
17 avril 2025 • Analyse •
Le 13 juin 2022, le Président de la République annonçait solennellement notre entrée en « économie de guerre ». Près de trois ans plus tard, cette proclamation résonne comme un slogan vidé de sa substance, tant l’écart entre les mots et les faits demeure considérable. Analyse d’Enguerrand Delannoy, conseiller politique, ancien auditeur à l’IHEDN et administrateur de l’Institut Thomas More.
Des efforts ont, certes, été consentis. L’appareil productif de défense a bénéficié de directives visant à renforcer son efficacité. Notre autonomie stratégique s’est quelque peu affermie, des mesures ont été initiées afin de débuter la constitution de stocks et nos capacités de production ont connu une hausse relative. Mais ne nous y trompons pas : nous restons à des années-lumière de ce que recouvre véritablement le concept d’« économie de guerre ».
L’« économie de guerre » est en réalité un phénomène d’une autre ampleur. C’est une économie dans laquelle la production militaire supplante dans certains secteurs la production civile en raison de la réallocation de chaînes civiles vers le militaire et donc entraîne des pénuries ici et là. Telle n’est pas notre situation, la France n’a modifié en rien la structuration de sa production industrielle. Une « économie de guerre » relève d’une stratégie globale, comme l’a écrit le général Beaufre, qui englobe d’autres dimensions comme la diplomatie et la politique. Le terme « économie de guerre » est donc employé mais complètement galvaudé.
La « pérennité de la volonté » mise en question
Plusieurs questions fondamentales se posent si nous voulons effectivement renforcer sérieusement notre appareil de défense. D’abord la « pérennité de la volonté ». Cette volonté de réarmement moral et militaire, de réindustrialisation va-t-elle durer ? Qu’en sera-t-il dans six mois si le cessez-le-feu, voire la paix, est signé en Ukraine et que la pression paraîtra moindre ? Nos responsables seront-ils toujours aussi enclins à mettre la défense au premier rang de leurs priorités pour la nation ?
Si la France a construit sa dissuasion nucléaire, c’est notamment en raison d’une volonté politique qui est demeurée intangible pendant quatre-vingts ans, quelles que furent les majorités au pouvoir. La même volonté dans le temps est nécessaire pour reconstruire des armées disposant d’une masse suffisante pour faire face aux menaces qui se multiplient.
Finances publiques, réindustrialisation, énergie : trois hypothèques graves
Au-delà des priorités politiques qui évoluent avec l’actualité, la pérennité de cette volonté peut être sérieusement mise à mal, et pour plusieurs raisons. La première est budgétaire. Comme chacun sait, la situation des finances publiques est déplorable et personne ne semble s’en soucier sérieusement. Or, le réarmement nécessite des moyens budgétaires supplémentaires et conséquents. Où va-t-on les trouver alors qu’aucune stratégie de redéploiement de la dépense publique et donc de diminution de celle-ci n’est envisagée ? Déjà, les ennuis s’amoncellent cette année. Si, depuis 2019 les LPM sont exécutées à l’euro près, 2025 s’annonce très complexe : entre reports de charges, surcoûts des OPEX, trous capacitaires et ressources extrabudgétaires qui ne seront pas au rendez-vous, les besoins supplémentaires s’élèvent déjà à plus de cinq milliards d’euros et nécessiteraient une loi de finances rectificative avant l’été.
La seconde raison est que pour restaurer notre outil de défense il faut réindustrialiser sans attendre et à marche forcée. Or l’idée même d’un renouveau industriel est devenue difficile à concevoir car ses prérequis viennent en contradiction avec quelques-uns des principes mis en œuvre pour répondre à l’autre priorité affichée depuis bientôt vingt ans : la lutte contre le changement climatique. Quand la seconde édicte un nombre incalculable de normes, de réglementations et de logiques malthusiennes, l’industrie nécessite, elle, innovation et croissance. De surcroît, la taxonomie européenne est un frein à l’investissement des banques ou des fonds vers les entreprises de la BITD considérant que ces entreprises ne respectent pas les critères environnementaux et sociaux en vigueur. Notons que les derniers grands projets d’intérêt national (reconstruction de Notre-Dame et Jeux Olympiques) ont nécessité des lois spéciales exonérant l’application d’un certain nombre de ces normes pour permettre leur réalisation dans des délais acceptables. La réindustrialisation pour la défense est elle-aussi éminemment d’intérêt national, et nécessitera un cadre réglementaire et normatif simplifié et tourné vers l’efficacité.
