28 août 2018 • Entretien •
Dans son discours prononcé devant les ambassadeurs, ce lundi 27 août, Emmanuel Macron a pu déclarer que « L’Europe ne peut plus remettre sa sécurité aux seuls États-Unis. C’est à nous aujourd’hui de prendre nos responsabilités et de garantir la sécurité et donc la souveraineté européenne », « nous devons tirer toutes les conséquences de la fin de la guerre froide », ce qui nécessiterait une « réflexion exhaustive sur ces sujets avec tous les partenaires de l’Europe et donc avec la Russie ». Comment mesurer une telle déclaration, n’est-elle pas paradoxale, voire exagérée au regard de la réalité ?
Le discours présidentiel mêle vérités de bon sens, raccourcis trop rapides et éléments performatifs, non sans emphase parfois. De fait, les États européens, dont le plus grand nombre est simultanément membre de l’Union européenne (UE) et de l’OTAN, ne peuvent pas remettre leur sécurité aux seuls États-Unis. Au vrai, est-ce le cas ? La situation est variable d’un pays à l’autre. La France ou le Royaume-Uni n’ont pas abdiqué tout rôle militaire. D’autres pays, à l’instar de la Grèce ou de la Pologne, fournissent un important effort militaire. Au fil de la Guerre Froide, au sens historique de l’expression, les alliés européens des États-Unis assuraient leur part du fardeau. Le véritable problème date des trois décennies qui ont suivi la chute du Mur de Berlin. Tous les pays européens sans exception, y compris les plus allants sur le plan militaire, ont fortement baissé leurs budgets militaires. C’est la racine du problème stratégique européen : il faut réarmer. Et les décisions se prennent au niveau des nations, au sein de chaque État membre.
Les alliés européens des États-Unis doivent effectivement prendre leurs responsabilités, et donc produire un plus grand effort militaire. En revanche, il est contre-performant de mêler le débat sur le nécessaire relèvement des dépenses et celui sur la finalité de l’UE, tout en ajoutant une interrogation sur l’avenir de l’OTAN. En l’état des choses, la sécurité de l’Europe est assurée dans le cadre de l’OTAN, une alliance conforme à l’histoire de longue durée de l’Europe. Cette alliance permet aussi de contrebalancer le poids de l’Eurasie. Aujourd’hui incarnée par la Russie (le « troisième continent » des doctrinaires du panslavisme et des idéologues de l’eurasisme), l’Eurasie semble destinée à graviter autour de la République populaire de Chine (voir les « nouvelles routes de la soie »). La longue période de paix dont l’Europe occidentale a bénéficié au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, l’extension des frontières de la liberté en Europe centrale et orientale (après la césure de 1989-1991), reposent sur l’engagement américain sur le Vieux Continent. Il serait faux de croire que ces bienfaits sont définitivement acquis.
Le discours de Donald Trump suscite à raison un certain nombre de doutes mais il ne faut pas oublier que, du temps de la Guerre Froide, le débat politique et stratégique sur la stratégie de l’OTAN ainsi que les interrogations quant à la fiabilité de la dissuasion élargie assurée par les États-Unis étaient incessants. Sous Richard Nixon, le retrait américain du Vietnam, le discours de Guam relatif aux modalités de l’engagement des États-Unis en Asie, les références d’Henry Kissinger à la Realpolitik de Metternich et à la « pentagonale », avaient suscité bien des inquiétudes, sans parler du « coup d’État monétaire » du 15 août 1971. Qu’on relise à ce propos les analyses de Raymond Aron dans La République impériale. Aujourd’hui, le principal problème de l’OTAN ne réside pas dans un quelconque retrait américain : les États-Unis tiennent leur rôle dans la défense des frontières de l’Europe. Le problème réside dans l’insuffisance des efforts européens, ce qui est la source de déséquilibres bien plus importants qu’autrefois. S’il est bon et utile que les alliés européens se coordonnent pour gagner en efficacité, il serait fallacieux de vouloir remplacer l’OTAN par l’UE. Du reste, ce n’est pas ce qu’Emmanuel Macron dit, mais parler de « souveraineté européenne », alors même que l’UE n’est pas un acteur géopolitique, introduit une certaine confusion. Idem lorsqu’il parle de la Russie comme un « partenaire » : la politique révisionniste et revancharde de la Russie en Europe constitue l’une des menaces qu’il faut contrer ; la Russie est un adversaire qu’il faut tenir en respect (tout en maintenant un cadre de négociation).
