
5 mai 2025 • Entretien •
Alors que le nombre de jeunes femmes se déclarant non hétérosexuelles progresse, une recomposition des rapports intimes s’esquisse à la croisée des normes sociales, des bouleversements générationnels et de la redéfinition des attentes amoureuses. Entre quête d’égalité, désenchantement vis-à-vis du masculin et affirmation de soi, l’identité sexuelle devient un terrain mouvant, reflet de transformations profondes et parfois ambivalentes de notre époque. Analyse de Christian Flavigny, pédopsychiatre, directeur de recherche à l’Institut Thomas More, auteur de Comprendre le phénomène transgenre (Ellipses, 2023).
Le recul de l’hétérosexualité chez les jeunes femmes reflète-t-il une forme de désenchantement vis-à-vis de la figure masculine, dans un contexte de méfiance, de conflits de genre et de redéfinition du couple ?
Le piège de la réflexion est de confondre les sentiments intimes et les déclarations identitaires affichées dans la vie sociale ; or les registres ne sont pas les mêmes. On peut comprendre que les générations s’affichent selon un sigle qui mentionne leur succession (X, Y, Z, etc.), décrivant une évolution des points de vue portés sur des sujets d’importance comme l’éducation ou d’autres thèmes de société.
Mais cela ne concerne guère la vie sexuelle. Là il y a un effet d’affichage identitaire. La tendance est de s’y caractériser : « je suis… », et de s’y montrer « ouvert à la diversité », donc plutôt « bi », « pan », etc. Cela ne dit rien d’une supposée évolution des attentes intimes sur le plan sexuel.
Il y eut un contexte précis de situation de vie sociale menant à l’affichage personnel de son « orientation sexuelle ». Ce fut d’affirmer une option de vie sexuelle jugée « hors-norme » et déconsidérée, dans les sociétés anglo-saxonnes, notamment nord-américaine, jusqu’au mitan du vingtième siècle, du fait qu’elles les hiérarchisaient, voire les persécutaient : normative, la culture nord-américaine catégorise, répertorie et classifie ces options de vie ; elle en « discriminait » certaines, en particulier l’homosexualité. Aujourd’hui, cette persécution a heureusement cessé. Mais se catégoriser est devenu le signe d’une posture sociale « ouverte ».
Cette manière de catégoriser s’est importée en France, bien que la culture française ait une réflexion plus approfondie sur ce qui mène à la diversité des options de vie sexuelle, et du coup ne les hiérarchise pas : elle sait décrire comment l’enfant s’approprie son identité, de garçon ou de fille : le garçon depuis une identification à son parent de même sexe, son père (idem pour la fille avec sa mère). La culture nord-américaine n’a pas cette expérience psychologique : en témoigne le « transgenrisme » qui confond « se ressentir être de l’autre sexe » et « être de l’autre sexe ». La compréhension psychologique aboutie et vérifiée de la culture française montre l’erreur de l’« autoidentification » (ainsi de jeunes adultes de 20-29 ans « s’identifiant » comme bisexuels ou pansexuels) ; l’autoidentification est un individualisme réducteur de l’identification, façon de contourner et de maîtriser l’identification au parent de même sexe qui a pu être problématique et douloureuse.
Cette identification qui est l’axe du développement psychologique de l’enfance peut en effet être source de désarrois psychologiques ; il faut aider à les résoudre, sans que cela justifie d’y substituer le simplisme de catégorisations personnelles, ce que fait pourtant la société nord-américaine, réductrice sur le plan psychologique.
Cette simplification essentialise les situations : on serait « hétérosexuel », « homosexuel », « transgenre », etc., comme d’une disposition innée. En culture française, cette approche en superficie du regard social est critiquée : des hommes et des femmes sont attirés diversement par des partenaires de même sexe ou de l’autre sexe, en fonction d’une inclination qui n’appelle aucune hiérarchisation.
Pour répondre à votre question : y a-t-il une vie sexuelle aujourd’hui moins partagée entre les sexes, est-ce ce qui ressort de l’étude ? Dans le cabinet du psy qui est à l’écoute de l’intime, il n’y a rien de nouveau dans l’attente des femmes à l’endroit des hommes. C’est qu’il est moins question de sexualité que de ce qui anime la vie sexuelle : l’attente d’amour. Certes, la sexualité est possible sans l’amour, et l’amour ne se traduit pas toujours en partage charnel. Mais quand la femme se parle en catégories de sexualité, elle rationalise son espérance intime à l’endroit de l’homme : être désirée et aimée, plus précisément désirée et aimée de l’homme qu’elle aime. L’amour est le sujet sensible du rapprochement entre les sexes, avec une attente aussi intense pour chacun des sexes, quoique différenciée entre celle de l’homme et celle de la femme. Cela semble de tous les temps – et cela ne s’étale pas dans les enquêtes, mais juste se confie dans le secret de la confidence.
