L’Afrique, futur géant agricole ? Un rôle nouveau pour le secteur privé dans l’agriculture africaine

Patrick Sevaistre, ancien directeur du Programme d’Appui au Développement du Secteur Privé de l’OCDE, chercheur associé à l’Institut Thomas More

13 octobre 2009 • Analyse •


La flambée des prix internationaux des denrées alimentaires de 2008 a mis en lumière les faiblesses majeures de certains pays d’Afrique, en particulier ceux qui dépendent fortement des importations alimentaires, et a souligné la vulnérabilité d’une agriculture qui est restée dans bien des pays une petite agriculture de subsistance, caractérisée par sa faible productivité et son manque de compétitivité, plutôt que tirée par le marché. Ceci explique qu’à la faveur de coûts de transports maritimes peu élevés, de financements accessibles en raison de taux d’intérêts bas et des subventions des pays riches sur leur excédent alimentaire, les États africains, qui sont souvent passé d’une vision administrative et dirigiste du secteur agricole à l’absence complète de vision, ont préféré le plus souvent importer des denrées agricoles plutôt que de produire localement. Mais si l’Afrique reste la seule région du monde importatrice nette de produits alimentaires, le continent possède suffisamment de ressources (en hommes, terres et eau) pour produire à l’échelle continentale les besoins alimentaires de tous les Africains. C’est pourquoi, cette crise alimentaire est peut-être une opportunité pour que les États touchés prennent enfin conscience de l’urgence de remettre l’agriculture au cœur de leur développement.

On peut le penser car la crise provoque un début de mobilisation des décideurs publics d’Afrique et des principaux bailleurs de fonds en faveur de l’agriculture. Les uns et les autres ont pris différentes initiatives, marquées par un certain manque de coordination. Parallèlement, on observe un engagement accru d’acteurs privés (entreprises, fondations, fonds d’investissements) dans l’agriculture, au travers d’investissements directs ou de soutiens apportés à des projets/programmes de développement.

On l’a vu à l’occasion du dernier G8 où les grands bailleurs de fonds se sont engagés à accélérer la relance de l’agriculture des pays les plus pauvres, plutôt que de leur apporter une aide alimentaire. Des financements importants sont ou seront donc disponibles pour relancer l’agriculture africaine, mais ces moyens risquent d’être sous-utilisés si un environnement économique, institutionnel, politique et juridique favorable n’est pas mis en place par les pays africains pour amener le secteur privé à investir massivement dans l’agriculture. Ce, d’autant que les financements publics ne seront en effet pas suffisants pour permettre à l’agriculture africaine de relever les défis considérables à la quelle elle est aujourd’hui confrontée. Le premier d’entre eux est bien sûr de parvenir à satisfaire la croissance de la demande alimentaire liée à la croissance démographique, qui se poursuit à un rythme très élevé.

L’autre défi est de renforcer la compétitivité des filières agro-industrielles à l’exportation pour participer plus efficacement au système commercial mondial et tirer tous les avantages d’un accès amélioré aux marchés de l’OCDE pour réduire le déséquilibre des échanges Nord-Sud.

Ces défis, qui ne sont donc pas inconciliables, devront être relevé en surmontant plusieurs contraintes, étroitement liées les unes aux autres. Les plus importantes d’entre elles sont :

  • L’excès de centralisme et le peud’attention portée à l’agricultureau cours des dernières décennies par les gouvernements africains, qui fait que cespays traversent presque tous une crise agraire et rurale d’une extrême gravité dont les conséquences se manifestent déjà sous de multiples aspects : diminution des pouvoirs d’achat et des niveaux de vie, malnutrition croissante, décapitalisation des exploitations, disparition du savoir-faire agricole au profit d’une émigration vers les centres urbains, érosion croissante des sols, etc.
  • La détérioration des conditions climatiques, caractérisée par une réduction de la pluviométrie et par une aggravation de certains phénomènes (pics de température, inondations, etc.), conséquence probable du processus global de changement climatique.
  • Le manque de sécurisation des droits d’accès et d’usage au foncier et aux ressources naturelles,dans les pays et régions où la terre ne fait pas encore vraiment l’objet d’une appropriation privative (Afrique de l’Ouest et Afrique centrale).
  • La consommation accrue d’énergiequ’entraîne la hausse de la productivité agricole (cf. fonctionnement des équipements, systèmes d’irrigation, transformation, conservation, transport et stockage des produits agricoles, etc.).
  • Le caractère massif de la pauvreté rurale, qui constitue un frein à l’adoption d’innovations à la réalisation d’investissements ; dans nombre de cas, accentue la surexploitation des ressources naturelles et provoque des tensions sociales, un exode rural accéléré ainsi que des migrations massives vers l’étranger…
  • Les besoins croissants et non satisfaits en fourniture de biens publics (recherche agronomique, infrastructures, services publics, éducation, formation, information, conseil technique…), besoins que les États ne sont pas en mesure d’assumer.
  • L’absence de complémentarité entre l’agriculture traditionnelle et les cultures d’exportation et l’insertion insuffisante de l’agriculture familiale dans des filières de produits efficaces.
  • Une exposition accrue des producteurs aux risques de marché (variabilités inter et intra-annuelles des prix), que ce soit ceux des filières destinées en priorité aux marchés nationaux et régionaux ou ceux des filières d’exportation.

