8 novembre 2025 • Entretien •
Sous la pression conjointe de Washington et de la Big Tech, Bruxelles s’apprête à suspendre une partie du AI Act, sa législation-phare sur l’intelligence artificielle. L’Europe, longtemps décidée à incarner une IA éthique et souveraine, recule face à la réalité d’une économie numérique qu’elle a cru pouvoir dominer par la norme.
La Commission européenne a l’intention de suspendre certaines parties de sa législation phare sur l’intelligence artificielle (AI Act), sous la pression intense des grandes entreprises technologiques et de l’administration américaine, selon le Financial Times. L’Union européenne semblait déterminée à devenir le leader mondial d’une IA éthique et encadrée. En reculant aujourd’hui sous la pression des États-Unis et de la Big Tech, l’Europe signe-t-elle la fin de sa souveraineté numérique ?
Sous la pression américaine, l’Union européenne recule sur sa législation en matière d’intelligence artificielle. Mais en réalité, c’est une très bonne chose. Pourquoi ? Parce que, depuis cinq ans, l’Union européenne ne cesse de multiplier les réglementations, chacune plus contraignante que la précédente. Les résultats sont désastreux de cette avalanche législative pour l’économie européenne elle-même. Aujourd’hui, le numérique européen représente moins de 7 % de la capitalisation numérique mondiale, contre 70 % pour les États-Unis et 13 % pour l’Asie. Toute cette surréglementation européenne constitue donc une entrave au développement économique du continent.
Les États-Unis exercent actuellement une forte pression sur l’Union européenne et celle-ci se trouve dans un tel état de désindustrialisation numérique qu’elle finit par céder. Ce qui est regrettable, c’est qu’elle aurait dû le faire sous la pression des entreprises européennes. La force d’influence américaine est telle que la Commission cède alors que, depuis des années, les entreprises européennes et les spécialistes du numérique sollicitent la Commission pour qu’elle cesse de surréglementer et qu’elle allège les contraintes pesant sur le développement de l’écosystème numérique européen, en particulier dans le domaine de l’intelligence artificielle.
Pensez-vous que cet allègement de la régulation soit une manœuvre temporaire dictée par la peur d’un affrontement commercial avec les États-Unis ou le signe d’un changement de politique plus profond ?
Il faudra attendre pour pouvoir répondre avec certitude à cette interrogation. Il faut rappeler que l’Union européenne a produit entre 20 et 25 directives et règlements en matière de contrôle du numérique en moins de dix ans. (RGPD, DSA, DMA, Data Act, IA Act, Cyber Resilience Act, etc. La Commission européenne a construit une véritable « ligne Maginot » normative censée protéger l’économie numérique européenne, alors qu’en réalité celle-ci ne cesse de s’effondrer.
Les conséquences sont aujourd’hui très visibles économiquement. La Commission a cédé mais sous une pression qui, malheureusement, s’avère concurrente aux entreprises européennes. Par exemple, si l’on compare Mistral à OpenAI, la capitalisation de Mistral ne représente même pas le chiffre d’affaires d’OpenAI. Cet écart est stratosphérique. Les géants du numérique, pris individuellement – les fameux GAFAM – ont chacun une capitalisation supérieure à celle du CAC 40.
Cette pause dans les mesures de l’AI Act va-t-elle réellement permettre de soutenir la compétitivité des entreprises européennes ? Cette pause pourrait-elle être bénéfique aux acteurs européens de la tech pour se développer et tenter de rivaliser avec les sociétés américaines ?
Il faut l’espérer. Il existe un besoin urgent d’un choc de simplification en Europe, afin de libérer l’énergie entrepreneuriale, de mobiliser des capitaux et de lever les contraintes les plus contestables en matière de régulation économique. Le principe de « libre concurrence » invoqué par la Commission européenne n’est plus qu’un dogme du droit de la concurrence, qui empêche aujourd’hui la capitalisation nécessaire pour des entreprises engagées dans une lutte mondiale acharnée. Dans le secteur numérique, d’immenses capitaux sont indispensables, tout comme un soutien public. Or, le droit européen de la concurrence limite cette possibilité.
