Depuis 1992, l’Union européenne ne produit ni croissance ni puissance

Cyrille Dalmont directeur de recherche Institut Thomas More

19 décembre 2025 • Le Figaro • Analyse •


Au-delà de l’effacement civilisationnel que redoutent les Américains, les peuples du Vieux Continent s’appauvrissent et paient d’ores et déjà le prix de notre décrochage économique et technologique, analyse Cyrille Dalmont qui vient de publier le rapport Politique numérique d’Emmanuel Macron : le bilan.


Le 4 décembre dernier, la Maison Blanche a publié la nouvelle Stratégie de sécurité nationale des États-Unis (NSS 2025), un document-cadre qui définit les priorités américaines en matière de puissance, de défense et de positionnement géopolitique pour les dix prochaines années. Cette publication est très commentée et souvent décriée de ce côté de l’Atlantique. Fidèle à sa manière, Trump y va fort. Ce document est particulièrement humiliant pour nous autres, Européens.

Au risque de déplaire à notre tour, nous voudrions pourtant soutenir que ce document a un mérite, celui d’acter une situation que nous nous efforçons de nous cacher à nous-mêmes par tous les moyens mais que tous les indicateurs économiques confirment : un décrochage technologique massif, un affaissement économique de long terme, une perte de souveraineté des États membres et une fragmentation stratégique du bloc occidental.

Pour la première fois, ce constat est affirmé noir sur blanc dans un document officiel de la première puissance mondiale : l’Union européenne est devenue une puissance économiquement déclinante. Il est assez vain de se satisfaire en tirant sur le messager Trump. Il serait plus réaliste et plus conséquent d’analyser factuellement le message d’alerte qui nous est adressé.

Ce document stratégique américain acte ce que toutes les autres puissances mondiales ont compris depuis longtemps : le modèle de l’Union européenne, tel qu’il se déploie depuis 1992, ne produit ni croissance ni puissance, mais une accumulation normative et une impuissance systémique qui conduit au déclin économique de ses États membres. Pour s’en convaincre, il suffit de reprendre les résultats économiques de l’Union européenne depuis 1992.

La NSS évoque une part du PIB mondial européenne passée de 25 % en 1990 à 14 % aujourd’hui. Mais le constat est encore plus accablant lorsqu’on compare le PIB des États-Unis et celui de la CEE à 12 membres en 1992 (le traité de Maastricht entrant en vigueur le 1er janvier 1993), puis celui de l’Union européenne à 27 membres en 2025. En 1992, les États-Unis affichaient un PIB de 6 520 milliards de dollars pour une population de 256,5 millions d’habitants, tandis que les douze États membres de la CEE totalisaient 7 709 milliards de dollars pour 348,3 millions d’habitants. En 2024, le PIB américain atteignait 29 180 milliards de dollars pour une population de 345 millions d’habitants, alors que celui de l’Union européenne, pourtant passée à 27 membres, ne représentait plus que 19 420 milliards de dollars pour 450 millions d’habitants.

En 1992, les deux Occidents pesaient à peu près le même poids dans l’économie mondiale, l’Europe bénéficiant même d’un léger avantage. Trois décennies plus tard, cet équilibre a volé en éclat : le continent européen accuse un décrochage massif face aux États-Unis et l’Union européenne apparaît de plus en plus pour ce qu’elle est : un échec économique cuisant. Selon la Banque mondiale, le PIB par habitant aux États-Unis en 2024 est de 84 809 dollars contre 43 145 dollars au sein de l’Union européenne. Autrement dit, le niveau de richesse par personne est quasiment deux fois plus élevé aux États-Unis qu’en Europe.

Si l’on s’intéresse aux causes de cet affaissement, il faut s’intéresser d’abord à l’inflation normative. La Commission reconnaît elle-même une hausse de 27 % de la charge réglementaire en dix ans dans les secteurs industriels : une évolution qui pèse directement sur la productivité et l’investissement. Cet empilement normatif coûterait entre 102 et 107 milliards par an rien qu’à la France, selon l’OCDE.

Un autre constat est fait par le NSS qui encourage l’Europe « à agir pour lutter contre la surcapacité mercantiliste, le vol technologique, l’espionnage cybernétique et d’autres pratiques économiques hostiles ». Autrement dit, le document souligne explicitement la vulnérabilité technologique européenne : retard en cybersécurité, exposition élevée à l’espionnage économique, et dépendance croissante à des technologies ou produits issus de puissances rivales ou hostiles.

C’est l’autre facette de la dégringolade européenne : le fait que la croissance mondiale est tirée par le numérique depuis plus de vingt ans et que l’Europe a complétement manqué sa transition technologique. Le numérique représente désormais près de 20 % de l’économie mondiale et environ 35 % de la capitalisation boursière mondiale. Autrement dit, la création de valeur se concentre massivement dans les technologies, les infrastructures digitales, l’intelligence artificielle, les semi-conducteurs, les plateformes et les services numériques. Depuis trente ans, l’UE a multiplié les normes, les directives, les règlements et les labels, mais n’a jamais construit un écosystème technologique intégré, financé et capable de rivaliser avec ceux des États-Unis et de la Chine. Le cœur de la valeur mondiale est devenu technologique ; l’Europe, elle, s’est spécialisée dans la norme et « l’administration des choses ».

Le résultat est sans appel : sur les 1 000 plus grandes entreprises technologiques mondiales, les États-Unis en concentrent 467 qui représentent plus de 80 % de la capitalisation totale. L’UE, pourtant forte de 450 millions d’habitants, n’en rassemble que 139, pour moins de 5 % de la capitalisation globale. Dans le Top-100 mondial, le déséquilibre est encore plus brutal : 59 entreprises américaines, dont 22 technologiques, cumulent près de la moitié de la valeur boursière mondiale, quand l’UE ne compte que deux acteurs numériques majeurs : SAP et ASML. Autrement dit : l’Europe n’est plus un pôle d’innovation mondiale, elle en est le marché captif.

L’essor du secteur numérique correspond peu ou prou à la création de l’UE. Il est aujourd’hui l’exemple paroxystique de son échec économique : la stagnation, la baisse de productivité, la fuite des talents, la dépendance industrielle, l’effondrement de la compétitivité et l’impossibilité de construire un écosystème de dimension mondiale.

Une puissance qui ne produit presque plus rien sur son sol n’est plus une puissance : c’est un espace dépendant, vulnérable et condamné à suivre la stratégie des autres. C’est ce que Washington dit sans détour, ni ménagement dans la NSS 2025. Si cela est humiliant, est-ce faux ? Voilà la question que nous devrions avoir le courage de nous poser.

Au-delà de l’effacement civilisationnel que redoutent les Américains, il existe une autre réalité plus immédiate et plus tangible que les gouvernements européens semblent refuser de voir : les peuples du Vieux Continent s’appauvrissent et paient d’ores et déjà le prix de notre décrochage économique et technologique. Et la dynamique ne fait que s’accélérer.