Armements nucléaires et conventionnels · La forfaiture historique de Moscou

Jean-Sylvestre Mongrenier, directeur de recherche à l’Institut Thomas More

30 novembre 2025 • Analyse •


Alors qu’un « plan de paix », de facture russe, est l’objet de négociations entre les Américains, les Ukrainiens et leurs alliés européens, il importe de rappeler que la Russie ne respecte pas ses engagements internationaux, notamment dans le domaine des armements nucléaires et conventionnels. Moscou a sciemment démoli l’architecture diplomatique et sécuritaire de l’après-guerre froide, dans le cadre d’une « grande stratégie » visant à dominer l’Europe. La mémoire de cette forfaiture devrait prévenir toute complaisance à l’égard des revendications russes.


Certains persistent à croire que le Kremlin, une fois ses gains territoriaux en Ukraine empochés, pourrait constituer un partenaire fiable. Il faut donc garder à l’esprit le viol par la Russie du traité sur les FNI (Forces nucléaires intermédiaires) et du traité FCE (Forces conventionnelles en Europe), plusieurs années avant de passer aux actes en Géorgie puis en Ukraine.

Le viol russe du traité sur les FNI

Effet d’une « nouvelle détente » et signe annonciateur de l’implosion soviétique à venir, le traité sur les FNI, signé par Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev, le 8 décembre 1987, décida le retrait et de l’interdiction de tous les missiles terrestres d’une portée allant de 500 à 5 500 kilomètres. Au total, 1 846 missiles soviétiques et 846 américains seront éliminés (1). Ce traité inaugurait une série d’accords de désarmement, sur le plan nucléaire stratégique et dans le domaine des armes chimiques, complétés par un traité sur les forces conventionnelles en Europe (FCE) ainsi que par des mesures de confiance et de sécurité (MDCS), notamment le Document de Vienne. Annoncée par les États-Unis le 2 février 2019, la Russie lui emboîtant le pas, la sortie du traité relatif aux forces nucléaires intermédiaires (FNI) n’est pas un fait anodin. Cette « double décision » est révélatrice des enjeux stratégiques et géopolitiques auxquels les puissances occidentales sont confrontées. Dans cette affaire, Moscou entend faire porter le blâme aux Américains, même si ces derniers bénéficient du soutien de leurs alliés. En fait, les experts de ces questions estiment que Moscou violait bel et bien ce traité, nominalement mis en cause dès les années 2000 (les Français ont hésité avant de rallier la position américaine). Le missile incriminé par les Américains et leurs alliés est le « 9M729 » (le SSC-8 dans la nomenclature de l’OTAN), d’une portée très largement supérieure à 500 kilomètres (en retour, les Russes mettent en cause les systèmes anti-missiles de l’OTAN).

En vérité, ce problème date du premier mandat de Barack Obama. En 2010, le déploiement du système d’armes Iskander-M dans l’enclave Kaliningrad (ex-Königsberg), dont la portée excèderait les 500 kilomètres, posait déjà question. Le problème est officiellement soulevé en 2013, sans réponse des Russes. Il s’amplifie avec le déploiement du SCC-8 (un système basé sur la technologie du Kalibr naval), en 2016, près de la Caspienne et à l’est des monts Oural. Cette violation russe est une décision délibérée qui constitue une revanche sur le traité de 1987, mal reçu par la nomenklatura militaire soviétique et les « organes de sécurité » dont procède aujourd’hui la plus grande partie de la classe dirigeante russe (2). Pourtant, les enjeux ne sont pas seulement d’ordre psycho-symbolique ou technico-industriel. Le déploiement de systèmes d’armes de cette portée constitue un péril pour les cibles de valeur politique et les infrastructures militaires des membres européens de l’OTAN. Le retrait russe du traité sur les FNI et le déploiement de SSC-8 ou de missiles de croisière Kalibr-M, constitue un défi majeur. Bien plus qu’à la fin des années 1970, l’Europe est placée sous la menace d’une ou plusieurs frappes sélectives : une stratégie de décapitation mise au service d’un projet géopolitique révisionniste (modification des frontières par la force et re-satellisation des pays voisins). Les Russes ont pris un temps d’avance sur cette catégorie d’armes et travaillent à la reconstitution du potentiel militaro-industriel d’antan.

