
8 juillet 2025 • Entretien •
En dépit des tensions nées du Brexit, Emmanuel Macron profite de sa visite d’État à Londres du 8 au 10 juillet pour réaffirmer la vigueur d’une alliance bilatérale fondée sur les accords de Lancaster House et la coopération au sein de l’OTAN, ainsi que sur un soutien commun à l’Ukraine. Pour Jean-Sylvestre Mongrenier, le Royaume-Uni conserve, aux côtés de l’Allemagne, un rôle clé dans la défense européenne et la construction d’une « Europe-pilier » capable d’assumer sa souveraineté stratégique.
Avec ou sans Brexit, que révèle la visite d’État d’Emmanuel Macron au Royaume-Uni sur l’évolution des relations franco-britanniques ? Le Royaume-Uni ne demeure-t-il pas un allié essentiel voire nécessaire pour la France, tout aussi important que l’Allemagne ou d’autres partenaires de l’Union européenne ?
Qui donc affirmerait le contraire ? La France et Royaume-Uni sont alliés sur le plan bilatéral (une alliance renforcée par les accords de Lancaster House, signés le 2 novembre 2010, et sur le plan multilatéral (la commune appartenance à l’OTAN). Sur un plan bilatéral, cette situation prévaut depuis un siècle, malgré les ambiguïtés de l’Entre-deux-guerres : « Rien de nouveau sous le soleil » ! De surcroît, le Royaume-Uni a récemment signé un partenariat de défense et de sécurité avec l’Union européenne (19 mai 2025), ce que Londres refusait lors de la négociation du Brexit. L’alliance avec les États-Unis demeure – le sommet atlantique de La Haye a donné aux alliés européens un peu de temps – mais, à Paris comme à Londres et dans d’autres capitales européennes, les gouvernements sont conscients du fait qu’il faudra faire beaucoup plus pour compenser les conséquences d’un redéploiement des moyens militaires américains vers la zone Indo-Pacifique.
D’une certaine manière, les États-Unis seront à terme en « second rideau ». Aussi devons-nous mentionner ici un autre allié et partenaire-clef de la France et du Royaume-Uni, bien qu’en dehors de l’OTAN : l’Ukraine, ligne de défense avancée de l’Europe. A Paris comme à Londres, on sait que le sort de l’Ukraine conditionnera celui de l’Europe ; les convergences sont fortes et, admettons-le, les Britanniques avaient mieux anticipé la situation présente que les Français.
Face aux enjeux de défense, de dissuasion nucléaire et de soutien à l’Ukraine, le Royaume-Uni n’assume-t-il pas aujourd’hui un rôle aussi déterminant voire plus opérationnel que l’Allemagne ?
Pourquoi vouloir opposer ces deux alliés de la France que sont le Royaume-Uni et l’Allemagne ? La défense et la sécurité de l’Europe reposent sur une dissuasion globale qui comprend une forte composante classique, c’est-à-dire non nucléaire. Aussi le réarmement de l’Allemagne, comme celui de la Pologne par ailleurs, déjà bien avancé dans ce dernier cas, sont-ils essentiels à la dissuasion globale de l’OTAN et donc à la défense de l’Europe.
Rappelons que la France est étroitement liée à ces deux pays par le traité d’Aix-la-Chapelle (2019) et celui de Nancy (2021). Dans le cas des rapports franco-britannique, il importe d’aller plus loin en matière de combinaison des forces nucléaires, de coopération navale et des capacités de projection de forces et de puissance. Ces deux pays animent la « coalition des volontaires », mise sur pied pour soutenir l’Ukraine, « volontaires » qui malheureusement se montrent encore timorés. Du moins ces réunions accoutument-elles les responsables politiques et militaires européens à traiter de questions stratégiques et géopolitiques sans être chapeautés par leur grand allié américain. C’est une saine interprétation du « partage du fardeau » (le « burden-sharing »), demandé par les Américains. Ajoutons que la redistribution des charges entre les deux rives de l’Atlantique implique une redistribution des pouvoirs et des responsabilités. Encore faut-il le vouloir et s’en donner les moyens.
