26 octobre 2025 • Analyse •
Alors que Donald Trump semble tergiverser en Ukraine où il se heurte à l’impérialisme grand-russe et à un eurasisme conquérant, rebelle à tout « deal », les tensions montent autour du Venezuela chaviste. Au premier abord, une telle situation cadre avec la vision que l’on prête au président des États-Unis, celle d’une géopolitique centrée sur l’Hémisphère occidental. Cependant, ne négligeons pas l’importance des liens russo-vénézuéliens, leur dimension stratégique et le pouvoir de nuisance qu’ils confèrent au Kremlin.
Voilà un quart de siècle que sévit le régime établi par Hugo Chavez, caudillo léniniste-justicialiste du Venezuela de 1999 à 2013, système de domination perpétué par Nicolas Maduro (1). Il réprime les opposants et ruine l’un des pays les mieux dotés au monde en ressources naturelles (pétrole, or, bauxite, nickel, fer, terres rares, etc.). Huit millions de Vénézuéliens, soit près des trois dixièmes de la population, ont fui à l’étranger, ce qui a provoqué une crise migratoire dans les pays voisins, avec des répercussions jusqu’aux États-Unis. Pour renforcer leur pouvoir et accroître leur richesse, Maduro et les siens ont mis en place un système de contournement des sanctions internationales et transformé le pays en plateforme du trafic de drogue (2). Pilier du chavisme, l’armée dispose de son propre cartel (Los Soles), tandis que les services de sécurité du régime collaborent avec d’autres organisations criminelles (Tren de Aragua). Leurs hommes de main pourchassent les opposants politiques réfugiés à l’étranger. Dans le voisinage immédiat, Maduro conteste la frontière avec Guyana, riche en hydrocarbures, et menace de passer à l’acte. À l’échelle du sous-continent, Hugo Chavez fut à l’origine de l’Alliance bolivarienne des Amériques (ALBA), dont les positions en faveur d’un « monde multipolaire » recoupent les discours et représentations géopolitiques du Kremlin (3).
Carottes et bâtons des Américains
Longtemps, la diplomatie des États-Unis aura misé sur un jeu de sanctions positives et négatives (le bâton et la carotte), la condamnation internationale des pratiques chavistes (manipulation des élections et répression des opposants), et les bons offices de Lula da Silva – trotskiste non repenti et président du Brésil –, pour obtenir une certaine libéralisation du régime. Sur le fond, nombre de dirigeants aux États-Unis, convaincus des attraits de la démocratie de marché, pensaient que le pouvoir de séduction et de persuasion de leur modèle finirait par l’emporter. Las ! Au Venezuela comme sous d’autres cieux, la très surfaite théorie du soft power a éprouvé ses limites. Lors du premier mandat de Donald Trump, la politique américaine, sous l’impulsion de John Bolton, Conseiller à la sécurité nationale, aura un bref temps songé à provoquer un changement de régime (le fameux « regime change »), sans véritablement préparer l’affaire ni persévérer dans cette direction. Par la suite, la situation en Ukraine et ses conséquences énergétiques amenèrent Joe Biden, nouveau président des États-Unis, à assouplir les sanctions sur le pétrole vénézuélien (4).
Au début de son second mandat présidentiel, Donald Trump veut marquer la différence avec son prédécesseur, en autorisant le groupe énergétique américain Chevron à importer du pétrole vénézuélien. Il prend ensuite conscience du fait que le Venezuela est la plaque tournante de flux migratoires latino-américains que son Administration entend endiguer, et que le régime chaviste tient une place notable dans le narco-trafic et l’économie criminelle des cartels, qui maîtrisent et alimentent le marché de la drogue aux États-Unis. C’est pourquoi l’embargo pétrolier est rétabli et les cartels, vénézuéliens ou autres, sont désormais considérés comme des organisations terroristes, susceptibles d’un traitement militaire. Au cours de l’année 2025, dix mille soldats américains sont déployés à Porto Rico ainsi qu’une flotte de guerre (sept bâtiments et un sous-marin nucléaire d’attaque) et des avions F-35 ; le porte-avions USS Gerald-Ford est en route vers les Caraïbes; le régime chaviste subit une forte pression militaire américaine, plusieurs navires soupçonnés de participer au narco-trafic ont été bombardés (huit frappes à ce jour) et le spectre d’une intervention militaire directe rôde ; la CIA est autorisée à mener des actions sur le territoire du Venezuela.
