Censurer les réseaux sociaux · La tentation des progressistes pour conserver le pouvoir

Cyrille Dalmont directeur de recherche Institut Thomas More

1er décembre 2025 • Analyse •


La volonté du président de la République d’instaurer un « label » pour les sites d’information et les réseaux sociaux s’inscrit tentation croissante de contrôle du bloc progressiste européen qui, faut de résoudre les maux de la société, accuse les vecteurs qui les rendent visibles, analyse Cyrille Dalmont pour Le Figaro.


Depuis plusieurs semaines, Emmanuel Macron parcourt le pays pour expliquer que les réseaux sociaux seraient devenus une menace démocratique, que les jeunes sombreraient dans « l’excitation cognitive », que les algorithmes seraient des fabriques de haine et qu’il faudrait donc systématiquement en contrôler l’accès. Dans ce récit, tous les maux du pays procèdent des réseaux sociaux : l’embrasement politique, la polarisation, le complotisme, les ingérences étrangères et jusqu’à une forme d’effondrement psychique national.

Si le pays s’échauffe, ce n’est donc pas le symptôme d’un effondrement généralisé (économique, sécuritaire, social, institutionnel) mais la faute des vecteurs qui le rendent visible. Il suffirait alors de fermer, restreindre, filtrer, censurer – bref, de placer la circulation de l’information sous tutelle – pour « sauver » la République. Dans cette logique, le président a même proposé un « label de qualité » pour les réseaux sociaux, sur le modèle du « Journalism Trust Initiative » de RSF : une façon de distinguer les « bons » médias des « mauvais ».

Cette frénésie de contrôle et de censure n’est pas franco-française : elle traverse tout le bloc progressiste européen. Belgique, Espagne, Allemagne, Danemark, Finlande, Royaume-Uni : partout, le même réflexe d’une élite qui constate que le réel n’est plus filtré, réécrit ou orienté par les canaux qu’elle maîtrisait. Et surtout, partout, la même aspiration : reprendre la main sur une jeunesse qui ne lit plus la presse traditionnelle, ne regarde plus les JT, ne répond plus forcément aux canons de l’hégémonie culturelle progressiste.

C’est donc bien d’une ambition de reprendre le contrôle sur le récit médiatique qu’il s’agit et non de mesures de protection de la jeunesse. Depuis cinquante ans, les élites progressistes occupent les positions centrales de la production culturelle : principaux médias, grandes rédactions, institutions universitaires, culture subventionnée, audiovisuel public, etc. Elles ont fixé les normes du dicible et de l’indicible, du visible et de l’invisible — ce qu’Antonio Gramsci, théoricien marxiste, décrivait comme l’« hégémonie culturelle » et qu’elles avaient tournées à leur avantage. L’« arc républicain », le « camp du bien » ou le « cercle de la raison » furent successivement les habillages moraux de ce monopole narratif, rendu possible par l’absence de tout contre-récit accessible au public.

Mais depuis dix ans, ce dispositif se fissure à la faveur du renouvellement générationnel. Les chiffres sont implacables : le rapport Harris pour L’Étudiant de 2022 montrait déjà que 73 % des jeunes s’informaient via les réseaux sociaux et que la moitié d’entre eux ne consultait jamais les médias traditionnels. Chiffres que confirme le CRÉDOC en 2024 : 50 % des moins de 25 ans ne consultent jamais les médias traditionnels. Jamais. À l’inverse, près de 90 % d’entre eux s’informent via TikTok, YouTube, Instagram ou X. Et cette rupture n’est pas seulement française : le Parlement européen notait en 2023 dans son étude Young people and the news que 84 % des jeunes s’informent d’abord via les réseaux sociaux quand moins de 45% d’entre eux regardent les médias traditionnels.

Toutes les études disponibles convergent : le lien entre jeunesse et médias traditionnels est rompu. Ce basculement massif constitue, pour les élites progressistes, un risque de perte de pouvoir culturel sans précédent. Et elle n’est pas qu’intellectuelle. Elle entraîne également des conséquences électorales majeures sur le long terme qui expliquent cette tentation, sans précédent depuis près d’un siècle, pour le contrôle de l’information.

Lors de l’élection présidentielle de 2022, la rupture générationnelle était déjà visible. Selon Ipsos, Jean-Luc Mélenchon obtint 36 % des suffrages chez les 18-24 ans, Marine Le Pen 22 % et Emmanuel Macron seulement 20 %. Aux européennes de 2024, le phénomène s’est encore accéléré puisque 4 % seulement des 18-24 ans ont voté Renaissance. Quant à la liste PS-Place Publique, présentée comme le « grand retour de la social-démocratie », elle plafonnait à 11-12 % seulement chez les jeunes, deux à trois fois moins que LFI et le RN. Aux législatives de 2024, 48 % des 18-24 ans ont voté NFP, 33 % RN, 9 % Renaissance et 4 % LR. Et ce n’est sans doute qu’un début : lors de la prochaine élection présidentielle arriveront les générations nées entre 2006 et 2010, celles qui n’ont jamais connu autre chose que les réseaux sociaux comme source principale d’information. Des générations qui préfèrent voir le réel plutôt que de se le faire raconter.

Et c’est exactement ce qui inquiète les élites européennes. Les précédents dans les pays de l’Est dans les années 1960 montre que lorsque celles-ci ne maîtrisent plus l’espace informationnel, elles cherchent à le réguler par tout moyen, jusqu’à la contrainte. La dernière idée en date est la « majorité numérique à 15 ans », une formule magique qui permettrait, pense-t-on, d’interdire les réseaux aux jeunes tout en donnant un vernis « scientifique » à une volonté très politique, à l’attention des parents soucieux du bien-être de leurs enfants.

Elle nécessitera une vérification d’âge obligatoire, c’est-à-dire un contrôle d’identité systématique. Un précédent existe déjà depuis le 15 juillet 2025, celui du contrôle biométrique pour accéder aux sites pornographiques (reconnaissance faciale ou équivalent). Ce qui était présenté au départ comme une mesure protectrice de la jeunesse pour des contenus adultes risque de devenir par extension un modèle de contrôle généralisé d’internet et des réseaux sociaux pour les moins de 15 ans. Et demain, pour toute la population ?