Dans un contexte de retrait progressif des États-Unis, le renforcement des accords de Lancaster House et la coopération militaire sur l’Ukraine ne dessinent-ils pas les contours d’une souveraineté européenne à deux, portée par une complémentarité franco-britannique devenue centrale ?
Une « souveraineté européenne à deux » ? Le concept est bancal. Tant qu’il n’existe pas d’unité de puissance européenne, on ne saurait d’ailleurs parler de souveraineté européenne. De même l’idée de « complémentarité » est-elle inadéquate, car la France et le Royaume-Uni sont des puissances similaires (siège au Conseil de sécurité, arme nucléaire, héritage impérial et intérêts outre-mer), ce qui entraîne parfois des effets de concurrence.
Disons que nos deux pays sont appelés à occuper une place essentielle dans la défense de l’Europe et l’organisation d’un pilier européen de l’OTAN – voire une OTAN européanisée. Mais cela reposera aussi sur le réarmement de l’Allemagne et la pleine reconnaissance de la place de la Pologne. En somme, il faudrait à la fois penser une sorte de G4 ou d’E4 (Paris, Londres, Berlin, Varsovie), possiblement élargi à Rome, et la structuration d’un ensemble paneuropéen, de l’Atlantique au Don, et du Grand Nord à la Méditerranée centrale. Ce directoire informel et souple, ouvert à d’autres pays européens selon les questions, s’appuierait à la fois sur l’Union européenne et sur l’OTAN qu’il importe d’européaniser. Le dispositif serait complété par des coopérations régionales renforcées en Baltique, dans le bassin de la mer Noire et en Méditerranée. Cette coopération renforcée prend déjà forme en Baltique, pour protéger les infrastructures dites « critiques » : plateformes énergétiques, gazoducs et câbles sous-marins, etc. Il faudra quelque chose d’équivalent en mer Noire, avec la Roumanie, la Bulgarie, l’Ukraine et, sur le flanc sud-est de l’Europe, la Turquie.
Le Royaume-Uni post-Brexit ne constitue-t-il pas, pour la France, un partenaire plus libre dans ses choix, plus agile dans l’action et, à ce titre, potentiellement plus stratégique que les partenaires encadrés par les mécanismes institutionnels de l’Union européenne ?
Sauf à vouloir faire de l’Union européenne un repoussoir ou un bouc-émissaire, on ne voit pas en quoi les mécanismes de celle-ci « encadreraient » ses membres. Dans l’Union européenne comme dans l’OTAN, chaque État est maître de ses armées et ses choix diplomatico-stratégiques. Si l’exercice concret de la souveraineté est entravé, cela s’explique par le manque de moyens et de capacités militaires, ce qui renvoie à des choix politiques nationaux (« Le beurre plutôt que les canons »). C’est aussi simple que cela.
Plus généralement, les États européens, pris un à un, se heurtent à un problème de masse critique, cela dans un univers titanesque. Il y a déjà longtemps que nous ne sommes plus dans un monde westphalien, centré sur un concert des puissances européennes. Depuis les guerres mondiales du premier vingtième siècle, les échelles de la puissance ne sont plus les mêmes. Pour la constellation des États européens, la grande difficulté réside dans l’émergence d’un leadership à la fois volontaire, efficace et légitime : une hégémonie partagée et bienveillante, pour céder à la parlure contemporaine. Si Paris et Londres doivent tenir leur rang, d’autres puissances cruciales leur seront associées. Cela renvoie à l’idée d’un G5 ou d’un G5, élargi selon les circonstances et les domaines d’action : il importe de combiner esprit de géométrie et esprit de finesse.
Les « États-Unis d’Europe » n’existant pas, il nous faut être d’autant plus prudent, au sens grec du terme (la phronèsis) : une vertu décisive qui mêle réflexion et hardiesse, lucidité et audace, goût des principes et sens des réalités. Bref, l’action intelligente, ce qui exclut l’arrogance. Que la France et ses dirigeants ne se posent donc pas en arbitre des élégances, traitant comme des imbéciles et des gredins ceux qui en Europe ne se rallieraient pas à des conceptions nationales parfois empreintes de volontarisme et de constructivisme. Une telle attitude gâcherait les « avantages comparatifs » de la France en matière de stratégie et de géopolitique.