On ne sait pas encore jusqu’où Donald Trump est prêt à engager les États-Unis dans cette affaire. S’agit-il de mener une opération de police internationale, contre les cartels de la drogue et le trafic d’êtres humains, ou envisage-t-il le recours à la force armée pour chasser Maduro du pouvoir et faire tomber le régime chaviste ? À l’intérieur de l’administration Trump comme dans l’électorat républicain, « faucons » interventionnistes et « MAGA » isolationnistes s’opposent sur la question. Dans l’un ou l’autre cas, cette politique de la canonnière entre en résonance avec les thèmes classiques de la doctrine Monroe, de la « Méditerranée américaine » (l’ensemble spatial Caraïbes-golfe du Mexique), et de l’Hémisphère occidental (5), comme ce fut le cas au détour des XIXe et XXe siècles (6). Si le secrétaire d’État Marco Rubio, conseiller à la Sécurité nationale, semble avoir une vision plus large des enjeux, l’administration Trump n’a pas énoncé de stratégie claire concernant le Venezuela et l’« arrière-cour » des États-Unis (Amérique centrale/Méditerranée américaine). À tous égards, l’approche réductrice qui semble dominer les esprits à Washington diffère de celle des années 1980, lorsque l’enjeu était de contenir le communisme, l’influence soviétique et les agissements de Cuba dans la région. On ne saurait pourtant ignorer la réalité des liens russo-vénézuéliens et le rôle des services castristes auprès de Maduro.
Il faut ici rappeler l’étroitesse de l’alliance historique entre l’URSS et le régime communiste de Cuba, dirigé par les frères Fidel et Raul Castro. La « crise des fusées » (octobre 1962) aura été un temps fort de l’affrontement Est-Ouest, passé à deux doigts d’un conflit armé, au péril d’une guerre nucléaire (7). Certes, les liens tissés à l’époque de la guerre froide furent mis à mal avant la dislocation de l’URSS, Moscou ne disposant plus des moyens de subvenir aux besoins de cette île, base avancée du communisme à 150 kilomètres des côtes de la Floride, mais économie naufragée. La détérioration des rapports entre la Russie et l’Occident, notamment après l’attaque contre l’Ukraine (2014), et l’isolement international qui en résulta entraînèrent un rapprochement avec l’allié d’hier. Quelques semaines après l’annexion manu militari de la Crimée, le maître du Kremlin se rendait à La Havane pour y rencontrer Raul Castro. En signe de bonne volonté, les neuf-dixièmes de la dette cubaine contractée à l’époque soviétique furent annulés.
De La Havane à Caracas
Depuis, d’importants progrès ont été réalisés dans le développement des relations économiques, commerciales et financières, avec des projets communs importants dans les domaines de l’énergie, le transport, en particulier le ferroviaire, l’industrie – y compris le secteur médical et pharmaceutique –, l’agriculture, la science et la technologie, ainsi que la promotion des exportations cubaines sur le marché russe. Présidée par les vice-présidents des deux gouvernements, la Commission intergouvernementale pour la coopération économique, commerciale, scientifique et technique entre la République de Cuba et la Fédération de Russie se réunit régulièrement. Sur le territoire cubain, de grandes entreprises russes comme les Chemins de fer russes, Rosneft (pétrole), les entreprises d’automobiles Autovaz, Kamaz, Gaz et Uaz mènent des projets. En 2017, Rosneft livrait du pétrole à Cuba, prenant en partie le relais du Vénézuela, plongé dans une grave crise (le Venezuela assurait normalement 70 % des besoins pétroliers de Cuba) (8). On peut parler d’un axe géopolitique Moscou-La Havane-Caracas, Cuba fournissant au régime chaviste ses services en matière de sécurité, en bonne intelligence avec la Russie qui mobilise aussi le groupe Wagner (9).
En vérité, le Venezuela, au cours de ces années de montée en puissance du programme géopolitique révisionniste russe, fait figure de « nouveau Cuba » aux yeux de Moscou. Dans les années 2000, le grand comparse local de Poutine est Chavez. La coopération militaire se traduit par des ventes d’armes russes (Kalachnikov, avions de chasse et chars), financées par la rente pétrolière. Des manœuvres communes, avec des flottes d’avions et de bâtiments russes, sont organisées dans les Caraïbes. La coopération est surtout énergétique, les deux pays tentant de former un consortium pétrolier. Dans des communiqués communs, Moscou et Caracas affirment vouloir constituer un « contrepoids solide à l’influence américaine ». Sur la scène internationale, le Venezuela est l’un des rares pays à reconnaître l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, ôtées à la Géorgie en août 2008. Intime de Poutine et dirigeant de Rosneft, Igor Setchine aurait tenu un rôle important dans cette reconnaissance (10), moyennant prêts, subsides et prises de participation dans la firme énergétique PDVSA (Petróleos de Venezuela SA).
