2 décembre 2025 • Analyse •
Directeur de recherche à l’Institut Thomas More et auteur d’un rapport sur la politique numérique d’Emmanuel Macron, Cyrille Dalmont détaille dans une tribune pour Marianne l’enjeu de la formation numérique après l’annonce de la suppression de milliers d’emplois par Amazon et dénonce le manque de vision stratégique du président de la République.
Le géant Amazon vient d’annoncer la suppression de 14 000 postes et probablement 30 000 à terme, essentiellement parmi les emplois administratifs et d’encadrement. Une « réduction globale », selon la direction du groupe, destinée à réaffecter des ressources vers des projets stratégiques liés à l’intelligence artificielle. Autrement dit, le géant américain allège sa bureaucratie pour investir dans la technologie.
Aux États-Unis, ce type de réorganisation illustre le caractère encore bien vivant de la « destruction créatrice » décrite par Schumpeter : les emplois routiniers disparaissent et d’autres métiers émergent. De fait, depuis janvier 2025, plus de 2 200 milliards de dollars d’investissements ont été annoncés dans l’économie numérique américaine (supercalculateurs, centres de données, IA générative, semi-conducteurs), avec une prévision de 1,4 à 1,6 million d’emplois directs et près de 3 millions d’emplois indirects selon les projections croisées du Bureau of Labor Statistics et de la U.S. Chamber of Commerce.
Lorsqu’elle est anticipée, pensée et accompagnée, la transition numérique ne détruit donc pas forcément l’emploi : elle le déplace vers des fonctions de conception, de création, de maintenance, de supervision ou d’entrepreneuriat. Pendant ce temps, la France et l’Europe discutent de la « précarisation numérique », du « numérique responsable » et de la « sobriété énergétique ». Elles légifèrent et multiplient les agences là où le reste du monde, États-Unis en tête, réindustrialise massivement, transforme son appareil productif, dérégule, forme, simplifie et innove.
Que cela nous plaise ou non, l’écart se creuse et la différence de résultats devient abyssale. La France se félicite de la levée de fonds « historique » de Mistral AI à hauteur de 1,7 milliard d’euros (pour une valorisation post-investissement de 11,7 milliards) et de ses vingt-huit licornes (qui représentent moins de 1,5 % de la capitalisation des licornes dans le monde) quand les États-Unis, eux, concentrent plus de 70 % de la valeur boursière des entreprises technologiques mondiales.
Entre 2017 et 2025, la capitalisation boursière moyenne des géants du numérique américains Apple, Microsoft, Google, Amazon a été multipliée par quatre. Nvidia, à elle seule, est passée de 55 milliards en 2016 à près de 5 000 milliards de dollars (90 fois plus). Chacune de ces entreprises pèse individuellement plus que l’ensemble du CAC 40. Ce n’est pas une bulle : c’est la matérialisation d’une stratégie industrielle cohérente, fondée sur la maîtrise technologique, l’investissement massif et la valorisation du capital humain dans une économie numérique qui représente aujourd’hui près de 35 % de la capitalisation boursière mondiale et 20 % du PIB mondial.
De fait, les États-Unis réindustrialisent et numérisent massivement leur économie quand la France se félicite d’avoir « sauvé » quelques postes dans des secteurs de niche. Le président de la République a certes multiplié les déclarations sur les « emplois créés ou sauvegardés » grâce aux plans Choose France et France 2030. Mais dans les faits, à peine 50 000 emplois ont réellement été créés, de l’aveu même du président lors de son discours du 20 février 2023. Emmanuel Macron a donc beaucoup communiqué sur le numérique mais, dans les faits, son action n’a eu que peu d’effets tangibles.
Ce trop-plein de communication dissimule une faiblesse structurelle qui va devenir une catastrophe économique et sociale si l’annonce d’Amazon constitue l’amorce d’un nouveau cycle brutal pour l’emploi : l’absence totale de stratégie de formation adaptée à la révolution technologique en cours. 60 % des actifs français n’ont pas les compétences numériques de base. Le système éducatif reste organisé autour du diplôme plutôt que du savoir-faire tandis que la formation professionnelle, gérée comptablement, produit davantage de certifications que de compétences. Les grandes écoles et les universités vivent toujours dans un entre-soi déconnecté de l’économie en général et de l’économie numérique en particulier.
Cette absence de stratégie cohérente a empêché la construction d’une véritable expertise numérique à l’école. Le numérique y reste un outil périphérique, rarement intégré dans les pratiques pédagogiques quotidiennes. La France forme des usagers du numérique (futurs consommateurs) plutôt que les futurs acteurs du numérique mondial. Les enseignants ne sont ni suffisamment formés, ni accompagnés pour en faire un levier d’apprentissage. Le recours à des intervenants experts extérieurs issus du monde de la recherche ou de l’entreprise n’est toujours pas considéré comme une évidence. L’usage des outils numériques reste piloté par une logique comptable et matérielle (nombre de tablettes, taux d’équipement) au détriment d’une pédagogie structurée et de haut niveau. Les rares réformes menées, comme l’introduction des modules de SNT (Sciences numériques et technologie) ou NSI (Numérique et sciences informatiques) dans l’enseignement secondaire, restent marginales, déséquilibrées et mal adaptées pour répondre à la numérisation massive de notre économie.
Et les conséquences de cette absence de stratégie sont très concrètes. La position des universités européennes dans le classement QS Ranking 2025 confirme ce décrochage : elles étaient trente-neuf dans le top 100 en 2010 (Royaume-Uni inclus) et seulement dix-sept en 2025 (Royaume-Uni exclu). Mais le plus révélateur n’est pas le nombre d’établissements, c’est leur rang : aucune université européenne ne figure dans le top 20 et seulement quatre dans le top 50, dont deux françaises. Le cœur de l’enseignement supérieur mondial s’est déplacé vers les États-Unis et l’Asie en même temps que le dynamisme économique.
La France et l’Europe n’enseignent plus le numérique, elles se contentent de l’utiliser. En réduisant le numérique éducatif et la formation à son simple usage, elles renoncent aujourd’hui à l’innovation et demain à la croissance.
