 
				29 octobre 2025 • Entretien •
Économiste et chercheur associé à l’institut Thomas More, Alban Magro détricote pour L’Express le mythe d’une Espagne sauvée par le socialisme et explique pourquoi la France n’est pas prête d’afficher les mêmes performances économiques que son voisin de la péninsule ibérique.
La bonne santé économique de l’Espagne, dirigée par la gauche, semble être devenue pour le PS, la démonstration imparable qu’une politique socialiste peut faire prospérer une économie moderne. Une rhétorique fallacieuse selon vous. Expliquez-nous.
Bien sûr. Cette lecture est fallacieuse parce qu’elle confond étiquette politique et politique réellement menée. L’Espagne va mieux, mais pas grâce à un socialisme enchanté : elle va mieux parce qu’elle a accepté le réel. Derrière les bons chiffres, on trouve des ingrédients très peu « à la française », parmi lesquels des dépenses publiques largement plus faibles (autour de 45 % du PIB, bien en dessous des 57 % français) ou encore une réforme des retraites assumée jusqu’à 67 ans. Ce n’est pas exactement le catalogue rêvé du Parti socialiste français, surtout dans le débat politique actuel.
Ensuite, il faut ajouter une nuance essentielle : le succès espagnol s’explique aussi par un effet de rattrapage. Le pays a subi l’une des récessions les plus sévères de l’UE en 2020 (-10,8 % du PIB), notamment parce que le tourisme représente près de 15 % de son économie. Quand l’activité redémarre, il est mécaniquement plus facile d’afficher une croissance supérieure. Ce rebond post-Covid, en plus de s’ajouter à un rattrapage plus ancien, consécutif à la crise de 2008, s’explique également par des investissements massifs financés par les fonds européens de relance, dont l’Espagne est l’un des principaux bénéficiaires. Reconnaître ces facteurs n’enlève rien aux efforts réalisés, cela évite simplement de transformer une dynamique de rattrapage statistique en miracle idéologique.
Le PSOE de Pedro Sanchez est-il moins « socialiste » que la maison rose française ? À entendre Olivier Faure, il ne semble y avoir que l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarettes entre les deux partis.
Sur le papier, les deux se ressemblent. Dans la pratique, le PSOE gouverne avec la calculette allumée. Le PS français proclame un discours social, puis s’allie à LFI qui défend un programme budgétaire totalement irréaliste. C’est le moment où la bande-annonce promet un film que le budget ne peut pas tourner. Le PSOE, lui, assume la contrainte budgétaire. Le PS préfère la commenter. L’étiquette peut être similaire, mais le logiciel n’est pas du tout le même.
Tandis qu’Olivier Faure bataille pour obtenir la suspension de la réforme des retraites portant l’âge de départ à 64 ans, de l’autre côté des Pyrénées, les Espagnols partent à la retraite à 67 ans. Si le PSOE n’est pas forcément moins socialiste que le PS, n’est-il pas au minimum plus pragmatique ?
Oui, et surtout plus cohérent. Les socialistes espagnols ont admis un principe simple : un pays qui vieillit doit travailler un peu plus longtemps pour financer son modèle social. C’est de l’arithmétique. En France, on a crié à « l’austérité » pour 64 ans, pendant que l’Espagne avance vers 67 ans sans psychodrame. C’est bien la preuve que les mots « droite » ou « gauche » ne veulent plus dire grand-chose sans regarder les actes.
Comment l’expliquer ?
Par une différence de culture politique. L’Espagne a traversé une crise conséquente après 2008 et a été soumise à des exigences fortes de l’Europe et de ses institutions : elle sait que le réel finit toujours par rappeler la note. La France, elle, continue de croire que le débat s’arrête au logo sur l’affiche. On entend parfois dans la même bouche que Macron est un « ultra-libéral » et Sánchez un « socialiste », mais quand l’un fait des réformes que l’autre suspend, cette lecture devient intellectuellement paresseuse.
À la faveur de politiques budgétaires pragmatiques et rigoureuses, l’Espagne a-t-elle aujourd’hui les moyens de conduire une politique « socialiste », là où la France, traînant comme un boulet son déficit public qui tutoie les 6 % du PIB, ne les a plus ?
