28 novembre 2025 • Analyse •
Cyrille Dalmont vient de publier le rapport Politique numérique d’Emmanuel Macron : le bilan.
Le 31 octobre dernier, la Cour des comptes a publié un rapport critique sur « les enjeux de souveraineté des systèmes d’information civils de l’État ». Elle y pointe les clouds interministériels sous-utilisés, la dépendance aux géants américains, les ministères en ordre dispersé et, plus généralement, l’absence d’une stratégie globale et cohérente.
Mais ce diagnostic va au-delà : il met en lumière la fragmentation et l’absence de coordination qui caractérisent la politique numérique française depuis 2017. La stratégie étatiste et centralisée d’Emmanuel Macron, fondée sur la dépense publique et la régulation, a accru la dépendance technologique de la France vis-à-vis des géants numériques étrangers sans pour autant faire émerger un écosystème numérique national.
Une e-administration éclatée
Le pays cumule une réglementation qui enfle sans cesse, une administration en augmentation constante et des programmes juxtaposés sans doctrine d’ensemble. La France légifère plus qu’elle n’anticipe, régule davantage qu’elle ne produit et numérise son administration sans la rationaliser.
Depuis l’élection d’Emmanuel Macron, l’administration en charge du numérique s’est hypertrophiée et les structures se sont multipliées (DINUM, France Num, Infranum, MedNum, Agence de l’innovation de défense, Campus Cyber, French Tech, Bpifrance Numérique, etc.) mais il n’existe toujours pas de ministre de plein exercice pour un secteur qui représente près de 20 % du PIB mondial et 35 % de la capitalisation boursière mondiale. Cette inflation institutionnelle entretient l’illusion d’une mobilisation permanente. L’État multiplie labels, comités et observatoires mais reste sans boussole. Résultat : une e-administration éclatée où la complexité a remplacé l’efficacité. Le classement des Nations unies sur le développement des administrations numériques illustre cette dégradation : la France est passée de la 10ᵉ place en 2016 à la 34ᵉ en 2024.
Millefeuille normatif indigeste
La régulation du secteur numérique suit la même logique. En cinq ans, les règlements et directives européens se sont multipliés : RGPD, DSA, DMA, Data Act, NIS 2, IA Act, Cyber Resilience Act, etc. Autant de textes formant un millefeuille normatif indigeste. Mais la France ne se contente pas d’appliquer les normes européennes, elle les surtranspose systématiquement.
Le droit français est devenu une forteresse réglementaire dans laquelle s’empilent lois, décrets et circulaires supplémentaires et se créent de nouvelles autorités de contrôle. Les start-ups et PME françaises supportent presque les mêmes contraintes que les GAFAM sans disposer, évidemment, de leur puissance financière. L’Union européenne, qui se voulait puissance économique, est devenue un modèle d’impuissance organisée pour ses États membres.
Acheteur non stratège
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, la surtransposition s’est également appliquée à la commande publique. L’Accord sur les marchés publics (AMP) de l’OMC, combiné au droit européen de la concurrence, a privé l’État de tout levier permettant de protéger et de développer notre écosystème numérique. Transposés avec un zèle particulier dans le code de la commande publique en 2019, ces textes interdisent toute préférence industrielle et privent les entreprises françaises de débouchés stratégiques. Les 200 à 400 milliards d’euros annuels de commande publique (selon les méthodes de calculs) sont ainsi gérés dans un cadre juridiquement neutralisé, dans lequel la logique de concurrence prime sur celle de la puissance publique. Cette vision, à rebours de celle des grandes puissances numériques mondiales, est suicidaire.
Les plateformes d’achat public amplifient mécaniquement le phénomène en favorisant les géants numériques, bien plus à même de répondre à leurs cahiers des charges que les PME et TPE françaises. Les principaux prestataires de services de l’État — matériel informatique, hébergement, bureautique, maintenance, logiciels — sont étrangers ou adossés à des licences étrangères. La dématérialisation, censée renforcer la souveraineté, a externalisé la maîtrise technique et budgétaire de l’administration. L’État se comporte désormais en acheteur, non en stratège : il sous-traite ce qu’il ne sait plus concevoir et achète la dépendance qu’il prétend combattre. Le résultat est simple : l’argent public finance le développement des géants du numérique étrangers.
Investissement… étranger
Cette logique de transfert se vérifie aussi dans la politique publique d’investissement. La « Stratégie nationale pour le cloud », lancée en 2021 et censée bâtir une offre souveraine, a en réalité consacré la domination des infrastructures étrangères : le label « cloud de confiance » a ainsi permis aux opérateurs américains d’obtenir un agrément sans obligation de localisation ni autonomie technologique, tandis que le projet Bleu (Orange-Capgemini sous licence Azure) a figé cette dépendance sous la forme d’un partenariat public-privé asymétrique.
Trois ans plus tard, le même scénario se reproduit avec l’intelligence artificielle : les 109 milliards d’euros annoncés en 2025 par le président Macron pour faire de la France un « leader européen de l’IA » reposent sur des capitaux majoritairement étrangers — émiratis, canadiens, américains et chinois. Le futur campus d’IA de Seine-et-Marne, financé par le fonds MGX, concentrera sur le sol français des infrastructures sous pavillon extérieur, prolongeant le modèle du cloud de confiance.
La France compte bien 322 centres de données, ce qui la place au sixième rang mondial, mais la majorité des nouvelles capacités sont pilotées par des groupes étrangers. Elle accueille les infrastructures mais ne possède ni les technologies ni la valeur ajoutée. Du cloud à l’IA, le même modèle se reproduit : l’État investit au profit d’entreprises étrangères sans contreparties technologiques et aggrave son propre déclin industriel et numérique.
Nous vivons un paradoxe absolu : pendant que les discours sur la souveraineté numérique et la réindustrialisation se multiplient, la France continue d’appliquer des règles qui rendent ces objectifs inatteignables. Elle a multiplié les structures, empilé les normes, est passée de propriétaire à locataire de son propre écosystème numérique, et a neutralisé sa commande publique tout en affirmant vouloir devenir un leader mondial du numérique. Résultat : la France finance sa propre dépendance numérique.
