Partenariat euro-africain · Regarder au-delà des APE

Jean-Thomas Lesueur, délégué général de l’Institut Thomas More

Juin 2008 • Analyse •


Après le psychodrame du sommet de Lisbonne en décembre dernier, le processus de négociation des APE (Accords de Partenariat Economique) entre l’Union européenne (UE) et les 79 pays ACP a pris un cours un peu plus paisible. Si de nombreuses résistances et incompréhensions demeurent, la région Pacifique et 19 Etats africains ont signé des accords transitoires incluant les biens et marchandises mais laissant encore hors de leur champ les questions dites « de nouvelles générations » (services et investissements pour l’essentiel). Une trentaine de pays africains fait encore de la résistance, demandant, à l’exemple du président sénégalais Abdoulaye Wade, qu’à la seule dimension commerciale de ces accords soit substituée la notion plus englobante de développement (1).

Mais l’impression d’un dialogue de sourds domine encore largement les échanges, et il faut reconnaître que c’est en partie du fait des Européens. Si José Manuel Barroso a laissé entendre en janvier que des aménagements étaient négociables, force est de constater que la DG Commerce de la Commission, chargée des négociations, ne s’est pas distinguée tout au long de l’année 2007 par sa souplesse et sa capacité d’ouverture… Les Africains, par-delà la diversité de leurs intentions et de leurs intérêts – ce qui n’est certes pas un facteur à négliger pour comprendre les difficultés des négociations – parlaient de « diktat » et de « coup de force ». Et le Commissaire Peter Mandelson n’a pas arrangé les choses en déclarant fin février qu’il « espérait bien » que les APE seraient signés « sans amendements » par l’ensemble des partenaires avant la fin de l’année 2008. Les pays ACP n’ont pas manqué de se demander s’ils étaient des partenaires ou des obligés ? Disons d’ailleurs que ce fut dès le départ un bien mauvais signal que d’avoir mis la DG Commerce en première ligne au détriment de la DG Développement. Une co-responsabilité eût sans doute été tout aussi efficace et perçue comme moins agressive.

Mais on touche là, sans y prendre garde, à une interrogation majeure : l’Union européenne n’est-elle pas, aussi bien dans ses « manières » que dans sa stratégie, tentée de tourner le dos à l’Afrique ? La « normalisation » souhaitée des relations entre les deux continents – dont la signature des APE est la plus visible illustration – n’est-elle pas le signe d’une distension amorcée des liens tissés entre eux par l’histoire et la géographie ? La stratégie « L’UE et l’Afrique: vers un partenariat stratégique », adoptée par le Conseil en décembre 2005, n’est-elle pas qu’un voile pudique jeté sur un lent désintérêt nourri d’impuissance et de lassitude ? On aimerait qu’un « non » massif, unanime et argumenté vienne en réponse à ces questions. Mais pour qu’un tel « non » soit prononcé, il conviendrait que les Européens se convainquent de la nécessité d’un partenariat majeur et pluriel avec l’Afrique. Si l’on peut douter de l’opportunité du projet d’Union pour la Méditerranée, les arguments sont nombreux à militer en faveur d’un partenariat euro-africain renforcé et renouvelé.

Le premier argument, de nature fonctionnelle, vient précisément du fait qu’à l’inverse du projet d’Union pour la Méditerranée, le partenariat euro-africain ne brouille pas le projet européen lui-même. Il s’inscrit naturellement dans sa stratégie de relations avec les grandes régions du monde et s’impose par les seules lois de la géographie : les Européens ne peuvent pas faire comme si, sur la carte, l’Afrique n’était pas leur voisine. Le continuum géographique et ses conséquences politiques, économiques, culturelles, humaines, exige le dialogue, qu’il faut vivre comme une opportunité et non comme une contrainte.