C’est exactement cela : l’Espagne dispose de marges parce qu’elle a d’abord assaini. La France, elle, promet d’abord et cherche ensuite comment financer. Une politique sociale généreuse ne tient que sur des comptes crédibles. L’Espagne peut augmenter son salaire minimum de 60 % en six ans, relever certaines pensions et investir parce qu’elle a joué le match dans le bon ordre, en faisant notamment passer son déficit de 6,7 % à 2,8 % en cinq ans. Avec un déficit prévu à 5,8 % en 2025, la France joue à l’envers : elle dépense d’abord et s’étonne ensuite de la facture.
Même si la France parvenait à redresser sa situation financière, une politique de gauche façon PSOE serait-elle vraiment opportune comme le martèlent Olivier Faure et ses soldats ?
Eventuellement, mais seulement si la France accepte la même logique que l’Espagne : d’abord restaurer la compétitivité, l’emploi, la soutenabilité des retraites et l’investissement productif ; ensuite, seulement, utiliser les marges créées pour financer des politiques sociales. Le débat ne se joue pas sur « plus ou moins à gauche », mais sur la capacité à gouverner sous contrainte. Le PSOE est en mesure de distribuer, non pas parce qu’il est plus socialiste mais parce qu’il a fait ses devoirs avant. En France, on inverse la chronologie : on promet d’abord, on se demande comment payer ensuite. La justice sociale, sans sérieux budgétaire, n’est qu’une promesse à crédit.
Alors qu’à travers l’Europe, la plupart des gauches ont infléchi leur discours sur la sécurité et l’immigration, les gauches françaises et espagnoles font figure d’exceptions. Si la première se voit reprocher son aveuglement sur les enjeux régaliens, comment expliquer que la seconde échappe à cette critique ?
On peut l’expliquer par le fait que, même si la gauche espagnole n’est pas particulièrement offensive sur les sujets régaliens, elle gouverne dans un pays confronté à des réalités sécuritaires plus concrètes, notamment trois points de pression migratoire conséquente – Canaries, Ceuta, Melilla – qui imposent des arbitrages. Cela forge une culture politique moins naïve, même si le discours reste modéré. En France, une partie de la gauche est perçue comme moraliste et opposée aux outils policiers proposés par ses adversaires, ce qui nourrit l’image d’aveuglement. En Espagne, le réel fait une partie du travail : les flux migratoires obligent l’administration à prendre des décisions concrètes, parfois loin des grands principes. On ne gère pas l’arrivée de centaines de personnes par jour sur des endroits précis avec des slogans ou des pétitions. On gère avec des policiers, des garde-côtes et des accords diplomatiques. Cette proximité avec la réalité sécuritaire rend le débat moins théorique et désamorce naturellement les critiques : quand les citoyens voient que l’État agit, même discrètement, la polémique s’essouffle d’elle-même.
Changement de genre administratif possible dès 16 ans, réforme culturelle à dimension « décoloniale », soutien aux manifestations pro-palestiniennes, reconnaissance de la Palestine… Le PSOE semble plus proche de la gauche woke que ne l’est en France le PS. Est-ce le cas ?
Sur les sujets culturels, oui, le PSOE a fait des gestes symboliques très visibles qui parlent à son électorat. Mais cela ne doit pas masquer l’essentiel : il n’a jamais sacrifié la soutenabilité budgétaire ni la cohérence économique pour ces positionnements. Sa hiérarchie des priorités reste claire : d’abord l’équilibre des comptes, ensuite l’agenda culturel. En France, une partie de la gauche a souvent fait l’inverse, concentrant une énergie disproportionnée sur des débats identitaires tout en relâchant l’attention sur la dette, la dépense publique ou l’efficacité de l’action sociale. Cette asymétrie explique en grande partie pourquoi le PSOE gouverne dans un cadre budgétaire crédible, là où le PS nourrit parfois l’image d’une gauche plus préoccupée par la posture que par la soutenabilité de ses choix.
N’est-ce pas justement en allant sur ces terrains que le PSOE est arrivé à marginaliser Podemos – parti de gauche radicale, équivalent de LFI ? Le PS a-t-il intérêt à suivre le même schéma ?
Le PSOE a absorbé la façade culturelle de la gauche radicale, tout en neutralisant son danger économique. Résultat : Podemos s’est vidé de sa substance. En France, le PS a fait l’inverse : il a sous-traité son récit économique à LFI, se coinçant dans un angle irréaliste. S’il veut marginaliser LFI, le PS doit reprendre la colonne vertébrale économique. On ne bat pas l’utopie par plus d’utopie, mais par des résultats et du réel.
 
		