18 avril 2014 • Analyse •
Le conflit Est-Ouest autour de l’Ukraine remet en cause l’idée de la Russie comme étant le partenaire naturel de l’Occident. Le modèle économiciste-utilitariste et les représentations occidentales qu’il sous-tend doivent aussi être révisés. Irréductible au seul jeu des « intérêts », la politique n’est pas de l’économie concentrée. Il faut donc revenir à l’essence du politique et à ce qui définit en propre cette activité humaine : le conflit, la possible montée aux extrêmes, la décision souveraine. Par voie de conséquence, il appartient aux instances adéquates de faire prévaloir le bien commun sur les seuls intérêts économiques. Texte de l’intervention prononcée par Jean-Sylvestre Mongrenier lors de la conférence «Russie-Occident : enjeux et menaces de la crise ukrainienne » organisée par l’Institut Thomas More à Paris, le 15 avril 2014.
Le conflit de type Est-Ouest qui s’est noué autour de l’Ukraine est le révélateur de la « grande stratégie » du pouvoir russe et des représentations géopolitiques qui l’englobent. Au fil des événements, Vladimir Poutine a explicitement décliné une doctrine géopolitique tout à la fois revanchiste, révisionniste et réunioniste qui vise le regroupement des États successeurs de l’URSS et la reconstitution d’une force d’opposition.
Les faits ont aussi mis en lumière l’impréparation des gouvernements occidentaux. Pris par surprise, ceux-ci ont péché par improvisation et peinent encore à reprendre l’initiative. Pourtant, le conflit géopolitique en cours a déjà remis en cause l’idée d’un grand partenariat Russie-Occident. Dès lors, les représentations occidentales – celles qui gouvernent les perceptions et l’interprétation de la politique russe –, doivent être révisées.
Des partenariats avec la Russie vidés de substance
A rebours de la thèse selon laquelle l’État russe aurait été tenu à distance et humilié par les puissances occidentales, ces dernières ont instauré divers partenariats avec Moscou. Dans les années 1990, la Russie post-soviétique est perçue comme un État en transition vers la « démocratie de marché » et ses destinées semblent liées à celles de l’Occident. En 1994, l’OTAN lui ouvre donc son « Partenariat pour la Paix », comme à l’ensemble des anciens membres du Pacte de Varsovie, et l’UE négocie avec elle un Accord de Partenariat et de coopération (APC) qui devient effectif en 1997. Cette même année, l’« Acte fondateur » OTAN-Russie offre à Moscou un statut privilégié et un Conseil conjoint permanent est mis sur pied. Ce partenariat spécifique est rehaussé dans les mois qui suivent les attentats terroristes du 11 septembre 2001 et le Conseil OTAN-Russie est censé coiffer un champ de coopération élargi. Dans l’intervalle, en 1998, la Russie était admise au sein du G-7, ce club diplomatique informel devenant alors le G-8. Il faut de surcroît prendre en compte les étroites relations bilatérales que la Russie a nouées avec certaines des puissances européennes et occidentales. A l’évidence, il n’y a pas eu de « cordon sanitaire » après la Guerre froide, ce dont témoigne aussi l’importance des échanges énergétiques russo-européens.
Ces différents partenariats bilatéraux et multilatéraux ont pour fondement une idée centrale et régulatrice : la Russie est le partenaire naturel de l’Occident. Ainsi la classe dirigeante et l’opinion publique russe seraient-elles guidées par leur aspiration à se faire reconnaître comme un « nouvel Occident », tant sur le plan des normes de juste conduite que dans les styles de vie. Dans les faits comme dans les discours tenus à Moscou, l’après-Eltsine et le premier mandat de Poutine ont invalidé l’hypothèse d’un ralliement de la Russie à l’Occident. Pourtant, les puissances occidentales ont maintenu le cap. Après la guerre russo-géorgienne d’août 2008, le « reset » a prévalu, l’administration Obama et la plupart des gouvernements européens voulant voir dans le chef de la Russie un partenaire, rugueux certes, mais principalement soucieux d’améliorer les termes de l’échange avec l’Occident. La personnalité de Poutine, les ambitions russes dans l’aire post-soviétique ont été sous-évaluées, et la rhétorique américaine du « pivot » a probablement laissé penser au Kremlin que la voie était libre. Inconséquente, cette politique qui mêle la complaisance à la négligence n’est décidément plus tenable.