Pour lever ces obstacles, les pays africains devront formuler des stratégies et des politiques publiques cohérentes pour accroître significativement la productivité agricole tout en enrayant la dégradation des ressources naturelles. Dans une perspective d’accroissement de l’aide extérieure destinée à l’agriculture, ils devront parvenir à la mobilisation la plus efficace de ces fonds, l’enjeu étant aujourd’hui d’obtenir la meilleure complémentarité possible entre la fourniture de biens publics et les investissements privés, nationaux et internationaux.

Cette mobilisation suppose la mise en place par les États de nouvelles politiques publiques reposant sur la mise au point de compromis dans divers domaines tels que la réglementation foncière, la recherche agronomique, l’accès au crédit, la protection douanière et les mécanismes de lutte contre la volatilité des cours et de gestion des risques, le renforcement des organisations agricoles (développement des coopératives jusqu’ici peu encouragées par les États), la constitution de marchés régionaux, la formation, etc. Elle suppose également de s’attaquer aux goulots d’étranglement que sont notamment les infrastructures, la logistique et le manque d’intégration régionale, les facteurs de compétitivité, dont l’énergie, le manque d’intermédiaires financiers et de transformateurs, le manque de financement à long terme en monnaie locale.

Pour financer ces infrastructures, le secteur privé doit agir comme force de proposition pour des solutions innovantes dans le domaine des partenariats public privés (PPP) associant l’État, les opérateurs privés, les bailleurs de fonds. Ce, à condition qu’un cadre incitatif soit mis en place pour faciliter ces partenariats et permettre l’engagement du secteur privé à pallier les défaillances des États à fournir ces infrastructures vitales pour l’agriculture.

Pour se faire entendre par les États et les bailleurs de fonds, le secteur privé doit s’organiser et affirmer sa doctrine sur les conditions de la relance de l’agriculture africaine, au-delà des lieux communs, clichés et idées reçues. Il doit faire la part du vrai et du faux, du simplifié et du déformé, en évitant les jugements à l’emporte-pièce, sur plusieurs questions épineuses qui conditionnent l’avenir de l’agriculture africaine, tout particulièrement la protection des marchés agricoles, les agro-carburants, les OGM, la relation entre cultures industrielles tournées vers l’exportation et les cultures vivrières, les politiques de développement durable…La contribution du secteur privé au développement est en effet un point-clé. Le secteur privé investi a fait la preuve que son professionnalisme et son expertise peuvent être mis efficacement au service du développement sur les zones où ils opèrent.

Sait-on par exemple que le Groupe SOMDIAA, investi notamment dans la production sucrière au Cameroun et au Congo, est maintenant le premier fournisseur privé d’électricité dans la zone CEMAC ? Sait-on que dans la région du Cameroun où se trouvent ses plantations de bananes, la Compagnie fruitière, premier producteur de fruits de la zone ACP, organise l’accès à l’électricité ainsi qu’à l’eau potable, participe à renforcer le système éducatif par la participation au financement des écoles publiques et par la construction d’écoles ou de complexes scolaires, et s’occupe de l’entretien des routes et du ramassage des ordures ménagères ?

Chacun peut en effet constater que les entreprises privées savent mieux dimensionner les investissements nécessaires aux projets, qu’elles ont des modes de gestion plus modernes et plus réactifs. Ceci renforce le rôle du secteur privé qui peut jouer le rôle de courroie de transmission entre les États africains et les bailleurs de fonds pour libérer le potentiel agricole africain.

Plus généralement, le secteur privé doit convaincre les décideurs africains qu’avec leur agriculture, ils disposent d’un potentiel énorme pour lutter contre la pauvreté et réduire le déséquilibre des échanges Nord-Sud, et de la nécessité pour eux de protéger ce potentiel pour permettre à leurs agricultures de prendre toute la place qui leur revient, à l’exemple d’un pays comme le Brésil qui, en deux décennies s’est hissé au rang de géant agricole.