4 novembre 2025 • Opinion •
La Chine n’a donc pas besoin d’user de la force : ses usines suffisent à vassaliser progressivement l’Europe. Alban Magro, économiste et chercheur associé à l’Institut Thomas More, et Cyprien Ronze-Spilliaert, également chercheur associé à l’Institut Thomas More et au Centre de recherche de la Gendarmerie nationale et enseignant à l’université Paris-Dauphine, montrent dans une tribune pour La Libre Belgique comment elle avance sans bruit, filière après filière, tissant la dépendance de nos industries qu’elle tient désormais en otage.
Enfin, la Commission européenne s’est décidée à accélérer face au dumping chinois en proposant, le 7 octobre, des mesures fortes pour restreindre les importations d’acier chinois : réduction de moitié des quotas d’importation hors taxes et droits de douane doublés de 25 % à 50 %. Objectif : ramener le taux d’utilisation des aciéries européennes à 80 %, contre seulement 67 % en 2024. Une mesure salutaire, tant les chiffres parlent d’eux-mêmes : la surcapacité de production mondiale atteindra 720 millions de tonnes d’ici 2027, gonflée par un acier chinois subventionné et bradé à prix cassé. Selon l’OCDE, le taux de subvention de l’acier chinois est dix fois plus élevé que celui des économies de l’OCDE.
De fait, la production d’acier chinois, qui représente 46 % de l’approvisionnement mondial, est restée stable après 2020, alors que la demande intérieure baissait dans le contexte de la crise immobilière, traduisant une volonté d’inonder les marchés occidentaux.
18 000 emplois perdus dans la sidérurgie en Europe en 2024
Les conséquences de cette politique commerciale agressive sont tangibles : 18 000 emplois directs perdus dans la sidérurgie européenne en 2024, des hauts-fourneaux qui tournent à vide et une concurrence qui n’a plus rien d’économique. Les surcapacités chinoises constituent une arme géopolitique. Face à cette menace, l’Europe s’est enfin décidée à défendre ses intérêts vitaux.
Mais ces mesures dans le secteur de l’acier sont loin d’être suffisantes. Car Pékin applique la même logique prédatrice dans tous les secteurs critiques : solaire, batteries, métaux critiques, semi-conducteurs, véhicules électriques… Dans le photovoltaïque, par exemple, la domination chinoise est quasi totale : 98 % des panneaux importés en Europe en 2023 viennent de Chine. Ces produits, issus de chaînes de production subventionnées, écrasent nos fabricants et alimentent un marché faussé. L’ancienne Commissaire à l’Énergie Kadri Simson l’a reconnu : l’Union reste, pour l’heure, dépendante des importations chinoises pour tenir ses objectifs climatiques, faute de pouvoir reconstruire ses chaînes industrielles du jour au lendemain. Autrement dit, nous avons confié la réussite de notre transition écologique à ceux qui sabotent nos industries vertes.
Dans les batteries aussi
Le secteur des batteries illustre la même dépendance toxique. L’Union européenne ne représente qu’environ 7 % de la capacité mondiale de production de batterie, contre 83 % pour la Chine. En amont, dans le secteur des terres rares, composants essentiels des batteries, la Chine est aussi ultra-dominatrice : elle contrôle environ 70 % de l’extraction et 90 % du raffinage. Pékin impose d’ailleurs, depuis avril 2025, des licences à l’exportation sur les terres rares, et a annoncé, mi-août, une politique de régulation des exportations au cas par cas dans le but d’empêcher les industriels occidentaux de bâtir des stocks de terres rares. Ce système de licences a été renforcé en octobre : il couvre désormais les technologies liées à l’extraction et à la production de terres rares, afin de verrouiller un peu plus son savoir-faire technologique ; et s’applique désormais à l’international : toute entreprise étrangère souhaitant exporter un bien comportant au moins 0,1 % de terres rares chinoises devra obtenir l’aval de Pékin. Résultat : les industriels occidentaux, en particulier les constructeurs automobiles sont à la merci des autorités chinoises pour leurs approvisionnements. Les constructeurs et équipementiers européens – notamment les associations professionnelles italienne (ANFIA) et allemande (VDA) – ont averti, mi-octobre, des conséquences majeures de ce système de contrôle des exportations, reconnaissant craindre un épuisement de leurs stocks de terres rares.
Les faits sont là : si rien ne change, les efforts de réindustrialisation en France, en Allemagne ou en Italie risques d’être anéantis. On ne peut pas défendre une « autonomie stratégique » européenne et, en même temps, continuer à importer des produits stratégiques subventionnés à perte. L’Union doit mettre en place des mesures ciblées pour l’ensemble des secteurs essentiels à sa souveraineté industrielle (batteries, panneaux solaires, acier, machines-outils…).
Des efforts dans la bonne direction
C’est une question de survie économique. Car derrière le dumping chinois se cache en réalité une stratégie impérialiste : celle d’une puissance qui veut rendre l’Europe dépendante et docile. La Chine a bien compris que l’économie est une arme souvent plus puissante que la force militaire. Dès 1999, dans leur essai La Guerre hors limites, les officiers de l’Armée populaire de libération Qiao Liang and Wang Xiangsui théorisaient l’utilisation de vecteurs économiques afin de prendre l’ascendant et d’imposer sa domination. La Chine n’a donc pas besoin d’user de la force : ses usines suffisent à la vassaliser progressivement. Elle n’avance pas par coups d’éclat, mais par infiltration silencieuse : elle tisse, filière après filière, la dépendance des Européens qu’elle prend en otage en contrôlant leurs approvisionnements critiques. Il ne s’agit pas d’une saine concurrence, mais d’une volonté de domination systémique.
Depuis l’entrée en vigueur, en 2023, du règlement relatif aux subventions étrangères faussant le marché intérieur, la Commission a lancé quelques enquêtes ayant abouti à l’instauration de droits de douanes élevés pour corriger des prix artificiellement bas, comme pour les véhicules électriques (surtaxe pouvant atteindre 35 %, en plus de la taxe de 10 % déjà existante) ou encore certaines machines dans le bâtiment (66,7 %).
Ces efforts vont dans la bonne direction, mais ils arrivent trop tardivement et demeurent encore trop circonscrits face à une stratégie chinoise désinhibée et multi-sectorielle. Chaque mois de retard coûte des usines, des emplois, des compétences. Si l’Union européenne veut s’ériger en puissance face au binôme hégémonique américain et chinois, pour garder la maîtrise de son destin, il ne suffit plus de « réguler » ; il faut protéger et produire, c’est-à-dire accompagner la mise en place de tarifs ciblés par une politique industrielle volontariste au niveau européen, dont les 47 projets dévoilés en mars par la Commission dans le domaine des terres en sont les balbutiements.
		