La différence la plus significative avec l’époque de la « bataille des euromissiles » réside dans les ordres de grandeur, sur le plan des rapports de puissance. Ainsi la « double décision » américano-russe de sortir du traité sur les FNI ne peut être comprise sans prendre en compte la Grande Asie, du Levant au Moyen-Orient. On songe au programme balistique iranien, pourtant interdit par une résolution de l’ONU. À la mesure des ambitions de Téhéran au Moyen-Orient (le « Croissant chiite »), les missiles iraniens sont d’une portée de 2 000 kilomètres (voir par exemple le Khorramshahr) ; ils relèvent de la catégorie d’armes que Russes et Américains se sont interdites avec le traité de 1987. De surcroît, le régime irano-chiite poursuit un programme de missiles de croisière dont les événements des derniers mois ont souligné l’importance. Plus encore, les États-Unis redoutent la République populaire de Chine (RPC), qui n’est pas liée par le traité de 1987 : les quatre cinquièmes de son arsenal balistique, soit environ 2 000 missiles, ont une portée entre 500 et 5 500 kilomètres. Outre la dissuasion nucléaire, ces missiles servent à une stratégie anti-accès visant à verrouiller la « Méditerranée asiatique » (mers de Chine du Sud et de l’Est), c’est-à-dire en écarter les Américains en particulier, et les Occidentaux en général.

L’objectif de la RPC est de réduire à néant leurs alliances régionales et, au mépris du droit international, de s’approprier un espace maritime plus étendu encore que la mer Méditerranée (3,5 millions de km² contre 2,5 millions de km²) par lequel transite une grande part du commerce mondial. À cette stratégie anti-accès intégrée dans une politique d’intimidation, contre les États-Unis et leurs alliés régionaux, s’ajoute d’une quasi-alliance avec la Russie, cette dernière reproduisant en quelque sorte ce que l’Amiral Castex a nommé la « grande manœuvre de Gengis Khan » : s’assurer de ses appuis en Asie afin de combattre en Europe, là où Moscou entretient des griefs géopolitiques. Enfin, il importe de comprendre le sens historique et la portée globale de la « double décision » américano-russe : elle constitue une nouvelle étape dans la démolition de l’architecture de sécurité de l’après-guerre froide. Présentement, Moscou prétend prendre en otage une Europe géostratégiquement découplée des États-Unis.

Le non-respect du traité sur les FCE

Le Traité sur les Forces conventionnelles en Europe (FCE) est signé à Paris, le 19 novembre 1990, par les États membres de l’Alliance atlantique et ceux du Pacte de Varsovie, un peu plus d’un an avant que l’URSS ne se disloque (21 décembre 1991). Le traité FCE engage donc trente États. Selon les termes du préambule, l’objectif est de « remplacer l’affrontement militaire par un nouveau modèle de sécurité entre tous les États parties, fondé sur la coopération pacifique et, ainsi, de surmonter la division de l’Europe ». Pour ce faire, les États parties ont décidé d’« établir un équilibre sûr et stable des forces armées conventionnelles en Europe à des niveaux plus bas que par le passé, à éliminer les disparités préjudiciables à la stabilité et à la sécurité, et à éliminer, de façon hautement prioritaire, la capacité de lancer une attaque par surprise ou d’entreprendre une action offensive de grande envergure en Europe ». La zone d’application du Traité FCE correspond à l’ensemble constitué par les territoires des États signataires situés en Europe, depuis l’océan Atlantique jusqu’aux monts Oural, et elle comprend les îles européennes des signataires. Le document stipule des plafonds dans la zone d’application ainsi que pour ses sous-ensembles géographiques (3). Un régime d’inspection permet de contrôler le bon respect du Traité FCE par les États signataires. Ce système de sécurité met en œuvre un régime de transparence, d’inspection réciproque et d’ouverture militaire. Au total, le traité FCE est un élément fondamental dans la sécurité et la stabilité de l’Europe post-guerre froide.