Bientôt, pour faire face aux graves problèmes financiers que le régime chaviste a provoqués, celui-ci se tourne plus encore vers la Russie, ainsi que vers la Chine populaire, qui octroie d’importants prêts ; en contrepartie, ces deux pays deviennent propriétaires de raffineries vénézuéliennes. Successeur de Chavez, Maduro entretient une relation privilégiée avec Moscou. Évalué à un total de dix-sept milliards de dollars à la fin de la décennie 2010, le soutien russe (investissements dans l’industrie pétrolière et dans les mines, livraisons de blé) va de pair avec une coopération militaire qui se resserre. Parfois, des avions de guerre russes atterrissent sur des aérodromes vénézuéliens et participent à des entraînements ; le 10 décembre 2018, deux bombardiers TU-160, accompagnés d’un AN-24 et d’un Il-62, défraient la chronique stratégique durant le temps de leur présence (ils repartent après cinq jours d’exercice). C’est un soutien évident à un président confronté à l’opposition parlementaire et à une large part de la population (une autre part vote avec ses pieds et s’enfuit dans les pays voisins). Qui plus est, Moscou aurait dépêché auprès du président en titre un groupe de quatre-cents mercenaires chargés de sa protection rapprochée (Reuters, 25 janvier 2019) (11). Un âge d’or dans les relations russo-vénézuéliennes ?
En guise de conclusion
On objectera que la Russie poutinienne, mise en échec en Ukraine, a d’autres chats à fouetter, qu’elle n’a plus les moyens de mener une politique dispendieuse sur un théâtre périphérique, moins encore la possibilité d’impulser un nouvel ordre international en Amérique latine, fort éloignée de l’Eurasie dont le sort concentre l’attention et les appétits du Kremlin. Certes, mais nul besoin de mobiliser d’énormes ressources pour acquérir un pouvoir de nuisance, affaiblir les États-Unis en favorisant l’ouverture d’un « front secondaire » (un concept-clef dans la pensée stratégique soviétique), avec des répercussions en Ukraine et sur les alliances américaines en Europe. En matière de stratégie oblique et de guerre asymétrique, soyons assurés du fait que les Russes savent faire beaucoup avec peu de choses : la hargne, l’esprit de suite et l’obstination pallient le manque de moyens ; ils n’hésiteront pas à encourager en sous-main une politique du pire, pour « fixer » les États-Unis. À l’arrière-plan se tient la Chine populaire, principal partenaire de nombreux pays latino-américains et parrain du « Sud global ».
Aussi Donald Trump devrait-il peser avec soin ses options stratégiques, au Venezuela comme dans l’ensemble de la région, et circonscrire avec précision ses objectifs politiques. Potentiellement écartelés entre l’Europe, le Moyen-Orient et l’Asie-Pacifique, les États-Unis s’exposeraient grandement en prétendant aller au-delà d’une opération de police internationale qui viserait à tenir en respect et affaiblir le régime chaviste. Surtout, il importe de développer une vision géopolitique d’ensemble qui tienne compte des interconnexions entre les différents théâtres mondiaux et des contrecoups d’un point du globe à un autre. À l’égard de la « Russie-Eurasie », de la Chine populaire, de l’Iran islamique et d’autres systèmes meurtriers, tels que le régime-bunker de Pyongyang et celui des chavistes, le destin des démocraties occidentales appelle une « grande stratégie » qui combine unité d’esprit, convergence des vues et partage des responsabilités. Par essais, erreurs et ajustements réciproques, ce schéma géopolitique pourrait prendre forme. Si les États-Unis y sont disposés.
Notes •
(1) Ledit système de domination est organisé autour du PSUV (Parti socialiste unifié du Venezuela). Fondé en 20007, il regroupe plusieurs forces d’extrême gauche qui soutiennent la version chaviste de la « Révolution bolivarienne ».
(2) Il s’agit d’un embargo pétrolier mis en œuvre à la suite de l’élection présidentielle frauduleuse de juillet 2024 qui reconduisit Maduro à la tête de l’État, avec officiellement 51,2 % des suffrages.
(3) Fondée en 2004 à La Havane, sur une initiative d’Hugo Chavez et de Fidel Castro, l’Alliance bolivarienne pour les Amériques (ALBA) regroupe un certain nombre de pays d’Amérique latine et des Caraïbes opposés à la zone de libre-échange des Amériques alors promue par les États-Unis. L’ALBA rassemble onze membres : Cuba, le Venezuela, la Bolivie, le Nicaragua, la Dominique, Antigua-et-Barbuda, l’Équateur, Saint-Vincent-et-les-Grenadines, Sainte-Lucie, Saint-Christophe-et-Niévès et la Grenade. Le Honduras a quitté l’ALBA (2010) et l’Équateur a annoncé sa décision d’en faire autant (2017). À la différence du Suriname, le Salvador a pris une autre orientation.
(4) Il fallait limiter les effets de la baisse des exportations d’hydrocarbures russes, à la suite des sanctions occidentales, et contenir la hausse des cours.
