Présidentielle en Roumanie · La victoire du camp libéral… mais pour combien de temps ?

Alexandre Hogu, assistant de recherche à l’Institut Thomas More

20 mai 2025 • Analyse •


En remportant l’élection présidentielle roumaine face au souverainiste George Simion, Nicusor Dan met un coup d’arrêt à la poussée populiste. Mais le plus dur commence : le nouveau président devra s’attaquer à la fracture profonde entre légitimité des urnes et autorité judiciaire, faute de quoi le clivage qui divise le pays continuera de s’envenimer. Analyse par Alexandre Hogu, auteur de la note La Roumanie, un acteur ascendant au carrefour de l’Europe orientale et du bassin pontique (décembre 2024).


L’Europe se réveille avec les résultats officiels de l’élection présidentielle roumaine : Nicusor Dan, candidat libéral indépendant, l’emporte face au souverainiste George Simion à 53,6 % contre 46,4 %. Cette élection tendue, scrutée par tous les observateurs européens, a enfin pu être menée à son terme ce dimanche 18 mai. Après l’annulation des résultats d’un premier scrutin en décembre 2024 par la Cour constitutionnelle du pays, les enjeux étaient très élevés pour les libéraux et les souverainistes.

Nicusor Dan, maire de Bucarest avant de se présenter à la présidentielle, s’était fait connaître pour son combat contre la corruption, sujet sensible dans le pays. Il avait été, dès décembre 2024, un partisan de la fermeté face à Calin Georgescu, accusé de fraudes et de liens avec des acteurs étrangers au cours de l’élection – les liens avec la Russie n’ont pas formellement été prouvés par la justice.

Nicusor Dan s’était qualifié pour le second tour en devançant de moins d’un point le candidat de la coalition gouvernementale – qui va du parti social-démocrate aux autonomistes hongrois – dans un duel visant à choisir le champion du camp « libéral », contre les « populistes ». Face à la percée inattendue de Calin Georgescu en novembre 2024, un clivage durable s’est installé en Roumanie entre les partisans de l’Union européenne et d’un alignement sur l’OTAN tourné résolument contre la Russie, et les souverainistes, au style « populiste », qui souhaitent prendre leurs distances avec l’UE et négocier leur soutien à l’Ukraine.

L’intérêt de cette élection réside pour nous autres Européens dans le fait que la Roumanie soit devenue depuis décembre dernier une sorte de laboratoire, de terrain d’observation de la réaction « libérale » face au « populisme ». S’y pose de manière claire et nette ce que l’on peut appeler le « dilemme libéral », c’est-à-dire la confrontation entre deux légitimités : l’une judiciaire, l’autre populaire.

Face à la montée de meneurs souverainistes, « populistes », affichant des convictions conservatrices favorables au respect des mœurs traditionnelles de leurs peuples, mais dont les accointances sont parfois réellement problématiques et les méthodes outrepassent parfois la loi, celle-ci sévit contre eux, jusqu’à les priver d’élections. Le pouvoir judiciaire interfère alors avec la délibération démocratique, au nom de la légitimité qu’elle tire de son autorité, l’État de droit. Toutefois, dans le cas roumain, la décision de justice était contestable, tant dans la forme que dans le fond. Cela pose ainsi la question qui taraude tous les « libéraux » inquiets de la montée des « populismes » en Europe : jusqu’où peut-on aller au nom de l’État de droit ?

Si l’on peut discuter la pertinence de la décision de justice qui a privé Calin Georgescu d’élection, force est de constater que le narratif « populiste » a été mis en échec. L’idée d’élire un président qui conteste une décision de justice, qui porte un soutien indéfectible à un homme accusé d’entretenir des liens étroits avec la Russie, a été un repoussoir pour une majorité des électeurs roumains. Le score éclatant de George Simion au premier tour (41 % au total, 60 % dans la diaspora) a clairement motivé de nombreux abstentionnistes, dans le pays comme à l’étranger, à voter pour ce second tour, qui a connu une participation de 65 %, soit 12% de plus que le 4 mai. Le vote de la diaspora, quant à lui, est passé de 956 000 à plus d’1,6 million de personnes.

Il serait exagéré de prétendre que c’est le « libéralisme » dans son entièreté qui a vaincu le « populisme » dans cette élection. Nicusor Dan est lui-même une personnalité singulière au sein de la mouvance pro-européenne. Il s’est fait connaître pour son combat contre la corruption et a fondé le parti USR en 2016 dans cet objectif. Il a été le tenant d’une ligne ferme face à Calin Georgescu et, ce, dès les premières accusations de fraude. Sa qualification au second tour de la présidentielle s’est faite face au candidat de la coalition gouvernementale, alors qu’il concourait sans l’étiquette d’un parti. De son côté, George Simion a lancé le parti AUR en 2019, qui est le premier parti de droite radicale à obtenir un poids significatif dans l’histoire contemporaine du pays. Cela est une des leçons à retenir : la démonétisation des partis traditionnels en Roumanie. Finalement, le second tour s’est réduit à un affrontement entre un candidat sans bannière (Dan) et le tenant d’une posture antisystème (Simion).

La victoire de Nicusor Dan a été claire, sans ambiguïté, avec plus de 800 000 voix d’avance sur son adversaire. Elle a le mérite de réconcilier les deux légitimités qui s’opposaient dans le discours de George Simion et du camp « populiste ». La légitimité judiciaire, qui a annulé le scrutin précédent, a été rejointe par l’approbation des urnes et la délibération démocratique, et cela d’autant plus fortement qu’elles l’emportent sur le candidat qui contestait la décision de justice.

Pour autant, peut-on considérer que cette victoire contre le « populiste » marque le dépassement du « dilemme libéral » ? Non. La Roumanie se trouve dans un « moment schmittien », une phase flottante de sa démocratie, dans laquelle les deux camps se regardent comme seuls légitimes. Chaque élection devient un référendum contre le camp d’en-face, dans une lutte agonale, un affrontement intense et possiblement dangereux, dans laquelle la question des moyens employés pour faire barrage à l’ennemi se posera de nouveau. Cette élection ne marque nullement la fin du souverainisme roumain : l’ombre de Georgescu continuera de planer, tandis que George Simion est à la tête de la première force d’opposition au parlement.

Si le « populisme » a subi une défaite hier soir, il reviendra, et plus puissamment qu’aujourd’hui, si le camp « libéral » ne sait pas recoudre les deux légitimités séparées.