16 novembre 2025 • Analyse •
Il se pourrait que le pari des dirigeants ukrainiens sur une volte-face de Donald Trump à l’égard de Moscou s’avère bien fondé. Après avoir une fois encore tendu la main à Vladimir Poutine, en vain, le président américain vient de sanctionner Rosneft et Lukoil, qui représentent la moitié de la production pétrolière russe. La livraison de missiles de croisière Tomahawk revient dans le débat – le Pentagone a donné son accord –, et les gesticulations nucléaires russes ont fait sortir Trump de ses gonds ; celui-ci envisage la reprise des essais dans le désert du Nevada. Décidément, la dimension nucléaire de la guerre d’Ukraine, sur le plan du discours et de la posture, ne saurait être négligée. Quid du parapluie nucléaire américain et de la protection de l’Europe ?
Le « parapluie nucléaire américain » est l’appellation commune de la dissuasion nucléaire élargie des États-Unis à l’Europe, dans le cadre de l’Alliance atlantique (l’OTAN). En cas d’attaque de grande ampleur de leurs alliés européens, les États-Unis s’engagent à leur venir en aide et à répliquer, y compris au moyen de leurs armes nucléaires, l’objectif étant de dissuader l’agresseur potentiel, c’est-à-dire de l’inhiber et de l’empêcher de passer à l’acte. Dès après la fondation de l’Alliance atlantique, en 1949, le premier Concept stratégique stipule que ladite alliance devrait « assurer la possibilité de procéder rapidement à des bombardements stratégiques comportant l’utilisation de tous les engins sans exception », cela l’année même où l’URSS procède à son premier essai nucléaire, mettant ainsi fin au bref monopole atomique des États-Unis (1945-1949).
Perpétuation et renouvellement de la dissuasion élargie des États-Unis
La dissuasion élargie des États-Unis, avec pour cadre doctrinal les représailles massives (la doctrine Dulles, énoncée en 1954) est matérialisée par le déploiement d’armes nucléaires américaines sur le sol européen la même année. Alors que les États-Unis bénéficiaient encore d’une situation d’insularité géostratégique, l’URSS ne disposant pas de vecteurs aériens ou balistiques suffisamment puissants pour atteindre le territoire américain, la menace de représailles massives sur le territoire de l’URSS dans le cas d’une agression militaire en Europe, était destinée à contrebalancer la supériorité conventionnelle soviétique et à annuler les tentations qu’elle induit. La conférence de Lisbonne, en 1952, n’avait pas abouti à une augmentation suffisante des forces conventionnelles alliées (1). En 1957, le SACEUR (Supreme Allied Commander in Europe, le général en chef de l’OTAN) est intégré dans la chaîne décisionnelle pour le déclenchement du feu nucléaire en Europe.
Le développement par l’URSS de missiles balistiques intercontinentaux et, consécutivement, la fin de l’insularité géostratégique américaine, signalée par la mise en orbite du premier satellite soviétique (le « bip-bip » du Spoutnik, le 4 octobre 1957), expliquent l’abandon de la doctrine des représailles massives pour celle de la riposte graduée (la doctrine MacNamara, 1962). Le débat est vif entre les Alliés, particulièrement entre la France et les États-Unis, l’adoption de cette nouvelle doctrine laissant redouter que ces derniers cherchaient à limiter un hypothétique emploi de l’arme nucléaire au champ de bataille centre-européen, sans prendre le risque d’exposer leur propre territoire à une frappe nucléaire soviétique. Toujours est-il que l’OTAN demeura une alliance nucléaire : lancé en 1963, le projet d’une Force multilatérale échoua deux ans plus tard, (elle aurait fusionné des composantes nationales), mais il déboucha sur un système de « partage nucléaire » et de « double clef », des équipages alliés devant mettre en œuvre des armes nucléaires américaines. Plus de moyens nucléaires sont dédiés à la dissuasion nucléaire élargie (sous-marins nucléaires lance-engins, bombardiers stratégiques et, plus encore, armes nucléaires tactiques).
À la même époque, un Nuclear Planning Working Group (NPWG) est créé : il regroupe huit pays alliés, dont la RFA (République fédérale d’Allemagne). Outre la dissuasion de l’URSS et la protection du territoire des États membres de l’OTAN, ce dispositif vise à contrarier la prolifération nucléaire que redoute Washington (la doctrine de la riposte graduée suscite cette tentation jusqu’en RFA). En 1966, alors que la France exprime sa volonté de sortir du commandement intégré de l’OTAN, le NPWG laisse place à un Groupe des plans nucléaires (GPN) ouvert à l’ensemble des États membres (la France n’y participe pas).