(5) La notion d’« Hémisphère occidental » (« Western Hemisphere ») renvoie à l’ensemble interaméricain, de l’Alaska à la Terre de Feu, ainsi qu’aux Caraïbes. L’usage de cette notion dépasse la seule dénomination d’un ensemble spatial : elle est le véhicule de représentations géopolitiques centrées sur les États-Unis et le rôle censé leur revenir dans cette partie du monde. Il s’agit en fait d’une projection du « système américain », de ses principes et valeurs, tel qu’ils ont été pensés et conçus par les Pères fondateurs des États-Unis, à l’échelle de la totalité du continent. Cette conception élargie du « système américain » se retrouve dès les années 1820, dans la pensée de John Quincy Adams (le sixième président des États-Unis) et Henry Clay (secrétaire d’État dans l’administration Adams). Pour Henry Clay, un tel système permettrait non pas de fonder un empire mais d’établir l’hégémonie des États-Unis aux Amériques et, au-delà d’y contrecarrer la Sainte-Alliance, de rivaliser avec l’Angleterre sur les plans économique, commercial et monétaire. Sur le plan institutionnel, l’Organisation des États américains (OEA), fondée sur le panaméricanisme, en est l’expression (mais les États-Unis s’y heurtent à beaucoup de résistances). Il reste que la traduction économique de ce panaméricanisme, c’est-à-dire le projet d’une zone de libre-échange des Amériques, de l’Alaska à la Terre de Feu, promue par Washington dans les années 1990-2000, n’a pu voir le jour. Désormais, la Chine populaire est le grand partenaire économique et commercial des pays latino-américains, demain peut-être leur principal partenaire financier (voir les projets chinois de « dé-dollarisation » et de Yuan numérique).
(6) Rappelons à ce propos les vues de l’Administration Trump sur le canal de Panama, construit par les États-Unis et placé sous leur souveraineté jusqu’en 1999. Le 4 mars 2025, le groupe hongkongais CK Hutchison déclarait avoir cédé à un consortium emmené par le gestionnaire d’actifs américain BlackRock la majeure partie de ses activités portuaires (le Suisse MSC, plus grand armateur mondial, est partie prenante de cette offre). Cette cession, pour 20,5 milliards d’euros, incluait la gestion de 43 ports dans 23 pays dont deux aux extrémités du canal de Panama et survenait quelques semaines après une déclaration du président américain, Donald Trump, appelant à en finir avec une « emprise chinoise » sur ce canal par lequel transite une partie du commerce mondial. En l’état des choses, Pékin bloque cette cession et entend imposer la compagnie maritime Cosco Shipping à la table de négociation. Cosco Shipping réclamerait une participation à hauteur de 20 % à 30 % et un droit de veto, ce qui assurerait à Pékin un droit de regard sur la gestion et le futur du canal de Panama.
(7) La résolution de cette crise marque l’entrée dans la « Détente », plus justement qualifiée à Moscou de « coexistence pacifique ». Les fusées soviétiques sont retirées mais l’alliance entre Moscou et La Havane demeure, les États-Unis s’engageant à ne pas envahir l’île. Soutenu à bout de bras par l’aide soviétique, la fourniture de pétrole et les achats de sucre, le régime des frères Castro survit.
(8) Pour partie, il s’agissait aussi du pétrole vénézuélien livré à la Russie pour effacer une partie de la dette du pays.
(9) Les agents du G2 cubain (la Direction du renseignement) sont présents et actifs dans l’appareil de pouvoir de Maduro. Lors de la dernière élection présidentielle, en 2024, leur présence était renforcée par des membres des Forces armées révolutionnaires (FAR), du ministère de l’Intérieur et d’autres organismes liés au parti-État cubain. Des entreprises et des conseillers cubains ont été engagés par Maduro pour développer la carte d’identité électronique et les systèmes numériques de participation et de dépouillement des élections vénézuéliennes.
(10) Fondée en 1976, lors de l’étatisation de l’industrie pétrolière vénézuélienne, PDVSA (Petróleos de Venezuela SA) est une compagnie pétrolière d’État. Placée sous la coupe du pouvoir chaviste, elle est la « machine à cash » du régime.
(11) Outre la protection rapprochée de Maduro, ces hommes forment des unités d’élites vénézuéliennes, des paramilitaires (les Colectivos pro-Maduro) et des milices locales. Wagner, pour partie relayé aujourd’hui par d’autres sociétés de ce type (voir l’Africa Corps) assure par ailleurs la sécurité des intérêts russes au Venezuela (pétrole, mines d’or et thorium, dans l’Arc minier de l’Orinoco). Enfin, les éléments russes sont engagés dans la répression des troubles, en 2019 et encore en 2024, ainsi que dans la chasse aux dissidents.