Bien sûr, en période d’adolescence et de jeune adulte, l’amour s’explore dans une diversité d’expériences sexuelles, découverte de la complexité des sentiments en jeu, jusqu’à bien sûr n’y mettre aucun sentiment, ou au moins le prétendre. Ce n’en est pas moins une approche de ce qui est au cœur de l’amour et de ses désarrois : l’approche de l’inconnu de l’attente de l’autre sexe. Cette manière est dans les mœurs de notre époque, et elle en vaut bien d’autres, notamment celle où les hommes allaient s’initier auprès des prostituées et les filles arrivaient vierges à leur mariage. Mais les turbulences affectives qui en résultent ont besoin de se mettre en mots et, alors, elles se rationalisent. Le recours à la catégorisation prend cette fonction – on peut ne pas y voir l’essentiel dans la vie amoureuse des êtres humains.
« Le nombre de jeunes adultes de 20-29 ans s’identifiant comme bisexuels ou pansexuels a été multiplié par six ». Cette montée en flèche des identités queer traduit-elle une véritable mutation du désir sexuel ou une évolution des normes de discours et d’affirmation de soi ?
Il n’y a d’identité Queer que dans un discours social déclaratif, c’est-à-dire sur le plan des apparences. La logique résulte de la culture normative nord-américaine qui impose d’assumer sa différence et de s’en réclamer. Dans le vécu psychologique intime, au point de vue des fantasmes et des attentes, la variété des inclinations demeure une constante des questionnements autant masculins que féminins : l’enjeu amoureux bouscule la vie affective. Pour l’homme, vivre la relation avec une femme, c’est approcher ce féminin que la femme lui donne, dont durant son enfance il s’était éloigné pour s’établir comme garçon ; pour la femme, c’est approcher ce masculin que l’homme lui donne, et qu’elle avait délaissé pour s’établir comme fillette. Cela remue les équilibres qui s’étaient construits durant l’enfance, lorsque le garçon s’était approprié le masculin en puisant au modèle paternel, la fille le féminin en puisant au modèle maternel. On peut mettre cela sous étiquette ; c’est une façon de contrôler les émotions intimes en jeu.
Les attentes amoureuses sont identiques, juste se distinguant sur la démarche : désir masculin de posséder la femme, désir féminin d’être possédée par l’homme. L’affaire est que ces deux attentes se rencontrent. L’opposition demeure, entre la posture dite active de l’homme et celle « réfléchie » de la femme (au sens grammatical, pas intellectuel : la femme n’est aucunement « passive » dans l’amour) : lui pénètre, enjeu de la sexualité masculine, elle accueille, enjeu de la sexualité féminine. La névrose de l’homme, que l’on appelle névrose obsessionnelle, c’est l’angoisse de pénétrer la femme et la hantise de l’impuissance, angoisse d’un homme qui ne parvient à quitter l’image passée de sa propre mère et la superpose sur la femme, comme redoutant de commettre l’inceste. La névrose de la femme, c’est l’hystérie : « je veux t’attirer mais je me refuse, bien fait pour toi, j’aviverai ton désir mais je ne le satisferai pas », vengeance contre une image du père qui n’a pas jadis valorisé la féminité de sa fillette. Ces préoccupations sont évitées dans l’union avec un partenaire de même sexe.
Assiste-t-on à une recomposition de l’intime chez les jeunes générations ?
Freud l’a dit : celui qui évitera aux être humains les affres de la partition sexuée (il l’appelle la sujétion sexuelle), sera traité en héros. Les discours qui catégorisent et étiquettent sont une façon de contourner ces affres, de s’en donner une explication (je suis ceci ou cela) et surtout de la manifester aux autres, dans un affichage qu’entretient une vie de société scrutant les apparences. L’intime, c’est l’enjeu de l’amour ; les êtres humains y pensent sans cesse, aujourd’hui comme hier, et sans doute demain. Mais le décrocher : qui détient la solution, pour la convaincre, elle, pour le garder, lui ?
Les relations homosexuelles sont-elles perçues par certains jeunes comme plus égalitaires et moins exposées aux conflits que les relations hétérosexuelles ?
On sait qu’il y a souvent à l’adolescence des expériences de vie sexuelle avec un partenaire de même sexe. Cela ne présage pas d’une future option privilégiant l’union de même sexe. L’union de même sexe soulage de se confronter au désir de l’autre sexe, avec sa part d’inconnu ; seul demeure le partage du plaisir, ce qui n’exclut pas l’émotion. Notre époque a valorisé l’union de même sexe à la raison qu’elle aurait été dévalorisée. Or, il n’y a ni à la valoriser ni à s’en offusquer : la diversité d’inclination de vie sexuelle n’appelle aucune hiérarchisation. Mais qu’elle soit plus égalitaire et moins exposée aux conflits, cela relève de l’illusion.