Alors que les États-Unis et l’URSS négocient la limitation de la croissance des arsenaux nucléaires stratégiques (SALT I en 1972 ; SALT II en 1979), le déploiement par Moscou d’armes nucléaires de portée intermédiaire (les SS-20, plus précis et destinés au théâtre européen) provoque la « crise des euromissiles » : les alliés européens craignent que ce déploiement ne remette en cause la dissuasion élargie des États-Unis, provoquant le découplage géostratégique entre les deux rives de l’Atlantique Nord. Le déploiement par les États-Unis de missiles balistiques Pershing II et de missiles de croisière Tomahawk réassure alors les garanties de sécurité américaines. Par la suite, le traité de Washington signé en 1987 par les État-Unis et l’URSS sur les FNI (Forces nucléaires de portée intermédiaire), c’est-à-dire sur les missiles d’une portée de 500 à 5 500 kilomètres, supprimera cette catégorie d’armes (2).
Dans l’après-guerre froide, la posture nucléaire de l’OTAN s’affaiblit, d’autant plus que des forces politiques en Allemagne (sociaux-démocrates, partis de gauche et « Verts ») et ailleurs, militent en faveur d’une politique de No First Use (un engagement de l’OTAN et de ses membres à ne pas utiliser en premier l’arme nucléaire), voire d’un retrait des quelques armes nucléaires tactiques américaines, dites « substratégiques », toujours déployées en Europe (cf. infra). En 2009, alors que le président américain Barack Obama caresse l’idée d’un désarmement nucléaire universel (le « Global Zero »), l’Allemagne, la Norvège, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg publient une lettre commune par laquelle ces pays demandent l’application en Europe du concept de « Global Zero ».
A contrario, les gouvernements français et britannique rappellent que l’OTAN constitue une « alliance nucléaire » et qu’elle doit le demeurer. L’agression russe en Ukraine, à partir de 2014, contrarie cette volonté de faire passer au second plan l’arme nucléaire dans la posture de dissuasion et de défense de l’OTAN, d’autant plus que la Chine populaire modernise son propre arsenal et le fait monter en puissance (1 500 têtes nucléaires à terme), sans omettre la nucléarisation de la Corée du Nord et le programme balistico-nucléaire de l’Iran islamique. En l’état des choses, la dissuasion globale de l’OTAN repose sur les forces nucléaires, les forces conventionnelles, la défense antimissile, et sur la maîtrise des armements et la non-prolifération (voir le Concept stratégique de Madrid, 2022).
Les forces nucléaires de l’OTAN comprennent une composante aéroportée, des avions de chasse (des Tornado et des F-16, en cours de remplacement par des F-35) armés de bombes à gravité B61-12 dites « substratégiques » (environ 250 bombes récemment modernisées), stationnées dans cinq pays (Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Italie, Turquie). La Grèce est également associée aux missions nucléaires de l’OTAN et tous les autres pays membres de l’OTAN sont susceptibles de participer aux missions d’accompagnement (chasseurs, avions radars et autres moyens conventionnels), dites SNOWCAT (Support of Nuclear Operations with Conventional Air Tactics). Ce dispositif est complété par les forces nucléaires stratégiques américaines, garantie suprême de la sécurité des Alliés. S’y ajoutent les forces nucléaires nationales de la France et du Royaume-Uni, indépendantes de l’OTAN mais dont la contribution à la « dissuasion globale » et à la sécurité des Alliés est reconnue par la déclaration d’Ottawa (16 juin 1974) et régulièrement rappelée depuis. En somme, la dissuasion nucléaire élargie des États-Unis à l’Europe constitue une réalité forte, inscrite dans la durée.
Il n’en demeure pas moins que la réélection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, en novembre 2024, et les orientations d’une politique étrangère américaine dont on peine à trouver l’unité et la cohérence, mettent en jeu la crédibilité stratégique de cette dissuasion nucléaire élargie. Au-delà de son aversion ancienne pour les alliances, perçues comme une escroquerie, le président américain a de longue date manifesté un certain nombre de certitudes à l’encontre des armes nucléaires, arguant de conversations dans le cercle familial avec un oncle du côté paternel, physicien d’une certaine renommée qui l’aurait alerté de leur danger pour la sécurité mondiale (3).