La conséquence humaine de cet état de fait est la question désormais prégnante des flux migratoires. Un continent jeune et pauvre voisine avec un territoire âgé et riche. Que croit-on qu’il puisse se passer ? Le triste spectacle, répété chaque été, de Lampedusa et des Canaries n’annonce-t-il rien de l’avenir ? Une géopolitique de la démographie et des flux migratoires s’impose à l’Europe ; il est temps de la penser (2). Pour le dire d’une formule, l’essentiel du travail de Frontex ne se joue pas sur les vedettes rapides qui sillonnent la Méditerranée mais commence à Bamako, Tunis et Nouakchott. Mais cette politique migratoire doit à l’évidence être mise en œuvre en étroite collaboration avec les pays de départ.

De même, les réflexions en cours sur la défense européenne, la transformation de l’OTAN et le rôle que les pays européens entendent y jouer doivent-elle intégrer la dimension africaine (3). Course sino-occidentale aux ressources pétrolières (et plus largement aux ressources naturelles), déstabilisation régionale, poussée islamo-terroriste, vacillement et faillite d’« Etats en déliquescence », déplacement de populations et drames humanitaires : l’importance et le nombre des défis humains et géopolitiques appellent de toute évidence une doctrine d’action et des réponses adéquates de la part des Européens. Un grand chantier serait à ouvrir du côté de l’Union africaine.

La question de l’accès aux ressources naturelles exigerait, elle aussi, une démarche offensive et pragmatique : croit-on que Chinois, Américains ou Brésiliens (à l’ouest) procèdent autrement ? Chacun connaît le « scandale géologique » que constitue le continent africain : il regorge de richesses (pétrole, gaz, uranium, fer, bauxite, cuivre, cobalt, etc.) dont ne profite pas son développement. Un mouvement d’opinion se lève, qui réclame que les Africains retrouvent la maîtrise de ces richesses naturelles et de leur exploitation. N’y aurait-il pas là une opportunité pour les Européens ? Actuellement distancés par les nouveaux acteurs (4), ne pourraient-ils proposer aux Africains une sorte de nouveau contrat moral d’accompagnement dans cette démarche de développement à la fois responsable et durable ? Réforme des modalités de l’aide européenne, promotion du dialogue et de l’intégration régionales, soutien à une politique d’appui au secteur privé africain (notamment à travers l’élaboration d’un « Small Business Act » africain, comme cela a déjà été proposé (5)) : voilà qui sans doute constituerait une « valeur ajoutée » européenne et donnerait sens et poids aux négociations sur les APE.

On le voit, les enjeux sont nombreux qui justifient la mise en œuvre d’un nouveau partenariat stratégique entre les deux continents voisins. Il s’agit de toute évidence d’une œuvre de longue haleine, mais la présidence française de l’UE au deuxième semestre 2008, pourrait – devrait – être l’occasion de donner une impulsion à ce chantier prioritaire.

Notes

(1) Voir Patrick Sevaistre et Michel Vaté, Pour de nouveaux accords commerciaux UE-Afrique en faveur du développement, Institut Thomas More, Working Paper N°16, décembre 2007.

(2) Voir Gérard-François Dumont et Patrick Butor, Dynamiques démographiques et géopolitiques entre l’Afrique et l’Europe : Quels défis ? Quelles réponses ?, Institut Thomas More, Working Paper N°15, septembre 2007.

(3) Voir Jean-Sylvestre Mongrenier, Redéploiement géostratégique et projection de puissance euro-atlantique en Afrique subsaharienne, Institut Thomas More, Tribune N°12, juillet 2007.

(4) Au premier rang desquels il convient de compter la Chine : le volume des échanges commerciaux entre la Chine et les pays africains a dépassé 37 milliards de dollars en 2006, et certains analystes le voient à 100 milliards de dollars en 2010 ou 2012. La Chine est désormais le premier fournisseur de l’Afrique subsaharienne avec 10 % de PDM, et le deuxième partenaire commercial de l’Afrique après les Etats-Unis et devant la France.

(5) Voir Patrick Sevaistre et Michel Vaté, Pour de nouveaux accords commerciaux UE-Afrique en faveur du développementop. cit.