Mali · Les relations franco-américaines à l’épreuve de l’opération Serval

Antonin Tisseron, chercheur associé à l’Institut Thomas More

Mars 2013 • Analyse •


Texte de l’intervention d’Antonin Tisseron lors du séminaire « France, États-Unis : Regards croisés sur le nouveau monde arabe », organisé par l’IFRI, en partenariat avec la New York University of Paris, le 15 mars 2013 à Paris.


À la suite de la chute du régime libyen de Kadhafi, le septentrion malien s’est embrasé avec la reprise de la rébellion par le Mouvement National de libération de l’Azawad (MNLA) en janvier 2012, dont le chef d’état-major est d’ailleurs alors un revenu de Libye, puis son éviction des principales villes du Nord-Mali par des groupes jihadistes. La menace représentée par les groupes jihadistes pour le sud du Mali et la difficile mobilisation des pays de la Cédéao ont entraîné, le 11 janvier 2013, le déclenchement de l’opération Serval avec l’envoi de militaires français, rapidement rejoints par des contingents africains.

Cette intervention française, qui rompt avec la posture mise en avant par la France dans le domaine de la lutte contre le terrorisme au Sahel, a semblé amorcer une remise en cause des relations franco-américaines dans la région. Cependant, cette réticence de Washington à appuyer l’engagement militaire de la France sur le dossier malien ne doit pas être sur-interprétée. Les intérêts et perceptions sont complémentaires dans le domaine de la lutte contre le terrorisme. Bien au contraire, insister sur les divergences peut affecter une coopération nécessaire pour répondre aux enjeux et défis qui se posent et se poseront au Mali et dans la sous-région dans les mois à venir.

Washington et Serval : un appui progressif

Le 11 janvier, soit quelques heures après le déclenchement de l’opération Serval, la Maison Blanche affirmait qu’elle partageait les objectifs de la France au Mali. « Nous avons pris note du fait que le gouvernement malien avait demandé de l’aide, et nous partageons l’objectif français d’empêcher des terroristes de bénéficier d’un sanctuaire dans la région », déclarait Tommy Vietor, porte-parole du Conseil de sécurité national.

Ceci étant, l’appui est timide voire « minimal ». Certes, dès les premiers jours de l’opération française, Washington fournit des moyens de reconnaissance, satellites et drones, puis des avions de transport C-17. Mais plus d’une semaine après le déclenchement des opérations, la demande française concernant les capacités américaines de ravitaillement en vol est encore à l’étude à Washington. Quant aux C-17, il est même question de facturer les heures de vol (20 millions de dollars – finalement non demandés).

Bien loin d’être immédiat, l’engagement américain ne devient franc que deux semaines après le déclenchement des opérations militaires. Fin janvier, la gratuité des moyens de transport et l’ajout des moyens de ravitaillement en vol sont annoncés, suivis le 11 février par une aide militaire d’urgence de 50 millions de dollars destinée aux troupes françaises et tchadiennes. Onze jours plus tard enfin, dans une lettre adressée aux parlementaires américains, le Président Barack Obama annonce l’arrivée au Niger de 40 personnels américains pour « provide support for intelligence collection and […] facilitate intelligence sharing with French forces conducting operations in Mali, and with other partners in the region » (1).

Grilles de lectures d’une perception américaine

Débats au sein de l’administration américaine, crainte d’être aspiré dans un nouveau conflit sur un théâtre secondaire, volonté de rester cohérent avec un discours politique voire même d’adresser un message à Paris, plusieurs grilles de lecture peuvent être avancées pour expliquer cet attentisme de Washington.

D’un point de vue politique et diplomatique, il y a d’abord la préférence pour une solution politique affichée par la diplomatie américaine durant l’année 2012. Les États-Unis ont en effet freiné une éventuelle intervention militaire internationale au Mali, prônant tout comme Alger une solution politique. En décembre 2012, l’ambassadrice américaine à l’ONU Susan Rice déclarait même devant l’organisation à propos des plans militaires français : « It ‘s crap ».

La demande d’assistance de la France en janvier est ensuite d’autant moins favorablement perçue qu’elle intervient moins de deux semaines après la médiatisation du retrait des troupes combattantes d’Afghanistan, et qu’elle fait écho aux attentes américaines déçues de voir les Européens investir davantage pour leur sécurité et moins reposer sur l’allié américain.