Le schéma d’une hypothétique dissuasion européenne
Vues d’Europe, les évolutions en cours et la possibilité théorique d’une sortie des États-Unis de l’OTAN, ce qui impliquerait la fin de la dissuasion nucléaire élargie et le découplage stratégique entre les deux rives de l’Atlantique Nord, conduisent plusieurs pays européens, notamment l’Allemagne, la Pologne et les États baltes, à se préoccuper d’une future dissuasion nucléaire européenne, assurée de concert par la France et le Royaume-Uni. Certes, les évolutions des dernières semaines sont plutôt favorables au maintien du couplage géostratégique transatlantique, mais on ne saurait occulter le fait que les États-Unis traversent une sorte de révolution aux conséquences incertaines. D’autant plus que l’ouverture d’un nouveau théâtre d’opérations au Venezuela, alors même que le dispositif militaire américain – depuis l’Europe jusqu’à l’Asie-Pacifique, en passant par le Moyen-Orient –, est sous tension, pourrait encore changer la donne (4).
Dans le cas d’un retrait américain de l’OTAN, théorique à ce stade, la stratégie de dissuasion nucléaire élargie des États-Unis, au bénéfice des alliés européens, disparaîtrait, et les armes nucléaires américaines seraient rapatriées. Précisons que Washington n’a jusqu’à présent rien annoncé en ce sens : l’arsenal nucléaire américain déployé en Europe et sur ses contreforts (en Turquie) a même été récemment modernisé (5). Toujours est-il que le tour pris par la politique étrangère américaine lors du second mandat de Donald Trump ouvre le champ des possibles. Dans un tel cas de figure, ce n’est donc pas une garantie complémentaire de celle des États-Unis que la France et le Royaume-Uni devraient alors assurer (voir les déclarations franco-britanniques, consultation et discussions stratégiques entre alliés européens), mais une stratégie de dissuasion nucléaire élargie à l’échelle de l’Europe, en lieu et place de l’ancien hegemon américain. Si nous n’en sommes pas encore là, les dirigeants allemands, polonais, baltes et autres prennent très au sérieux la possibilité d’un retrait des États-Unis, même si le sommet atlantique de La Haye (24-26 juin 2025) a momentanément conjuré ce scénario.
Deux jours avant les dernières élections législatives allemandes, le chef de la CDU-CSU, Friedrich Merz, aujourd’hui chancelier, déclarait vouloir « discuter avec les Britanniques et les Français pour savoir si leur protection nucléaire pourrait s’étendre à l’Allemagne » (ZDF, 21 février 2025). Le 5 mars suivant, le président français lui répondit accepter d’ouvrir un débat qu’il avait précédemment cherché à initier (voir le discours d’Emmanuel Macron sur la dissuasion, prononcé à l’Ecole militaire, le 7 février 2020). Deux jours plus tard, le premier ministre Donald Tusk affirmait à la Diète polonaise l’intérêt de son pays pour la question. Le 9 mai 2025, Paris et Varsovie ont par ailleurs signé le traité de Nancy, qui comporte une clause de défense venant consolider celles de l’OTAN (l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord) et de l’Union européenne (article 42, &7 du traité de l’UE). Il reviendrait à Paris et Londres, étroitement liés sur les plans militaire et nucléaire, de penser et de conceptualiser une doctrine de dissuasion d’envergure européenne, capable de contrecarrer les gesticulations nucléaires du Kremlin et la stratégie russe de sanctuarisation agressive. Paris et Londres pourraient coordonner leurs patrouilles de SNLE (sous-marins nucléaires lanceurs d’engins), afin de renforcer leur permanence en mer, gage d’invulnérabilité des moyens de la dissuasion (6).