Le Traité FCE entre en vigueur le 17 juillet 1992, après la résolution des problèmes soulevés par la répartition des quotas d’armement entre les États successeurs de l’URSS (Accord de Tachkent, 15 mai 1992). Très vite, la dégradation de la situation en Tchétchénie et dans l’ensemble du Caucase pose des problèmes d’application. Le régime des quotas concernant les flancs ampute les capacités d’intervention militaire russes dans la région, l’article 5 du traité limitant à 1 300 chars, 1 380 véhicules de combat et 1 680 pièces d’artillerie les matériels déployés dans la zone géographique qui correspond aux districts militaires de Saint-Pétersbourg et du Caucase. Le 15 mai 1997, un arrangement avec les États-Unis permet de réduire, géographiquement parlant, la zone des flancs et de relever le plafond des armements qui pourraient y être déployés. Le traité est ensuite révisé à Istanbul, en novembre 1999, afin de prendre en compte les évolutions intervenues depuis la dislocation de l’URSS (4). Au cours de la période précédant l’entrée des pays d’Europe centrale et orientale dans l’OTAN (2004), la Russie invoque le Traité FCE pour tenter de bloquer l’adhésion des États baltes. Lors de la première réunion du Conseil OTAN-Russie (COR) le 19 juillet 2002, Moscou demande ainsi que les États baltes signent le Traité FCE, la Russie cherchant à éviter le déploiement de « forces militaires étrangères » et de moyens de l’OTAN sur les territoires baltes. Par la suite, la « Conférence extraordinaire » de Vienne, du 11 au 15 juin 2007, voit les pays de l’OTAN poser la question du retrait des militaires russes de la province séparatiste d’Abkhazie (Géorgie) et de celle de Transnistrie (Moldavie), avant ratification dudit traité (5). Quant à la Russie, elle exige une renégociation d’ensemble qui inclurait les États baltes et la fin des restrictions sur les mouvements militaires russes, « sur les flancs » des anciens blocs.

Le 14 juillet 2007, Vladimir Poutine signe un décret qui suspend la participation de la Russie au Traité FCE. Concrètement, celle-ci ne s’estime plus tenue de communiquer des informations sur le niveau et le mouvement de ses troupes, ni d’autoriser l’inspection de ses installations. La suspension est effective à compter du 12 décembre de la même année. Par la suite, les négociations visant à trouver un terrain d’entente entre Russes et Occidentaux échouent, malgré le « reset » américano-russe et la proposition par l’OTAN d’un « nouveau cadre » (« A NATO proposal to Develop a 21st Century Framework for Strengthening Conventional Arms Control and Transparency in Europe », mai 2010). Le fait témoigne alors de la profonde dégradation des relations Est-Ouest et de la fracture qui menace le continent européen. En 2015, la Russie suspend sa participation au « Groupe consultatif commun » (GCC), l’organe chargé des questions relatives au Traité FCE qui se réunit à Vienne, signifiant son retrait définitif du traité FCE. L’organisation par la Russie et le Bélarus de grandes manœuvres aux frontières de la Pologne et des États baltes en septembre 2017 (« Zapad-2017 »), appelle l’attention sur la caducité du traité FCE et le non-respect du Document de Vienne (1990, modifié en 2011), un texte relatif aux mesures de confiance et de sécurité (MDCS).

Signé en 1990, le Document de Vienne est le texte qui sert de base aux discussions entre les hauts représentants des 56 États participants de l’OSCE (Organisation et de sécurité en Europe) pour communiquer des informations sur leurs forces armées, leur organisation militaire, leurs effectifs, systèmes d’armes et équipements d’importance majeure. Les pays échangent également des informations sur leur planification militaire et leurs budgets de défense. Il s’inscrit dans le prolongement des mesures de confiance et de sécurité négociées parallèlement aux discussions sur les forces conventionnelles (6). L’accord politiquement contraignant dispose l’échange et la vérification d’informations sur les forces armées et les activités militaires. Le Document de Vienne requiert des États parties qu’ils échangent chaque année des informations au sujet de leurs forces militaires, comme les plans et budgets de déploiement, qu’ils notifient préalablement les activités militaires de grande ampleur, qu’ils acceptent un maximum de trois inspections annuelles de leurs sites militaires et qu’ils invitent les autres États à observer certaines activités. Il incite également les États à permettre aux journalistes de tous les États participants de couvrir les activités. Le Document de Vienne est mis à jour (1992, 1994, 1999, 2011) afin de prendre en compte les besoins des États membres de l’OSCE. La dernière version introduit un chapitre sur les mesures régionales qui fournit un cadre pour les activités de vérification bilatérales. L’organisation par la Russie et le Bélarus des manœuvres « Zapad », en septembre 2017, et les questions soulevées par les effectifs réellement engagés dans ces manœuvres (au-delà de 13 000 hommes, la présence d’observateurs étrangers est requise) appelle l’attention sur le fait que le Document de Vienne n’est plus respecté (7).