La troisième raison relève de la capacité du politique à faire des choix. Prenons le nucléaire. Il a été suffisamment démontré que la fermeture de Fessenheim était une erreur funeste et que les crédits publics investis dans les énergies renouvelables électriques — 70 milliards d’euros aujourd’hui — étaient très excessifs au regard de notre consommation d’électricité en berne depuis 2012, comme dans le reste de l’Union européenne d’ailleurs, et de la sous-utilisation chronique de notre parc nucléaire. Las, le gouvernement s’apprête à publier un décret sur la Programmation pluriannuelle de l’énergie qui enfermerait encore davantage notre pays dans cette erreur. Il n’est pas sérieux d’engager 300 milliards d’euros d’argent public pour de l’éolien et du solaire dont nous n’avons nul besoin en France. Or précisément le renouveau industriel ne peut s’appuyer que sur une énergie abondante et durablement peu chère. Notre futur industriel a donc besoin du nucléaire pour advenir. Pas de réarmement crédible sans nucléaire.
Foncier et formation des hommes : deux interrogations
Et il existe d’autres considérations très concrètes qui sont autant de blocages à la réindustrialisation. Ouvrir des usines nécessite du foncier disponible, la matière première de toute implantation industrielle. Or toutes les lois récentes limitent drastiquement la consommation de foncier pour des motifs écologiques et de réduction des terres agricoles. C’est l’objet du fameux Zéro Artificialisation Nette (ZAN). Notons qu’aujourd’hui les opérateurs de l’État qui disposent de foncier disponible (SNCF, établissements publics d’aménagement, grands propriétaires d’infrastructures publiques, etc.) n’ont absolument pas été mobilisés aux fins de constituer des réserves foncières pour la défense. Pire encore, le ministère de la défense, qui est l’un des plus grands propriétaires fonciers de France, reste engagé dans une logique discutable de cession de ses fonciers au plus offrant, plutôt que de réfléchir à mobiliser ces ressources pour servir l’ambition de l’« économie de guerre ».
L’autre blocage concerne les ressources humaines. Les lignes de production nécessitent des ingénieurs et des ouvriers. Dispose-t-on d’un appareil de formation capable d’orienter suffisamment de ces talents vers l’industrie de défense ? La réponse est dans la question. Le retard pris en la matière est d’autant plus préoccupant qu’il faut plusieurs années pour atteindre le niveau de qualification requis pour travailler dans cette industrie. Il est grand temps de réagir.
En imaginant que ces blocages soient levés, il reste que l’industrie de défense répond à des critères d’implantation géographique particuliers (éloignement des zones urbaines par exemple), qu’il faut interfacer ces sites avec les réseaux routiers et supposent donc des infrastructures de transports capables d’accueillir de telles charges. L’« économie de la défense » peut donc s’ancrer sur une vraie politique d’aménagement du territoire, et contient d’ailleurs de vraies opportunités de réindustrialiser des territoires ruraux ou touchés par la désindustrialisation. Encore faut-il que tout cela soit pensé et coordonné sur le plan interministériel…
Sortir des sentiers battus
Reconstruire notre appareil de défense et nous réarmer, tant sur le plan matériel que moral exige une vision de long terme, une volonté politique constante, la capacité à faire des choix stratégiques, une véritable politique d’aménagement du territoire, et la mobilisation de ressources humaines. Pour répondre à de tels enjeux, il faut sortir des sentiers battus.
Une intervention directe de l’État via des participations étatiques ciblées est peut-être un début de réponse. L’industrie de défense ne répond pas à la logique de l’économie de marché. Souvenons-nous que même Hayek, dans La constitution de la liberté, jugeait l’intervention de l’État légitime dans la sphère régalienne. Autant de questions et d’ambitions qui devraient prendre bien plus de place dans le débat public.