Emmanuel Macron a pu également traiter des dossiers syrien et libyen. Concernant ces dossiers, quel est le véritable poids européen ? Comment analyser ces situations dans la perspective d’une Europe qui « prend ses responsabilités » ?
On en revient au fait fondamental que l’UE ne constitue pas un acteur géopolitique, qu’il n’existe pas de grand dessein, de volonté politique partagée visant à fédérer les États qui la composent. Le prétendu gouvernement supranational (« Bruxelles »), sempiternellement dénoncé par les différentes forces nationalistes, est fictif. De facto, l’UE constitue une confédération. Il faudrait certainement réfléchir à la manière d’acter la chose et de la signifier, afin que le débat européen gagne en clarté et lisibilité. Un certain nombre de politiques communes doivent être renforcées, notamment celles concernant la sécurité des frontières de l’UE et l’immigration. Les efforts conduits pour consolider l’Eurozone et apurer les comptes publics sont également nécessaires. Les politiques visant à stabiliser les marches de l’UE, notamment en Méditerranée et dans les Balkans, gagneraient à être plus substantielles. Assurément, il faut « plus d’Europe » en bien des domaines, si tant est que les différents gouvernements s’entendent sur les politiques à conduire : « Europe » n’est pas un mot magique.
En revanche, nous n’en sommes pas à ce que le philosophe Pierre Manent nomme le « moment cicéronien », c’est-à-dire le passage d’une forme politique à une autre : le rassemblement des États nationaux au sein d’une Fédération des États-Unis d’Europe. Les points d’appui et facteurs porteurs font défaut. Dans les années à venir, l’enjeu est de contenir les forces de dislocation, d’apporter des réponses aux risques qui pèsent sur ce vaste et lâche Commonwealth paneuropéen qu’est l’UE. Cela suppose du tact, des transactions et l’élaboration de compromis. Vouloir accoucher d’une Europe à la fois plus ramassée et intégrée hypothèquerait la structure d’ensemble, et donc la stabilité géopolitique du continent européen. Sur ce point, la politique européenne de l’Allemagne, aussi timorée soit-elle, peut sembler plus sage que celle d’Emmanuel Macron. Certes, le président français a le mérite de chercher à mobiliser le plus grand nombre possible de gouvernements, mais il est bien seul. A l’épreuve des faits, le volontarisme se révèle être un verbalisme, avec parfois des effets contraires à l’objectif initial (voir la « loi d’hétérotélie » de Jules Monnerot).
Quant à l’action, diplomatique ou militaire, sur les théâtres situés dans le voisinage de l’Europe, il faut encore et toujours travailler à une nouvelle théorie des ensembles (un partage des tâches entre États, coalitions ad hoc et instances euro-atlantiques). Si l’on repousse à une échéance indéterminée le projet d’« Europe-puissance » (un acteur géopolitique dûment institué), la raison d’être de l’UE est de donner forme à un géosystème qui stabilise la constellation des États européens, assure une étroite coopération interétatique et constitue une sorte d’incubateur de puissance. L’OTAN a pour finalité la sécurité collective et la défense mutuelle de ses membres, et ce à l’échelon transatlantique. Sur ces bases, il appartient aux États les plus allants de former des coalitions de « ad hoc » (dites « de bonnes volontés »), afin d’influencer et de stabiliser leur environnement. En Libye, il faudrait déjà que la France et l’Italie s’accordent et agissent de concert ; elles pourraient ensuite bénéficier de l’appui de l’UE et de ses autres États membres. En Syrie, les puissances occidentales se sont volontairement effacées, ce qui a ouvert la voie à un axe Moscou-Damas-Téhéran. La situation est grosse de menaces, en Méditerranée comme au Moyen-Orient. Sur ce point, Emmanuel Macron n’a pas été très disert. En revanche, il n’est pas question que la France, l’Allemagne et l’UE, en tant que telles, financent la reconstruction en dehors du cadre posé par le « processus de Genève ». C’est heureux (cela reviendrait à financer l’impérialisme russo-iranien en Syrie et dans la région).