En guise de conclusion

Trop souvent négligées ou relativisées, les entorses russes aux accords et traités négociés à la fin de la guerre froide étaient autant d’avertissements quant aux événements à venir. Loin de constituer des points aberrants sur une courbe bien orientée, ces entorses manifestaient la volonté de remettre en cause le cadre juridique et institutionnel posé après la fin du communisme et la dislocation de l’URSS, avant de le faire voler en éclats (nous y sommes). En somme, ces accords et traités étaient perçus en Russie comme une sorte d’armistice provisoire, reflet d’un rapport des forces qu’il fallait modifier avant de repartir à l’assaut. Un parallèle peut être fait avec la paix de Brest-Litovsk, signé le 3 mars 1918 avec les empires centraux (Allemagne et Autriche-Hongrie). Lénine avait alors présenté ce traité comme une pause tactique). À l’évidence, il fallait relier la deuxième guerre de Tchétchénie (1999), celle de Géorgie (2008), puis l’ouverture de la guerre d’Ukraine (2014).

Alors que Moscou met en œuvre une diplomatie coercitive pour imposer à l’Ukraine ses conditions de paix, les dirigeants occidentaux, les Européens en premier lieu, doivent être conscients de la duplicité russe. Au-delà des pertes territoriales qu’il faudrait reconnaître, ce « plan de paix » prévoit pour l’Ukraine un certain nombre de mesures militaires limitatives (effectifs et systèmes d’armes, interdiction d’une présence militaire étrangère et de toute aide extérieure), alors que la Russie n’en respecte aucune. La montée en puissance de son système militaro-industriel, favorisée par l’hypothétique levée des sanctions internationales, lui permettrait à terme d’établir un rapport de forces de trois ou quatre contre un, préalable à une nouvelle poussée vers l’ouest. Au vrai, le Kremlin conduit une « grande stratégie » qui mobilise différents vecteurs de puissance et vise à dominer l’Europe. Si l’Ukraine n’était plus son rempart, elle serait transformée en tremplin vers l’ouest.

Notes •

(1) Le traité FNI clôt la « bataille des Euromissiles » qui avait opposé l’URSS à l’OTAN au détour des décennies 1970 et 1980 (le déploiement de missiles balistiques Pershing II et de missiles de croisière Tomahawk en réaction à celui des SS20, SS21 et SS22 soviétiques).

(2) Au regard des événements qui suivirent, le traité sur les FNI est étroitement associé à la fin de l’URSS, au repli sur les frontières de la Russie du XVIIe siècle ou encore à la quasi-faillite du complexe militaro-industriel au cours des années 1990.

(3) 40 000 chars de bataille, 60 000 véhicules blindés de combat, 40 000 pièces d’artillerie, 13 600 avions de combat et 4000 hélicoptères.

(4) Par ailleurs, les bases russes de Géorgie et d’Arménie sont en partie incluses dans les quotas FCE attribués à ces deux États eux-mêmes issus de la dislocation de l’URSS.

(5) Outre la base de Goudaouta (Abkhazie), les troupes russes sont aussi présentes à Batoumi, Akhalkalaki et Vaziani ainsi qu’à la frontière entre la Géorgie et la Turquie.

(6) Les négociations sur les MDCS remontent à la première Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE), réunie à Helsinki entre 1973 et 1975. La troisième réunion de suivi, organisée à Vienne, de 1986 à 1989, a décidé l’organisation en parallèle de deux négociations, l’une sur les MDCS et l’autre entre les 23 États de l’OTAN ou du Pacte de Varsovie sur les forces conventionnelles armées en Europe (FCE).Les négociations sur les MDCS ont abouti à l’adoption du Document de Vienne en 1990.

(7) La version 2011 du Document de Vienne exige des notifications pour les exercices de plus de 9000 hommes et des observateurs au-delà de 13 000, règles ignorées depuis 2022.