Il faut donc un véritable choc de dérégulation. La Commission s’est enfermée dans une logique selon laquelle la norme protégerait l’économie mais cela ne fonctionne pas dans le monde numérique. Ce secteur obéit à la logique du « winner takes all », celui qui arrive le premier impose sa norme. Aujourd’hui, des entreprises comme Microsoft, dans les suites bureautiques et les systèmes d’exploitation, détiennent 95 % du marché. Ajouter des normes ne sert à rien : cela pénalise uniquement les entreprises européennes qui voudraient rivaliser avec les géants américains ou chinois. À force de s’enfermer dans cette « impuissance normative », l’Europe a créé des boulets si lourds pour ses entreprises qu’elles n’atteignent jamais la taille critique mondiale. Et lorsqu’elles s’en approchent, elles finissent souvent par être rachetées par des groupes étrangers faute de financements suffisants.
Existe-t-il des risques concrets pour les citoyens européens avec cette pause dans l’application de l’AI Act, notamment sur la protection des données, la transparence ou la surveillance algorithmique ? Faut-il s’en inquiéter ?
En réalité, ces normes ne protègent absolument pas les citoyens européens. Aujourd’hui, 70 % des données des Français sont hébergées chez des hyperscalers américains, malgré les normes déjà en vigueur et appliquées. Le dernier accord entre l’Union européenne et les États-Unis sur les échanges de données est très fragile puisque, comme les accords précédents, il a été dénoncé devant la CJUE et risque une nouvelle fois d’être annulé, pourtant tout continue de fonctionner.
Il ne peut, en l’état, exister de véritable protection : on ne protège pas une population quand on ne maîtrise pas la technologie. Ces entreprises ne sont pas européennes. Par principe, elles ne nous appartiennent pas. Nous ne pouvons pas nous en passer, car nous ne disposons pas de technologies concurrentes. Il n’existe pas de système d’exploitation européen, ni de suite bureautique européenne de dimension mondiale capable de concurrencer Microsoft Office. Il n’existe pas non plus de réseau social européen d’envergure mondiale. Ces entreprises sont donc incontournables.
Le retard structurel désormais accumulé par l’Union européenne dans le numérique est tel que Bruxelles en est réduite à légiférer pour sauver la face. Le vrai déficit n’est pas juridique mais industriel : l’Europe ne produit plus aucun acteur d’envergure mondiale. Sa dépendance aux géants américains et asiatiques est devenue un état permanent.
Quelles alternatives auraient pu permettre à l’Europe d’alléger certaines contraintes sans trahir l’esprit de sa régulation ?
C’est toute la difficulté. Pour préserver un esprit de régulation tout en maintenant une économie dynamique, il faut trouver un équilibre. Il serait nécessaire d’autoriser ce que pratiquent les autres grandes puissances : la surcapitalisation – aujourd’hui interdite –, les subventions publiques et les marchés réservés. C’est ce que font les États-Unis, la Chine et la plupart des pays asiatiques.
Il faut aussi encourager l’innovation, alors que la surréglementation la bride et la pousse à se délocaliser. En interdisant les ententes et les positions dominantes, on agit à rebours du fonctionnement réel du marché numérique mondial. Dans chaque grand secteur – smartphones, matériel informatique, IA, satellites, Internet ou logiciels –, cinq ou six opérateurs détiennent systématiquement entre 60 et 90 % du marché. Empêcher cette concentration revient à condamner les entreprises européennes à rester des challengers ou de simples micro-opérateurs.
Cette pause européenne dans l’application de l’AI Act peut-elle apaiser les tensions entre l’Europe et les États-Unis et favoriser une meilleure coopération, à la fois sur le plan des textes et sur le plan technologique ? Cette pause pourrait-elle être prometteuse pour une collaboration accrue et une moindre défiance entre les deux puissances ?
Entre l’Europe et les États-Unis, la situation est complexe. Les États-Unis sont tellement en avance sur l’Union européenne, tellement plus performants, que leur écosystème numérique dépasse largement ce à quoi l’Europe peut prétendre. Je ne suis donc pas persuadé que cette pause change fondamentalement la donne.
En revanche, l’Union européenne aurait tout intérêt à favoriser les transferts de compétences. Plutôt que d’encourager des investissements étrangers – notamment dans les centres de données, où des entreprises étrangères s’implantent avec des fonds publics sans véritable apport technologique –, l’Europe devrait exiger des échanges et des transferts de technologies, à l’image de ce que la Chine avait mis en place dans les années 1970.
L’Union européenne accuse un retard considérable. En trois ans d’existence, ChatGPT a conquis près d’un milliard d’utilisateurs. Dans le même temps, Mistral AI peine à franchir le cap des dix millions.