D’un point de vue militaire, les États-Unis craignent un bourbier malien (en créant un abcès jihadiste international) et de voir, tout comme en Irak et en Afghanistan, une augmentation des problèmes plus que des solutions avec l’engagement massif de forces occidentales. Or en cas d’enlisement – craint dans les premiers jours de l’opération Serval avant les offensives sur les villes de la Boucle du Niger –, Paris pourrait appeler des forces américaines car se retrouvant dans une situation devenue ingérable. Suivant cette perspective, l’engagement a minima est un message adressé par Washington à Paris sur les limites de ce que la France peut attendre de son allié.

Mais surtout, la situation au Mali renvoie les dirigeants américains à l’échec de leur politique dans le pays. Malgré plusieurs millions de dollars dans le cadre du Trans-Sahara Counter Terrorism Partnership (TSCTP) (2) et une aide bilatérale importante (3), le Mali a sombré en quelques mois. Un article du New York Times publié le 13 janvier 2013 est assez révélateur de l’ambiance qui règne alors dans certains cercles du Pentagone (4). Comme le rappellent les trois journalistes à l’origine du papier : d’une part, les unités de l’armée entraînées par les États-Unis se sont avérées être à la base de la défaite militaire du pays, les chefs de ces unités étant des Touareg qui ont rapidement fait défection en faveur de l’insurrection ; d’autre part, le capitaine Sanogo, qui a pris le pouvoir en mars 2012 avec la fuite d’Amadou Toumani Touré, a bénéficié de programmes de formation américains.

France et États-Unis : des intérêts et visions proches

Sur le fond cependant, l’intervention française au Mali – à condition bien entendu qu’elle se déroule pour le mieux et ne s’enlise pas – fait les affaires de Washington. Elle est l’occasion de rappeler aux alliés des États-Unis qu’ils doivent assumer leur part du fardeau de la sécurité mondiale et ne pas construire leur politique étrangère en comptant indéfiniment sur des moyens américains. Pour Phillip Carter, ancien officier proche de l’administration Obama et expert au Center for a New American Security, c’est d’ailleurs l’intérêt de la politique « d’amour vache » de la Maison Blanche envers la France dans les jours suivant le déclenchement l’opération Serval.

Plus important, les intérêts de Paris et de Washington et même leur vision de l’avenir de la région sont complémentaires.

Premièrement, pour les États-Unis le Sahara est un théâtre somme toute secondaire par rapport au Moyen-Orient et à l’Asie. L’engagement français est, ce faisant, une opportunité de réduire la menace terroriste dans la région et d’initier des changements dans un Mali considéré comme le « maillon faible » de la lutte anti-terroriste. Certes, celle-ci est relative pour Washington (encore que l’attaque du consulat à Benghazi et la prise d’otages d’In Amenas ont pu influer sur les perceptions des dirigeants américains). Mais depuis 2002 et la mise en place de la Pan Sahel Initiative (programme visant à former à la lutte contre les groupes armés au moins une compagnie dans quatre pays : Mauritanie, Mali, Niger et Tchad), empêcher l’établissement d’une zone pouvant servir de refuge à des terroristes de la région ou internationaux était un objectif de Washington dans la région. Autrement dit, en détruisant la base d’AQMI dans la vallée d’Amettetaï et en empêchant le groupe et ses alliés de prendre le contrôle de tout le Mali, la France contribue à la sécurité des États-Unis.

Deuxièmement, la France et les États-Unis n’ont pas une conception éloignée de l’avenir du Mali. Certes, le rapport à la force diffère (dans une sorte d’inversion par rapport aux débats sur une intervention militaire en Irak en 2003). Le 29 janvier par exemple, Victoria Nuland, porte-parole du département d’État, déclarait que les problèmes du Mali devaient « trouver une solution qui ne soit pas purement sécuritaire ». Mais sur le fond, Paris et Washington ont des positions proches : comme l’a rappelé à plusieurs reprises le porte-parole de l’ambassade de France à Bamako, et notamment le 6 décembre dernier, « la France reste convaincue du besoin de combiner approches politique, sécuritaire et humanitaire afin de parvenir à un règlement durable de la crise que traverse le Mali » (5). Serval n’est qu’un aspect d’une réponse plus globale. Paris, comme Washington, estime qu’une réponse politique est nécessaire et que la force n’est pas une solution, tout au plus une partie de la solution.