Une nouvelle attitude vis-à-vis de la « Russie-Eurasie »
La crise autour de l’Ukraine et le rythme des événements depuis l’invasion de la Crimée exigent une autre attitude à l’encontre du pouvoir russe et de son projet eurasien. C’est dans la précipitation, avec un temps de retard, que les Occidentaux se redéploient, la manœuvre géopolitique rassemblant d’abord les États membres de l’OTAN et de l’UE. Les efforts visent à élargir le front diplomatique occidental à d’autres pays et l’examen de la résolution proposée par les États-Unis au sein du Conseil de sécurité puis dans l’Assemblée générale de l’ONU, a mis en évidence la relative solitude stratégique de la Russie (la Chine s’est abstenue et la majorité des États membres ont voté ladite résolution). Sur le plan militaire, la partie se joue à travers l’Alliance atlantique. Le renforcement de la posture dissuasive réaffirme la volonté de défendre les États centre-est européens appartenant à l’OTAN, l’Ukraine restant extérieure à ce périmètre de sécurité. Enfin des sanctions politiques et diplomatiques ont été adoptées, non sans conséquences sur la Bourse de Moscou et les perspectives économiques de la Russie. Avec l’accélération des dernières semaines, l’évasion des capitaux depuis début 2014 est déjà équivalente au total de l’année précédente.
En toile de fond, la possible extension du conflit géopolitique russo-occidental et des sanctions réciproque au domaine de l’énergie. On sait l’importance des relations énergétiques entre la Russie et l’Europe ainsi que l’interdépendance qui en résulte. Encore faut-il insister sur ce que sont ces « interdépendances » : des dépendances réciproques. Si l’effet brutal d’une soudaine interruption des exportations énergétiques russes vers l’Europe ne saurait être sous-estimé, le choc en retour sur la Russie, dans la durée, serait profond. L’essentiel des exportations russes est composé de produits énergétiques à destination de l’Europe et ce sont les devises assurées par ce commerce qui financent le Kremlin, sa politique intérieure et ses ambitions internationales. Aussi la faiblesse de l’Europe vis-à-vis de la Russie ne doit-elle pas être exagérée. Quoiqu’il en soit, le franchissement de ce nouveau seuil dans le conflit russo-occidental serait particulièrement significatif, avec bien des développements possibles. La dynamique du conflit accélèrerait les recompositions en cours.
L’impact sur la vision occidentale
Ce conflit géopolitique entre en résonance avec la Guerre froide et il ne peut que retentir sur la vision occidentale des choses. On songe au thème de la « maison commune » et des complémentarités naturelles entre la Russie et l’Europe, à la géoéconomie comme discours et représentation globale, à la rhétorique du « monde multipolaire » marquée par la confusion entre l’émergence économique et le phénomène de puissance. L’ensemble de ces thématiques est subsumé par une philosophie de l’Histoire du pauvre : la vague anticipation d’un développement historique animé par la démonie de la technique et de l’économie. Cette « image du monde » a pour noyau dur le modèle économiciste-utilitariste : les conflits entre les États découleraient d’une conception erronée de leurs intérêts respectifs, rien de fondamental ou d’existentiel n’étant en jeu. Le « dialogue » permettrait de lever les mésinterprétations et de procéder à des ajustements réciproques. In fine, les conflits seraient solubles dans un simple marchandage. Ce raisonnement sous-tend l’affirmation répétée selon laquelle Poutine serait « pragmatique ». De même que le chef de la Russie n’avait pas « intérêt » à reconnaître l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, expliquait-on, ni à se saisir de la Crimée, son « pragmatisme » devrait le dissuader de pousser les feux dans l’Est et le Sud de l’Ukraine.
Le modèle économiciste-utilitariste est une forme de négation du politique, c’est-à-dire de la politique comprise dans son essence (voir le magnus opus de Julien Freund). En effet, la politique n’est pas de l’économie concentrée mais constitue une activité spécifique animée par une logique propre. Le conflit et l’hostilité comme données de base, la dialectique ami-ennemi, le recours à la violence armée et la menace d’une montée aux extrêmes permettent d’identifier comme tels les phénomènes politiques. Ceux-ci ont pour arrière-plan métaphysique ce que le sociologique parétien Jules Monnerot nomme les « lois du tragique ». Dès lors, un retour à l’essence du politique s’impose. Les conflits géopolitiques ne peuvent être pensés en termes marchands et la raison utilitaire des supposés « réalistes » ne doit pas occulter la possibilité d’une situation de détresse. Dans des situations de ce type, il revient aux instances en charge du politique de décider souverainement et de faire prévaloir le bien commun sur les multiples intérêts contradictoires qui faussent la perception d’ensemble et la hiérarchie des enjeux.
En conclusion
En conclusion, les tenants et aboutissants de la crise ukrainienne dépassent le sort de cet État et l’axiomatique de l’intérêt fausse les perceptions occidentales de la « grande stratégie » russe. La situation met en lumière le projet politique de Poutine, et les représentations géopolitiques russes ; le discours prononcé à la Douma, le 18 mars 2014, lors du rattachement de la Crimée à la Russie, doit être disséqué, compris et médité.
Sur un plan plus large, l’entreprise de démolition de la souveraineté ukrainienne menace les fondements juridiques et moraux du système européen. En rupture avec le modèle économiciste-utilitariste, il nous faut rappeler que politique et morale ne peuvent être radicalement disjoints. L’ordre politique européen-occidental est porteur d’une éthique et s’il se limitait à un simple objectif d’auto-conservation, ce signe d’un profond déclin serait aussi de mauvais augure.