
9 octobre 2025 • Analyse •
Au nom de la lutte contre les ingérences étrangères et la désinformation, le président de la République plaide pour un encadrement accru de la parole en ligne par les pouvoirs publics, s’inquiète Cyrille Dalmont.
Le 3 octobre dernier, à Sarrebruck, le président Emmanuel Macron célébrait la Journée de l’unité allemande. Dans un discours à la fois solennel et déconcertant, mélange de prêche, d’examen médical et de plaidoyer technocratique, il a brossé le portrait d’une Europe malade qu’il conviendrait de soigner : « Il y a comme quelque chose qui se passe dans nos pays, qui est comme une dégénérescence de nos démocraties. » Il a parlé d’une Europe « fatiguée », en pleine « dégénérescence », perméable à « la haine » et à « l’excitation cognitive » propagés par les réseaux sociaux, une Europe « infiltrée par les propagandes étrangères » à l’origine de la propagation de la désinformation et font que « nos compatriotes doutent de la vérité ».
Il décrit les réseaux sociaux comme un environnement pathogène pour la démocratie. Selon lui, ces plateformes exposent les jeunes « au pire contenu », provoquent une « épidémie de troubles mentaux » et instaurent un espace public où « l’émotion est supérieure à l’argument » dans lequel « l’émotion négative est supérieure à l’émotion positive ». Il poursuit en affirmant que les algorithmes sont « faits pour favoriser l’excitation cognitive, la surréaction », un biais qui, selon lui, « favorise les extrêmes » et transforme l’espace démocratique en un lieu où « le bruit et la fureur l’emportent sur l’argument raisonné ».
Cette sombre réalité serait, pour le président, la conséquence du fait que « nous avons eu l’immense naïveté de confier notre espace démocratique à des réseaux sociaux » – une remarque, au passage, qui prêterait moins à sourire si elle ne venait d’un responsable politique qui voue les plateformes aux gémonies en s’en servant tous les jours. Il invite enfin ses homologues européens à « reprendre le contrôle de nos démocraties » en confiant aux États et aux gouvernements le soin de « remettre la science et la connaissance au cœur » et de « protéger nos adolescents et nos jeunes de ces réseaux sociaux ».
Ce discours, qui a surpris par sa véhémence contre les réseaux sociaux n’a rien d’un dérapage, ni d’un cas isolé depuis 2017. Il joue au contraire, un ton plus haut peut-être, une petite musique qui vient de loin : celle de confier à l’autorité publique la responsabilité morale de filtrer la parole publique et de protéger les citoyens de pensées jugées problématiques à un titre ou un autre, fussent-elles les leurs. De fait, dès 2017, Emmanuel Macron a fait de la lutte contre la « propagande étrangère » un instrument de légitimation politique du contrôle de la liberté d’expression en accusant Sputnik et Russia Today d’ingérence dans l’élection présidentielle. L’année suivante, la loi contre la « manipulation de l’information » a ouvert une nouvelle brèche juridique, puisque pour la première fois, un gouvernement démocratique s’est arrogé le droit de déterminer ce qui est « vrai » ou « faux » en période électorale en s’appuyant sur l’autorité judiciaire.
Depuis, cette confusion entre « mensonge politique » et « désinformation » s’est transformée en doctrine de gouvernement : celle d’un pouvoir qui cherche à détenir le monopole du « vrai » et de la description du réel. Sous couvert de « protection » des citoyens, il redéfinit touche après touche les frontières du dicible, encadre la parole publique et s’arroge la mission de distinguer le raisonnable du déraisonnable.
Qu’on se souvienne qu’en 2020, lors de ses vœux à la presse, Emmanuel Macron prononça une phrase lourde de sens dans la bouche du président de la République : « Nous devons pouvoir définir collectivement le statut de tel ou tel document ». Une phrase qui aurait dû faire bondir le parterre de journalistes assis devant lui. Une phrase que ne devrait pas prononcer un responsable politique prudent et sage quand la liberté d’expression est en jeu. Sous couvert de lutte contre les « fausses informations », qui est une question grave, il légitimait ainsi la prise en charge du « vrai » par le pouvoir politique (lui aujourd’hui mais qui demain ?) et revendiquait pour l’État une part de la mission de la description du réel.
Depuis, les instruments juridiques et les initiatives politiques se sont accumulés : loi Avia, commission Bronner, loi SREN, règlement européen sur la liberté des médias (EMFA) – qui prétend protéger l’indépendance tout en ouvrant un droit d’ingérence régulatoire dans les rédactions –, filtrage algorithmique imposé par le règlement européen sur les services numériques (DSA), fermetures administratives de médias et désactivations de comptes de personnalités jugées « problématiques ». S’y ajoutent la tentation affichée par le président en 2023 de pouvoir couper les réseaux sociaux en cas d’émeutes et son récent discours sur le « brainwashing sur les faits divers », qui parachève la confusion entre maîtrise du récit et contrôle du réel.
Peu à peu, l’obsession du contrôle de l’information s’est muée en ce qu’on pourrait appeler une politique publique d’hygiène narrative, dans laquelle la liberté d’expression n’est plus un droit mais une variable d’ordre public. Dans un tel raisonnement, la définition de la vérité devient une compétence gouvernementale et la liberté d’expression une matière à réguler.
Cette tentation en rencontre une autre : celle de la pathologisation de l’adversaire politique, dénoncée en son temps par Julien Freund dans Le politique et l’impolitique (1987), ou du peuple, mise en exergue par Christopher Lasch dans sa fameuse Révolte des élites (1994). L’opinion contraire ou jugée excessive ou haineuse n’est plus contredite, elle est pathologisée. La divergence devient un symptôme et le désaccord une maladie démocratique à soigner par la régulation, la pédagogie et le contrôle social. Dans cette optique on comprend mieux pourquoi le peuple britannique se mobilise massivement contre la création de l’identité numérique voulue par Keir Starmer, qui permettra demain par un portefeuille d’applications d’invisibiliser un citoyen par un simple jeu d’algorithme.
Si l’on suivait la pente à laquelle Emmanuel Macron à inviter ses homologues à Sarrebruck, dans une Europe sous sédation morale, la destinée des peuples risquerait rapidement de ne plus être décidée politiquement mais régulée numériquement. On assisterait, non pas seulement à un durcissement du pouvoir, mais à une dissolution lente et perverse de la liberté.