Une nécessité d’agir de conserve

Si mettre en exergue les différences peut répondre à des considérations tactiques, Paris et Washington ont donc tout à gagner à agir de conserve sur un dossier malien complexe d’autant que, sans relais des autorités maliennes, des Africains et de la communauté internationale, les opérations militaires françaises ne seront guère plus qu’une action de courte durée sans effet stratégique réel.

Une véritable stratégie de sortie de crise impose en effet de peser sur des acteurs maliens qui sont les premiers responsables et les premiers affectés par la situation de leur pays. Or l’ampleur de la tâche impose une coordination des efforts et des politiques face à des défis complexes : amener le MNLA à déposer les armes et intégrer le jeu politique ; appuyer l’émergence d’acteurs maliens responsables (c’est-à-dire souhaitant réduire la corruption, réformer l’État et les mœurs) ; favoriser de réelles dynamiques de réconciliation ; reconstruire l’armée malienne sur de nouvelles bases ; désarmer les groupes ; initier des programmes de développement répondant aux aspirations de la population ; lutter contre les discours radicaux…

À cet égard, et je terminerai là-dessus car il s’agit d’un point central de la position américaine concernant le Mali, il peut être dangereux de voir des élections comme une solution, de trop en attendre. Il s’agit d’un préalable dans un système international plaçant au centre de son échelle de valeur l’échelle nationale et la « démocratie », éventuellement d’un moyen de renforcer un « pouvoir politique » devant les militaires. De même, des élections sont un prérequis nécessaire à tout engagement américain dans le renforcement des capacités de l’armée malienne. Mais elles posent nombre de questions : la majorité des Maliens souhaitent-t-ils des élections ? Quelles sont les attentes à satisfaire rapidement, ne serait-ce pour que l’intervention en cours ne perde pas sa légitimité ? L’État est-il assez fort et impartial pour garantir une élection incontestable ? Les parties en présence vont-elles jouer le jeu électoral en se présentant et en acceptant le résultat ?

Bref, les élections vont-elles créer de la stabilité ou, au contraire, nourrir l’instabilité ? L’ensemble des acteurs engagés au Mali doit s’interroger sur ce que l’on peut attendre d’un processus électoral, tout comme la France et les États-Unis doivent impérativement interroger les limites de leurs politiques dans le pays ces dernières années afin de le sortir de la spirale dans laquelle il s’est enfermé.

Notes •

(1) https://www.whitehouse.gov/the-press-office/2013/02/22/letter-president-concerning-niger.

(2) Sur le TSCTP, voir : Antonin Tisseron, « Quels enseignements de la stratégie américaine au Sahel ? », (Fondation Gabriel Péri, 11 décembre 2012, https://www.gabrielperi.fr/IMG/pdf/tisseron-sahel.pdf) et « L’échec de la stratégie américaine » (Le Magazine de l’Afrique, mars-avril 2013, pp. 24-25).

(3) Pour l’aide au développement dans un cadre bilatéral, les États-Unis ont engagé ces dernières années au Mali des crédits considérables. En 2010, il a ainsi reçu 123 millions de dollars, pour 19 millions pour le Niger et moins de 10 millions pour la Mauritanie (Henri Plagnol et François Loncle, La situation sécuritaire dans les pays de la zone sahélienne, Rapport d’information n°4431 de l’Assemblée nationale française, 6 mars 2012). D’ailleurs, la difficile mobilisation de la Cédéao sonne comme un aveu d’échec pour la France aussi, qui avait entrepris dans la seconde moitié des années 1990 de développer les capacités africaines pour africaniser la gestion des conflits sur ce continent.

(4) Adam Nossiter, Eric Schmitt et Mark Mazzetti, « French Strikes in Mali Supplant Caution of U.S. », New York Times, 13 janvier 2013, https://www.nytimes.com/2013/01/14/world/africa/french-jets-strike-deep-inside-islamist-held-mali.html?hp&_r=1&.

(5) Déclaration du porte-parole de l’ambassade de France à Bamako, 6 décembre 2012.