
6 juin 2025 • Analyse •
La courte victoire du candidat nationaliste, Karol Nawrocki, contre le libéral Rafal Trzaskowski traduit une profonde fracture, en forme de schisme quasi religieux, entre les européistes, voire mondialistes, et les nationaux, qui clive à présent l’ensemble des pays occidentaux.
Après un suspense cuisant qui a duré toute la journée du dimanche, le nationaliste conservateur Karol Nawrocki vient d’être élu en Pologne face à son rival libéral Rafal Trzaskowski, à une très courte tête de même pas un point (50,89 % contre 49,11 %). On sait que constitutionnellement, le président polonais ne dispose pas du pouvoir exorbitant du président français – pourtant, il a un large pouvoir de veto, et de grâce – le précédent président ne s’est pas privé d’en user. La Pologne reconduit une politique conservatrice, pour une société profondément clivée en deux parties, porteuse de conflits idéologiques profonds. On aperçoit cependant un glissement de ce conflit, signe d’un changement d’époque. Les clivages perdurent et cependant se déplacent lentement, ressemblant de plus en plus à ceux de l’Europe de l’Ouest.
Un des pays les plus catholiques d’Europe, la Pologne, depuis le tournant du siècle est celui qui résiste avec le plus de véhémence aux lois dites sociétales qui sont la marque de fabrique de la postmodernité occidentale. Le gouvernement conservateur du PiS (Droit et Justice) s’est honoré de défendre la famille (sans que cela contribue à la hausse de la natalité) et d’interdire l’IVG, d’ailleurs sans faire dans la dentelle et même avec une certaine agressivité. Par ailleurs, une autre caractéristique de la société polonaise est son tropisme américain et son penchant pour le libéralisme économique.
Des débats virulents
Si la Pologne connaît depuis la chute du Mur ses « Trente Glorieuses », c’est bien parce qu’elle a permis aux initiatives de se déployer, et sa réussite économique est patente, pendant que les US demeurent le grand frère privilégié. Bien sûr, l’ancienne chrétienté est en train de se déliter là comme ailleurs, mais il y a comme on dit de beaux restes ; ce qui permet de comprendre pourquoi, conservatisme sociétal et libéralisme économique ensemble, l’admiration pour Trump représente un courant bien vivant, et explicite à droite de l’échiquier politique. Ainsi, quand on parle ici de conservateurs, il ne s’agit que des réformes sociétales – sur le plan économique, les deux candidats sont libéraux, et même très libéraux, avec tout de même des nuances importantes. Les débats parfois virulents, ont porté sur l’État de droit et sur les valeurs à privilégier dans l’avenir.
La séparation très nette et violente entre les deux candidats à égalité, ressemble à présent largement, et la tendance est nette lors de cette élection, à la rupture, en forme de schisme quasi religieux, entre les européistes, voire mondialistes, et les nationaux, qui clive à présent l’ensemble des pays occidentaux.
La sociologie électorale est éloquente. Dans les campagnes, on vote pour les conservateurs ; dans les villes, pour les libéraux. Une sociologie électorale bien connue dans nos pays, à l’ouest : oui, mais en Pologne, les campagnes ne sont pas, comme ici, privées de tout, démunies d’industries et de services. Elles sont en pleines « Trente Glorieuses » et, sauf quelques régions bien précises, ne manquent de rien. Il faut bien croire que ce n’est pas toujours la pauvreté qui engendre les frustrations. Pourquoi les campagnes votent-elles pour le courant conservateur ?
Outre le fait que dans les mœurs, elles sont plus conservatrices que les villes, comme il en va partout, il y a surtout qu’elles reculent devant la mondialisation galopante. Elles s’affolent de voir le pays ouvrir ses portes à des millions d’Ukrainiens, dont pourtant la culture est proche et l’intégration par le travail bien réelle, mais qui s’installent et occupent les places. Elles s’inquiètent de voir le pays abandonner des pouvoirs confiés à l’Union européenne, d’où un certain succès du discours souverainiste. Peu douées et peu volontaires pour internationaliser leur mode de vie, elles se sentent dépossédées du modèle de société qu’elles avaient depuis des siècles contribué à construire.
Un clivage très ancien
La spécificité polonaise est la faiblesse relative de la gauche, une très minoritaire représentation de l’extrême gauche pendant que l’extrême droite est montée en puissance dans ces élections. Le mouvement eurosceptique et libertarien, Confédération en Pologne, avec son leader Mentzen, a fait un score important (15 % au premier tour) en séduisant les jeunes. Il est significatif de constater que les jeunes garçons sont bien davantage attirés par la droite radicale que les filles, un différentiel que l’on peut observer ailleurs et qui n’est pas sans raison. Les deux candidats, l’un et l’autre libéraux économiquement, sont radicalement séparés sur les sujets sociétaux et sur le sujet de l’immigration, et par voie de conséquence, sur la question de l’appartenance à l’Europe. Trzaskowski est pro-européen, défend la présence des Ukrainiens et réclame un assouplissement du droit à l’IVG, aujourd’hui très restrictif. Nawrocki est souverainiste, il ne souhaite pas que le pays entre dans l’euro, il s’oppose aux théories du genre et à l’IVG, ainsi qu’au pacte migratoire et à l’entrée de l’Ukraine dans l’Otan.
Au tournant du siècle, on a pu voir l’élite polonaise se reconnaître dans l’Union européenne avec l’espoir bien compréhensible d’échapper enfin à la menace russe. L’européanité retrouvée à travers les institutions de Bruxelles était un grand moteur des premiers gouvernements polonais après la chute du communisme, quelle que soit sa couleur. Ici comme ailleurs, beaucoup sont déçus de regarder la Commission dans les yeux en ayant l’impression d’être « gouvernés par des âmes mortes » (comme l’a décrit pour le contexte français Christophe Guilluy). La rupture s’établit entre les métropoles et les périphéries, entre les « somewhere » et les « anywhere » (Goodhart). Le clivage polonais rejoint pleinement celui européen qui sépare les mondialistes des souverainistes, les pro-européens sans réserve des sceptiques devant la Commission.
En même temps se fait jour à nouveau le très ancien clivage qui déjà dans la Pologne royale des siècles d’avant, séparait les émancipés et les enracinés – gauche et droite d’aujourd’hui. La dynastie des Jagiellone aspirait à un État multi-ethnique et multi-confessionnel, alors que la dynastie des Piast était tournée vers la communauté nationale. L’image de ce débat séculaire avait été évoquée à nouveau au XXe siècle par Jozef Pilsudski et par tous les grands émigrés de l’époque communiste. La doctrine ULB (Ukraine, Lituanie, Biélorussie) développée par Jerzy Giedroyc, défendait l’indépendance des anciens « confins » du pays. Il s’agit toujours, finalement, de se demander si la priorité consiste à jouer un vrai rôle dans le monde global, ou à renforcer les pénates chéris.