Le Royaume-Uni ne possédant plus de composante aérienne de sa dissuasion nucléaire, il reviendrait à la France de déployer des avions Rafale armés de missiles nucléaires, sur le territoire de pays volontaires, dans le cadre d’accords bilatéraux. Ces pays participeraient au « soutien logistique des opérations nucléaires » (ouverture de bases, silos, défense aérienne et ravitaillement en vol). À terme, il pourrait être envisagé une forme de « partage nucléaire », avec un système de double-clef : des armes nucléaires françaises sur des avions allemands, polonais, ou autres, la décision d’emploi demeurant nationale comme il en va aujourd’hui dans l’OTAN (7). Bref, il faudrait répliquer les mécanismes de l’OTAN, mais sans les États-Unis, ce qui impliquerait la constitution d’un Groupe de planification nucléaire européen (8). Loin de pouvoir être improvisée, une dissuasion élargie exigerait un engagement politique solennel des pays volontaires et son inscription dans un dispositif stratégique d’ensemble, avec une forte composante conventionnelle, dont des systèmes de frappe dans la profondeur du théâtre des opérations et un système de défenses anti-aériennes/antimissiles – voir le projet germano-européen Sky Shield qui, en l’état, n’a pas l’agrément de la France (9).
En guise de conclusion
Insistons une nouvelle fois sur le caractère hypothétique de cette dissuasion européenne, plus exactement d’un élargissement des stratégies nucléaire française et britannique au continent européen. Il reste qu’une telle perspective s’inscrit dans celle d’une européanisation de l’OTAN et, plus largement d’un partage du fardeau entre les deux rives de l’Atlantique Nord (le fameux « burden sharing »). D’autant plus que la conjoncture semble confirmer l’entrée dans un nouvel âge nucléaire, tel que Thérèse Delpech l’avait anticipé : elle évoquait une ère de piraterie stratégique, dans laquelle les gesticulations à des fins d’intimidation, voire de coercition (la « sanctuarisation agressive ») prendront une importance grandissante.
Considérons les faits : la Russie met sur orbite, plusieurs heures durant, un « Tchernobyl volant » (le Bourevestnik), selon l’expression d’un spécialiste américain, la Chine populaire accroît son arsenal nucléaire stratégique, se dotant des moyens d’une stratégie de sanctuarisation agressive, l’Iran poursuit son programme nucléaire et la Corée du Nord développe ses missiles intercontinentaux. Dans une telle configuration, il ne suffira pas d’afficher le calme des vieilles troupes, en rappelant le caractère strictement suffisant des forces nucléaires nationales (celles de la France et du Royaume-Uni) et les vertus de la dissuasion, au sens strict du terme. Si un pilier militaire européen devait être érigé, il faudrait qu’il soit doté d’une composante nucléaire, clef de voûte de la défense du continent.
Notes •
(1) D’une certaine manière, les discussions alors menées entre les États-Unis et leurs alliés européens préfiguraient le débat, récurrent depuis les années 1970, sur le « partage du fardeau » de la défense commune (le « burden sharing »).
(2) Les États-Unis et la Russie sont sortis de ce traité en 2019. Les experts de ces questions estiment que Moscou violait bel et bien ce traité. Le missile incriminé par les Américains et leurs alliés est le « Novator 9M729 » (le SCC-8 dans la nomenclature de l’OTAN), d’une portée très largement supérieure à 500 kilomètres. En vérité, ce problème datait du premier mandat de Barack Obama. En 2010, le déploiement du système d’armes Iskander dans l’enclave de Kaliningrad (ex-Königsberg), dont la portée excède les 500 kilomètres, posait déjà question. Le problème est officiellement soulevé en 2013, sans réponse des Russes. Il s’amplifie avec le déploiement du SCC-8 (une amélioration du système Iskander) en 2016, près de la Caspienne et à l’est des monts Oural. Cette violation russe est une décision délibérée qui constitue une revanche sur le traité de 1987, mal reçu par la nomenklatura militaire soviétique et les « organes de sécurité » (KGB et autres) dont procède la classe dirigeante russe, et ce jusqu’au sommet du pouvoir : le traité sur les FNI est associé à la fin de l’URSS, au repli sur les frontières de la Russie du XVIIe siècle, et aussi à la quasi-faillite du complexe militaro-industriel au cours des années 1990.
(3) Il est vrai que les dernières déclarations de Donald Trump sur la nécessaire reprise des essais nucléaires américains invitent à nuancer la thèse d’une aversion quasi-congénitale. Notons toutefois que le ministère américain de l’Énergie précise qu’il s’agirait de tester non pas les ogives nucléaires mais les vecteurs destinés à les emporter.
(4) Cf. Jean-Sylvestre Mongrenier, « Sur la portée des liens entre la Russie poutinienne et le Venezuela chaviste : la possibilité d’un « front secondaire » ? », Desk Russie, 26 octobre 2025.