Dans quelle mesure une telle indépendance est-elle souhaitable ? En indiquant « les alliances ont aujourd’hui encore toute leur pertinence […], les équilibres, parfois les automatismes, sur lesquels elles s’étaient bâties sont à revisiter ». Quelle serait l’alternative d’une alliance moins proche entre Europe et États-Unis ? Quelle alliance suppose un tel choix ?
Parler de l’indépendance d’un acteur géopolitique qui n’existe pas, même en puissance (au sens aristotélicien de l’expression), relève du « wishful thinking ». Il faudrait plutôt s’interroger sur la possibilité d’une fédération européenne, sur son coefficient de probabilité. SI un tel projet se révélait réalisable, l’indépendance de cet ensemble s’imposerait d’elle-même, sans déclaration formelle. Rappelons à ce propos que Valéry Giscard d’Estaing, maître d’œuvre si l’on peut dire du projet de traité constitutionnel, avait envisagé une telle déclaration (sur le modèle de la Déclaration d’indépendance des États-Unis, proclamée en 1776). Avant même l’échec de ce traité, en 2005, les gouvernements des États membres s’y étaient opposés. Au risque de se répéter, les points d’appui et facteurs porteurs d’un tel projet se dérobent. Pour autant que l’on puisse se projeter dans l’avenir, le projet semble irréalisable : les oppositions et contradictions sont trop fortes.
Dans l’immédiat, l’important est d’éviter que l’UE, telle qu’elle existe, ne se disloque. Ajoutons que l’unification partielle de l’Europe, réalisée après la Deuxième Guerre mondiale, s’est faite sous l’égide des États-Unis. Ces derniers ont à la fois tenu le rôle de puissance protectrice et celui de « balancier au large » ; ceci a permis d’établir un équilibre de déséquilibres entre les principaux pays ouest-européens, tout en assurant la sécurité des petits États. Remettons les choses en perspective : au sortir du Moyen Âge, l’affaiblissement des pouvoirs à vocation universelle (la Papauté et le Saint-Empire) et l’affirmation des États territoriaux (les monarchies nationales et grandes principautés) puis la Réformation protestante ont disloqué la Chrétienté. Dès lors, les rivalités entre les différentes unités politiques composant l’Europe sont allées croissant, les unes visant l’hégémonie, les autres luttant pour leur simple survie. Ces rivalités hyperboliques ont conduit aux deux guerres mondiales (une « nouvelle guerre de Trente Ans » selon Arnold Toynbee). L’« hégémonie bienveillante » des États-Unis, indispensable contrepoids à la menace soviétique, a mis tout le monde d’accord. C’est dans ce contexte que la « construction européenne » a pu être amorcée.
A bien des égards, la destinée d’une « Europe une et libre » ne peut être pensée indépendamment de l’engagement des États-Unis, devenus en 1945 une sorte de « puissance européenne ». S’est alors constitué un « Grand Espace » euro-atlantique et occidental (voir le « Grossraum » de Carl Schmitt). Curieusement, ce niveau d’analyse est souvent négligé, du moins en France, et constitue une sorte d’impensé. Lorsqu’il est pris en compte, c’est pour s’interroger quant à un éventuel retrait américain ou pour procéder à une critique de la politique étrangère des États-Unis. Néanmoins, la paix et l’unité de l’Europe reposent sur la perpétuation de l’Alliance atlantique. L’autre terme de l’alternative ? Probablement pas un acteur géopolitique européen pleinement constitué, qui conclurait de nouvelles alliances. Si l’OTAN devait un jour se défaire, à la suite d’un hypothétique retrait américain, il est à craindre que l’UE se déferait également. L’internationale des nationalistes, vantée par ses chantres (l’« Europe des nations »), éclaterait sous l’effet du nationalisme et du chacun pour soi. Nous reviendrions à l’époque des jeux d’alliances et de contre-alliances entre États européens, au risque de nouvelles guerres interétatiques. Les conflits balkaniques des années 1990 donnent idée de ce qui pourrait advenir.
Pour conclure, dans un monde d’États-civilisations et de puissances continentales, l’Europe désunie et découplée de l’Amérique du Nord sortirait de la grande Histoire. A moins que cette Europe-espace conserve une importance stratégique suffisante pour déclencher une nouvelle guerre de grande envergure.