le marché des entreprises innovatrices de ce secteur technologique.
Gigafabriques spécialisées
Le 11 février 2025, Ursula von der Leyen a annoncé un plan de 200 milliards d’euros, visant à développer l’IA en Europe. Le programme inclut un nouveau fonds européen (baptisé Invest AI) de 20 milliards d’euros destinés à la création de gigafabriques spécialisées dans l’entraînement de modèles d’IA avancés. Elle a également annoncé le déploiement d’une dizaine de nouveaux supercalculateurs, indispensables pour développer des systèmes IA. Les États-Unis en disposent actuellement de 171 !
Le président français a annoncé, la veille de l’ouverture du Sommet international sur l’IA à Paris, que 109 milliards d’euros seront investis par des entreprises françaises privées dans le domaine de l’IA (montant du même ordre de grandeur que celui de la seule Amazon pour la seule année 2025 !)
Les 109 milliards précités vont être déployés sur les deux à trois prochaines années et jusqu’à cinq ans pour les projets les plus longs. L’essentiel des fonds est censé être consacré à la construction de centres de données (data centres). Mistral IA, la pépite française du secteur est de la partie.
Aux États-Unis, les GAFAM devraient consacrer au développement de l’IA 330 milliards de dollars durant la seule année 2025 (100 pour Amazon, 80 pour Microsoft, 75 pour Google, 65 pour Meta et 10 pour Apple).
En outre, le président Trump a déclaré un plan d’investissement (impliquant le gestionnaire de fonds Softbank) de 500 milliards de dollars dédiés aux infrastructures physiques et virtuelles du secteur de l’Intelligence Artificielle. Ce pactole vient s’ajouter aux montants énormes déjà investis ces quinze dernières années.
Parmi les handicaps qui rendent très compliqué pour l’Union européenne de rattraper son retard par rapport aux États-Unis, citons-en trois particulièrement significatifs.
Excès de réglementation
Le premier se retrouve dans tous les domaines de l’activité économique européenne : l’excès de réglementation. Ce dernier l’affaiblit considérablement vis-à-vis de ses grands concurrents, qui se gardent bien de tomber dans de tels travers. En mai 2023, les eurodéputés des commissions des libertés civiles et du marché intérieur avaient élargi la liste des technologies entrant dans la catégorie des risques inacceptables. L’AI Act, règlement européen visant à encadrer l’usage de l’IA, est entré en vigueur le 1er août 2024.
Ces textes législatifs contraignants ne lésinent pas sur les mesures de protection de toutes natures (dont la mise en œuvre pour chaque projet est longue et fastidieuse). Ils sont de nature à ralentir le développement de nouvelles technologies, et en l’occurrence de l’IA, et les rendent moins compétitives par rapport aux BRICS. L’objectif de ces derniers est avant tout d’obtenir des résultats, quitte à corriger ultérieurement certains effets délétères.
Un autre handicap est lié au manque de supercalculateurs et de centres de données européens indispensables, entre autres, pour l’entraînement des algorithmes, pour les programmes d’apprentissage automatique et pour le développement de l’IA. Selon Nicolas Van Zeebroeck, professeur à la Solvay Brussels School, la puissance de calcul des superordinateurs européens s’élèverait à seulement 4 % de la capacité totale mondiale, les États-Unis et la Chine se réservant quasi tout le reste.
Un troisième handicap, tout aussi inquiétant que les deux précédents, est le manque de sources de financement à risque en Europe, cependant essentiel pour les start-ups technologiques. Toujours selon le professeur Van Zeebroeck, l’Union européenne ne lève que 5 % des fonds mondiaux de capital-risque, contre 52 % pour les États-Unis et 40 % pour la Chine.
L’Union européenne doit investir en 2025 et les années suivantes des centaines de milliards d’euros pour compenser ses carences d’engagements financiers durant de nombreuses années. Le fossé ainsi creusé s’avère difficile à combler.
Ordinateurs toujours plus puissants
Rien qu’en ce qui concerne les superordinateurs, les États-Unis en avait 171 en 2024 alors que l’Union européenne n’en dispose actuellement que de huit. Le superordinateur européen le plus puissant, Jupiter, disposera de 24 000 semi-conducteurs de pointe. Il est censé être opérationnel en 2025. L’entreprise xIA d’Elon Musk et Nvidia ont déclaré être en train de doubler la taille d’un centre de données avec 100 000 semi-conducteurs.
En 2025, Open AI aura accès à un centre de données de 100 000 semi-conducteurs dont la performance de calcul serait cinq fois supérieure à celle déployée dans Jupiter. Open AI et Microsoft prévoient la construction d’un centre de données de 100 milliards de dollars pour 2028 selon un article publié par The Information.
Les applications numériques les plus avancées, nécessitant des augmentations énormes de capacités de traitement de données, ont besoin d’ordinateurs toujours plus puissants et partant de nettement plus d’énergie pour les alimenter. La soif de calculs des réseaux neuronaux est insatiable.
Il est irréaliste de s’attendre à ce que le rythme des changements technologiques ralentisse. En revanche, les gérer s’avère indispensable, ce qui implique une collaboration entre les parties concernées (gouvernements, entreprises, etc.). Pareilles concertations seraient susceptibles d’éviter des réactions inopportunes, voire violentes ou des tendances à réglementer de manière excessive, par exemple.
En conclusion, vu les moyens financiers énormes à engager, les énergies considérables requises et les technologies exceptionnelles à mettre en œuvre, est-il réaliste de croire que l’Union européenne pourra égaler les États-Unis dans le développement de l’IA ?