(5) Cf. Emmanuelle Maître, « B61-12 – Un déploiement opérationnel en Europe entériné ? », Observatoire de la dissuasion, FRS, février 2025.
(6) Voir sur ce point la déclaration de Northwood du 10 juillet 2025, signée par le Président français Emmanuel Macron et le Premier ministre britannique Keir Starmer. Ladite déclaration engage Paris et Londres à coordonner, sans fusionner, les forces nucléaires des deux nations ; elle rappelle qu’« aucune menace extrême contre l’Europe ne laisserait indifférents Paris ou Londres ».
(7) Cette option suppose que les États-Unis acceptent la modification du F-35 pour qu’il puisse emporter des armes nucléaires françaises, ou bien que l’Allemagne et la Pologne acquièrent des Rafale. Aussi le plus probable est-il que les alliés européens de la France se contentent d’apporter la logistique requise pour mettre en œuvre la force de frappe aérienne française.
(8) La France ne participe pas aux travaux du GPN de l’OTAN mais elle coopère avec les États-Unis et le Royaume-Uni, cela dans un cadre trilatéral. Sur cette question, voir Jeffrey Lewis et Bruno Tertrais, « Dissuader à trois : la coopération nucléaire entre les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France », Revue Défense Nationale, 2016, n°788.
(9) Six mois après son discours sur la Zeitenwende (Bundestag, 27 février 2022), le chancelier allemand Olaf Scholz présente l’idée d’un bouclier antimissile européen dont l’Allemagne assumerait la responsabilité, sans consultation préalable avec la France (discours de Prague, 29 août 2022). Deux mois plus tard, Berlin annonce le lancement de l’European Sky Shield Initiative (ESSI, le « Bouclier du ciel européen ») avec quatorze autres pays alliés (vingt-et-un pays un an plus tard), posant ainsi l’Allemagne en maître d’œuvre d’un « pilier européen » à l’intérieur de l’OTAN. Sans la France, dont le gouvernement, arguant de la « souveraineté européenne », conteste les aspects technico-industriels et les implications stratégiques de cette initiative. Cela explique le report du Conseil des ministres franco-allemand du 26 octobre 2022. Ce « bouclier du ciel » combinerait l’Arrow 3 israélien pour l’interception des missiles en haute altitude, le Patriot américain, et l’Iris-T allemand pour les altitudes plus basses. De prime abord, la France et l’Italie, constructeurs du système Mamba (SAMP/T), ne seraient donc pas parties prenantes, ni la Pologne d’ailleurs car celle-ci préfère acquérir au niveau national ses systèmes anti-aériens et anti-missiles (elle possède déjà des Patriot). Le 13 octobre 2022, les ministres de la Défense des pays qui participent à l’initiative signent une lettre d’intention et une cérémonie est organisée au siège de l’OTAN. L’objectif est d’acheter en commun des systèmes de défense anti-aérienne et antimissile qui seront déployés dans le cadre de l’OTAN, afin de contrer les menaces balistiques conventionnelles russes (ce qui n’est pas l’objectif de la défense antimissile de l’OTAN). La France critique le projet pour des raisons technico-industrielles, mais aussi stratégiques : elle insiste sur les vertus de la dissuasion nucléaire et donc le maintien des équilibres entre armes nucléaires, capacités de frappe dans la profondeur et défense antimissile. Pourtant, la question n’est pas close. Lors du Conseil des ministres franco-allemand du 22 janvier 2023, une ouverture est entrevue. À Munich, le 17 février 2023, Emmanuel Macron en appelle à une « conférence sur la défense aérienne de l’Europe » pour « aborder ce sujet sous l’angle industriel, avec la participation de tous les industriels européens qui ont des solutions à offrir, mais aussi sous l’angle stratégique et, je dirais peut-être, d’abord sous l’angle stratégique en incluant la question de la dissuasion ». Depuis, les positions des uns et des autres n’ont guère évolué. Il reste que la guerre d’Ukraine ainsi que d’autres conflits armés, autour du Haut-Karabakh et dans la confrontation entre Israël et l’Iran, rappellent la nécessité de disposer d’une défense anti-aérienne et antimissile complète, donc d’une défense multicouches contre les multiples menaces venant du ciel, depuis les drones (drones tueurs et drones kamikazes) jusqu’aux missiles balistiques et engins hypervéloces (armes hypersoniques).
